CHAP 4 9-10
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Je reprends douloureusement conscience, vautré dans mon canapé. Ma bouteille a glissé de ma main, le whisky s’est répandu au sol. Une odeur d’alcool puissante flotte dans l’air par-dessus la clope froide et l’air vicié. Un flot de gerbe séchée macule ma barbe, j’ai la gorge brûlante et acide, je n’arrive plus à produire de salive, pourtant je tremble déjà de manque. J’humecte mes doigts dans la flaque et les portent à ma bouche. C’est dégueulasse, j’ai un hoquet de répulsion, mais ça va moins pire. Je ne sais pas jusqu’où je peux aller dans la déchéance, maintenant c’est une exploration journalière. J’ai dévalisé le Géant du coin, tout du moins le rayon sky pour tenir mon siège, de la pire des piquettes au meilleur des gourmets. Ça ressemble de plus en plus à un suicide ou une descente inéluctable vers la folie. Ma tête bourdonne en permanence, je suis faible à l’extrême, j’arrive à peine à me redresser. J’attends, j’en viens même à espérer qu’on vienne me déloger, qu’on m’achève. BFM s’est lassée pour d’autres saloperies plus attractives, à base de scandales politiques, de fin du monde et de faits divers toujours plus glauques. Les avancées de l’enquête sont trop lentes pour faire un bon feuilleton. « Soir 3 Région » le confirme. Mauvaise nouvelle : pas de fausses pistes, pas de rebondissements. C’est laborieux, mais je connais les bleus. On a beau les prendre pour des cons, ils ne laissent rien au hasard. Ne reste que le piège dans lequel je me suis enfermé tout seul. La pénurie de coke aggrave ma dépression. Je ne dors plus, je ne mange plus, je me contente de tomber dans les vapes. Le bouquin de la donzelle repose religieusement sur mon bureau, sous mon ordi, alors que j’ai évacué tout le reste sur le plancher. Je ne l’approche plus depuis, contournant même mon bureau lors de mes déplacements de plus en plus rares. J’entends des voix, elles reviennent sans cesse me susurrer à l’oreille une litanie incompréhensible. J’ai l’impression qu’il me parle, il veut que je recommence... Pourquoi j’ai ouvert ce bouquin, bordel ! Je rêve de la clairière, je la vois depuis les nuages au milieu d’autres âmes damnées, nous défilons sur le dolmen et la fille récite ses prières à la lune avant de nous sacrifier. La pierre et la terre boivent le sang, elle les nourrit encore et encore, les cadavres forment un cercle mortuaire autour d’elle. J’avance vers l’autel sans pouvoir m’arrêter et m’y couche, me réveille en sueur, sur le souvenir de son regard fou, quand elle élève son poignard au-dessus de son crâne. Comme cette nuit-là. Un bon gros délirium tremens, peut-être. Ou peut-être pas.
Jusqu’où je sombre ?
Bientôt je serai trop faible pour me lever. Bientôt je serai contraint de faire sur moi en attendant la fin. Elle tarde la fin. Maintenant ça se joue entre la cuite de trop ou l’œdème qui s’est réveillé, en témoigne le sang qui me coule du pif à intervalles réguliers, ou la migraine implacable qui me harcèle par pics furieux. Si j’avais une once de courage j’en finirais plus vite, parce que là, c’est long. L’idée fait son chemin, doucement. Que tout s’arrête.
Je saisis difficilement une nouvelle bouteille. Je les ai rassemblées sur et autour de ma table basse, pour bouger le moins possible, jongle difficilement avec le bouchon. Je l’ouvre d’un effort laborieux, doté d’une farouche volonté d’autodestruction. Je bois frénétiquement, ignorant les brûlures dans mon œsophage, manquant de m’étouffer quand l’alcool reflue en même temps que je l’ingère. Je ravale le tout. L’effet est immédiat, je pose vite la bouteille avant d’être assommé par une baffe monumentale. Je suis gagné par la léthargie, laisse tourner le décor jusqu’à ce qu’il soit assez stable, me roule une clope.
Tout ça pour ça. Une fin minable à l’image d’une vie minable. C’est déjà un miracle d’être arrivé jusqu’ici. La vie m’a offert de multiples secondes chances que je n’ai jamais saisies. Peut-être que j’ai le syndrome du survivant, que j’estime mériter cette déchéance. Quel gâchis, bordel… C’est vrai que je suis un immonde salopard. Tous ces malheurs, deux hommes et un chien mort… C’est ma faute, même si je n’ai tué personne. Qu’est-ce qu’il y aura après, quand bien même je m’en sortirais ? Ça chemine, lentement mais sûrement. Puis vient la révélation. Mettre cette merde derrière moi, pour le temps qu’il me reste. Employer ce sursis à faire quelque chose de beau. Je peux changer, me mettre au service d’une cause noble. Construire des écoles en Afrique, faire du bénévolat aux « Restos du Cœur », dépolluer les plages, sauver les bébés phoques ! Peut-être qu’il n’est pas trop tard et que je suis encore en vie pour une raison ! Peut-être que je peux réparer mes torts et pourquoi pas, devenir un homme meilleur ?
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Allez ! C’est vrai qu’elle n’est pas ragoûtante, cette conserve de flageolets périmés, mais ça sera la chose la plus saine que j’ai mangée ces derniers temps, la seule en vérité. Rien que l’odeur me fait chavirer l’estomac, je me rince le gosier d’une lampée de sky – l’eau serait prématurée. La cuillère pèse une tonne dans ma main, je la happe d’un coup, mon organisme se remet douloureusement en branle. Voilà. Ça va aller. Pas après pas. Je ne suis pas porté sur la psychanalyse ou l’introspection, mais je sais qu’à chaque mal son origine. Je n’ai pas cherché le mien longtemps : tout est parti en couille après ma séparation. Si je dois opérer un changement en profondeur, je dois tirer un trait définitif sur Val et Raoul. De vieilles peines se réveillent alors que j’allume mon PC. Ça fait mal, mais je dois le faire. Je peux changer, apporter une pierre précieuse à ce grand édifice qu’est la vie. Si je suis encore vivant, c’est qu’il y a une raison.
Facebook : la chambre de bébé est terminée, saturée de couleurs pastelles et de meubles excentriques. Sûr que la chose à naître va être aussi équilibrée que sa mère. Non… Elle sera formidable et Raoul sera parfait en papa poule. Pensée positive, on va commencer par là. Ça a l’air de l’inspirer sa grossesse, elle a produit tout un tas de nouvelles peintures, tant mieux. Oui, vraiment, tout le bonheur du monde pour toi. J’hésite à lui envoyer un message. Non, ce serait trop impersonnel, je dois les voir en face à face. Chez eux ? J’y suis resté planqué des heures déjà, avec ma gourde et mes pensées malsaines. Non, ils penseraient que je les traque. Ça y est, je trouve ! C’est un signe du destin, la rédemption est toujours possible. Son vernissage à Saint Brieuc, une exposition éphémère à quelques pas d’ici, dans trois jours. L’occasion idéale de s’expliquer calmement et de prendre enfin un nouveau départ.
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