CHAP 4 11

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À nouvel homme, nouveau look. Je me suis fendu d’une coupe et de nouvelles fringues : raie proprette, dégradé sur les côtés, costume gris cintré sur chemise blanche, ne reste plus qu’à faire sauter la barbe. Mon cinq lames élimé révèle mes joues creuses et ma mâchoire saillante, provoque de petites coupures quand je tremble trop. Ma peau est abîmée par l’âge, le tabac et l’alcool, mes yeux se perdent dans mes orbites creuses et j’ai le teint maladif. Peu importe : j’ai l’apparence de la respectabilité, si on y regarde pas de trop près. Il reste du temps à tuer, je n’ai pas le choix, je choisis mon meilleur cru et écluse jusqu’à heure H.

Je suis bien rond quand je me décide à y aller. Je fais mollement attention à d’éventuels poursuivants mais je m’en fous, je ne vais rien faire de répréhensible. Juste tenter de récupérer quelques miettes d’humanité. Pas à pas, je n’ai qu’à y croire pour que ça marche. Je suis accueilli par la nuit briochine, fraîche et vive, qui dévide son indéfectible crachin. Ça me permet de dessoûler un peu. Je croise quelques véhicules qui roulent au ralenti, des groupes de potes entament tranquillement la première cuite du weekend, je me sens plus seul que jamais. Une sorte de trac me saisit mais je continue, j’arrive dans les rues piétonnes et j’y suis vite. Des bruits de conversations chaleureuses à l’intérieur, la porte est ouverte, comme une invitation. J’hésite mais non, ma bonne résolution va se concrétiser, pas plus tard que tout de suite. Ça y est j’entre, rongé par l’anxiété. Il y a trop de monde, j’étouffe, j’ai besoin d’un verre. Heureusement un buffet est dressé, proche de l’entrée. Personne ne m’a vu, je m’engouffre un petit four et me sers un Clan Campbell – ils auraient pu faire un effort - que je ne sirote pas. Je suis obligé de m’en servir un second pour m’autoriser à découvrir les lieux, baignés d’une ambiance tamisée. Il y a une trentaine de convives, une réussite pour eux, j’imagine. La pièce en L est tapissée des toiles de l’artiste. Je dois admettre que même si l’abstrait n’a jamais été ma tasse de thé, la peinture de Val m’a toujours parlée. Et elle s’est encore améliorée. Je suis saisi d’une vive émotion en regardant ses tableaux, c’est une étape de sa vie que je ne connaîtrai jamais, ça me ramène à une autre existence. Parce que je l’ai soutenue, financièrement, moralement et qu’un autre tire les fruits de mon labeur. Non. Pas de nostalgie, sans rancune, la vie est devant, pas derrière.

Je finis par la chercher et l’aperçois, resplendissante au milieu de la foule souriante et hypocrite agglutinée autour d’elle. Sa grossesse la magnifie, ses formes pleines pallient cette minceur qui la rendait quasi-maladive. Une robe ample, bariolée de figures multicolores et à demi-fendue sur ses longues jambes, ne masque pas sa plus grande fierté : un ventre arrondi qui s’épanouit au-dessus de ses hanches. J’ai un électrochoc. J’ai peur qu’elle me voit dans cet état pitoyable. Whisky et petits fours, pour me donner du courage. Je l’aime toujours, du fond des tripes. Je voudrais tout recommencer. Avoir lâché le taf avant que ça ne dégénère. Être plus attentionné envers elle, à l’écoute. Je serais à la place de Raoul, aujourd’hui. C’est vrai que je devrais endurer ce balai hypocrite, les faux semblants, le paraître. Mais pour elle, j’en serais capable.

Raoul, je finis par le trouver, souriant à pleines dents, s’effaçant sur des demi-courbettes en serrant des mains. En léchant des culs, surtout. Relent de vieille haine teintée de jalousie. Non, ces sentiments négatifs n’ont plus cours ici. Repartir sur des bases saines. Il fait ce qu’il faut pour une femme magnifique que nous aimons tous les deux. Il lui donne tout ce dont j’étais incapable, pour ça il mérite ma bénédiction.

Il a forci Raoul, comme le font certains hommes lorsque leur femme tombe enceinte. Il porte une chemise à jabot qui le couvrirait de honte dans les sphères bobos parisiennes, mais ici, chacun l’a adopté pour son originalité. Son manteau long en queue-de-pie, ses cheveux épais coupés au bol, son pantalon bouffant qui se serre au-dessus de ses babouches. Un véritable appel à la maltraitance. Le genre de type qui se faisait caillasser dans la cour d’école. Pas de sarcasme, Deloupe. Surtout vu ton état. Le bac à sable est loin et il est temps de faire montre d’humilité. Il est serviable. Il est empathique. C’est un gentil garçon. Il rend ta femme heureuse.

J’attends que la foule se disperse autour d’eux et qu’ils soient réunis. Elle l’accueille tout sourire en l’embrassant d’un baiser passionné, je suis terrassé d’un pic au cœur, je n’ai rien à foutre ici. Pourtant je dois le faire. J’ai vu ça dans plein de séries américaines, des anciens alcoolos qui parlent avec leur entourage, ça fait partie de leur thérapie. Ce que j’éprouve est normal, ça ira mieux après. Je me lance en état second, des gens s’écartent sur mon passage en me dévisageant. Je les ignore. Elle m’aperçoit en premier et se fige, la bouche arrondie, la respiration bloquée. Puis Raoul, dont le sourire retombe dans son sursaut. C’est normal après tout ce temps, ils ne savent pas à quoi s’en tenir. Ça y est, je parviens à leur hauteur, m’arrête à distance respectable. J’ai une grosse boule dans la gorge, ma voix s’étrangle d’émotion :

— Salut Val… Salut Raoul.

Celle de mon ex est fluette, elle aperçoit un fantôme :

— Guy…

Raoul est le plus commercial de nous trois. Il se racle la gorge, il a un peu d’assurance même s’il est incapable de garder son sourire de circonstance :

— Guy ! Ça faisait longtemps. Tu as l’air en forme.

Je me contiens, je fais comme s’il le pensait vraiment, lui rétorquant une hypocrisie du même acabit :

— Vous êtes resplendissants, tous les deux.

Valérie reste la bouche en cul-de-poule, les yeux écarquillés, peut-être qu’elle m’aime toujours ou que ça lui revient d’un coup. J’ai du mal à me détacher de ma rouquine, tentant de la deviner derrière ses yeux noisette stupéfaits. Raoul veille au grain, il réussit un sourire crispé :

— Alors, quel bon vent t’amène ?

Ça me ramène aux raisons de ma présence, j’ai répété la scène dans ma tête toute la journée, je me lance, penaud :

— Je suis tombé par hasard sur l’annonce du vernissage. C’était pas très loin alors je me suis dit… Enfin que c’était l’occasion de…

Vas-y mon pote ! Tu ne peux plus reculer ! Ils sont suspendus à mes lèvres, je prends une grosse inspiration, puis d’un ton posé, ça finit par sortir :

— Je voulais vous dire, à tous les deux… Je vous pardonne.

Val s’humecte les lèvres, elle va enfin parler, le sourire de Raoul s’éteint, comme un mauvais présage :

— C’est sympa d’être passé Guy, mais tu devrais partir.

Les yeux de Valérie s’animent d’une lueur vengeresse, elle est presque atone, mais prend une dangereuse consistance agressive :

— Tu nous pardonnes, après tout ce que tu m’as fait subir ? Tu nous pardonnes ?

— Guy, s’il te plaît : pars.

Bordel ! Tous ces efforts consentis et elle me sort ça ? Je tente de rester calme :

— C’est toi qui es partie, Val.

— Guy…

L’autre carpette commence à me gaver, ça va partir, aussi sûr que deux et deux font quatre :

— Mets la en veilleuse, Raoul. Je parle avec mon ex, là.

— Elle est avec moi maintenant, Guy.

— Elle le serait pas si t’avais fermé ta gueule, sale traître !

La voix de Val est ferme, mais j’ai titillé Raoul dans son éthique :

— Laisse tomber Raoul. Guy, je veux que tu partes.

— Attends, ma chérie. Que les choses soient claires.

— Raoul, s’il te plaît.

— Nan ! Vas-y Raoul. J’attends tes excuses foireuses.

Il n’en fallait pas plus pour que ce connard se justifie. C’est bien quand on a un truc à se reprocher, qu’on se justifie.

— Mes excuses ? J’étais censé faire quoi ? C’est vrai que je l’aimais, déjà. Mais c’était mon amie, depuis toujours. Et toi, tu m’avoues que tu la trompes à tire-larigot ! Tout ce qu’on veut pour la femme qu’on aime, c’est la voir heureuse, non ? Alors oui, je lui ai tout dit… Pas pour te la voler, car elle n’appartient à personne. Mais pour qu’elle soit heureuse, tout simplement.

— Gnagnagnagnagna ! T’es qu’une couille molle, blaireau ! Et laisse-moi te dire un truc : s’il est pas moche, c’est que c’est pas le tien, Raoul ! Crois en un expert qu’a passé sa vie à traquer des garces dans son genre !

— Je t’interdis de l’insulter !

Monsieur s’offusque maintenant !

— Sinon quoi ? Vas-y, porte tes couilles, bonhomme ! À moins qu’elles soient déjà vidées par l’effort d’enfanter ?

Ça monte dans les tours, la foule se masse autour de nous pour assister au spectacle et on leur en donne pour leur argent. Valérie m’alpague, à l’ancienne :

— Ça suffit ! Maintenant tu dégages, espèce de beauf libidineux !

— Je t’emmerde ! Catin adultère !

— Alcoolo impuissant !

— Salope frigide ! Si t’avais daigné écarter les cuisses, je t’en aurais fait une tripotée de chiards ! J’aurais été un père magnifique…

J’étrangle un sanglot sur cette vision idyllique, je dois le réfréner et elle en profite :

— Parce que tu as cru que j’allais passer après toutes les pétasses que tu te tapais avec Dom ?!

— Un peu de respect ! Tu ne sais pas…

J’ai failli fourcher, bordel ! Heureusement qu’elle me coupe, emportée dans son élan :

— Regarde-toi, minable ! Sale merde ! Tu pervertis tout ! Connard ! Tu es glauque ! Tu gâches tout ! Même ce moment, la consécration de mon art… Tu reviens après deux ans et tu détruis tout en cinq minutes…

Elle aussi commence à pleurer, certainement ses hormones qui la travaillent. À une époque, ce genre d’engueulade aurait dégénérée en baise débridée, mais là, les chances sont minces. Elle hurle haut perché, on dirait un chanteur de black métal :

— Je te hais ! Je te conchie ! Dégage maintenant ! Enculé !

C’est bon ! Si cette pétasse pense que je vais me rendre sans combattre, c’est qu’elle m’a confondu avec son bisounours :

— C’est ça Val ! Je me casse ! Tout ce que je te souhaite, c’est une fausse couche ou un mort-né ! Sale traînée !

La voix de Raoul, outrée, s’élève quelque part sur ma gauche, dans l’action je l’avais presque oublié :

— Salaud !

Il s’élance, poing en avant, tel Superman qui prend son envol, sauf que ça se passe au ralenti et qu’il ne décolle pas. Mais je suis faible, même si remonté. J’ai un recul pâteux, il me touche au nez et je titube de quelques pas en arrière. Il enchaîne par une baffe partie de trop loin. J’esquive d’un bond maladroit, préparant ma réplique implacable, mais retombe sur un connard du public, perd l’équilibre et me vautre sur le buffet, qui cède à grand fracas de verre et de bouffe. Il y a un gros blanc, un silence de mort. Ils m’observent tous en retenant leurs moqueries : je me suis fait rétamer par Raoul, c’est une humiliation totale, quelque chose d’inenvisageable. La rage monte, froide, alors que je me redresse, mon costume neuf maculé. La chose dans mon ventre se réveille. En accord avec moi-même, je vais tuer cette grosse merde, ça sera un bon finish. Mais même la bête est trop faiblarde pour ce qui m’attend, deux poignes fermes qui me saisissent aux épaules. Celles de Fabrice et JB, deux armoires à glace potes de Val, des terriens contre lesquels je n’ai aucune chance, même au meilleur de ma forme. Cette garce en profite de sa voix de crécelle larmoyante :

— Virez-moi cette merde ! Vite !

Je me débats en pure perte, protestant comme je le peux :

— Foutez-moi la paix bande d’enfoirés ! Je suis détective bordel ! Je connais des flics et des anciens milis ! Je vais tous vous crever ! Bâtards !

Bientôt je suis dehors, ils m’expulsent et je m’écroule dans le caniveau trempé. Je me retourne sur eux, ils vont me payer ça. Les deux hommes m’observent avant de se consulter silencieusement. Fabrice a un hochement de tête, ils se dirigent tranquillement sur moi, JB fait craquer ses phalanges :

— Un petit supplément, histoire que t’y reviennes pas.

Je comprends ce qui va se passer, tends vers eux une main implorante :

— Arrêtez, merde ! Je suis traumatisé crânien !

Les coups pleuvent, malgré ma supplique, juste après que j’ai eu le réflexe de me coucher sur le ventre. Dans les côtes, les jambes, la gueule, ça tombe de partout. Je me recroqueville d’abord puis me relâche, à moitié inconscient alors que les coups s’écrasent sourdement. Enfin, ça s’arrête. Reste la douleur et une voix au-dessus de moi :

— Tu nous as toujours fait chier, Guy, avec tes histoires de beauf, tout fier de pourrir la vie des gens. T’es bien à ta place, au fond de ce caniveau, petite merde.

Un double glaviot sur ma trogne et ils font demi-tour. Je ne leur laisserai pas le dernier mot, je bafouille en recrachant des éclats de dents brisées, ma lèvre enflée déforme mes propos :

— F’en prengre à un hangifapé… Enfoirés !

Mais ils sont déjà rentrés. Je suis seul, trempé et souillé sous le crachin. Des éclats de rire me parviennent des rues adjacentes, des cris ivres et joyeux. La fête bat son plein, en contre-point à mon malheur. Je hurle une dernière insulte que personne n’entend :

— Falope !!

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