CHAP 4 12

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J’ai peut-être pris plus cher que prévu, j’ai du mal à redresser la barre, titube d’un équilibre précaire, lâche un glaviot de sang mélangé à un flot de salive. J’ai une crampe au bide, qui annoncent la suite. Quelques centaines de mètres jusqu’à chez moi que je n’ai pas le temps de franchir. Je dégueule d’un coup, répandant viande et pain fumant sur le pavé. Ça gicle sur le trottoir, je ne parviens pas à reprendre mon souffle, je n’en finis plus de dégueuler. Le whisky est relâché par litrons, jusqu’au flot de bile. Je pousse un râle, ça continue. Je gerbe du néant, une vie de merde et de nuisible. Je chiale de suffocation, me retiens sur un muret, plié en deux. Un pic faiblard dans les lombaires, mon détecteur à emmerdes est presque en panne, une présence furtive derrière moi, une voix rauque, usée et vaguement concernée :

— Ça va bonhomme ? C’est pas ton soir on dirait.

Je ne réponds pas, j’en serais incapable de toute façon. Je me contente de me retourner. Aucune moquerie dans son attitude, il m’observe à travers le crachin, un air las indélébile marque son visage buriné, indifférent à la pluie qui fait friser ses cheveux poivre et sel. Je le prends d’abord pour l’une de ses épaves qui traînent leurs guêtres d’un bar à l’autre à la recherche d’une compagnie éphémère. Je me corrige vite : même si je devine un embonpoint sous son cuir usé, sa posture est solidement ancrée et son immobilité traduit une puissance latente. Ce type n’est pas là par hasard. Et il n’est pas là pour me réconforter. Au contraire, il profite d’un instant de faiblesse manifeste.

— J’ai… eu mon compte, là...

Il a un pauvre sourire :

— J’ai vu ça, Deloupe. C’est dommage, j’avais prévu un tabassage préventif.

Je hausse les épaules.

— On pourrait pas régler ça autour d’un verre, plutôt ? J’ai tout rendu, j’ai soif…

Il me renvoie un sourire jauni par le tabac :

— Je dis jamais non à une bonne pinte. « Piano Bleu » ? Je sais que tu préfères le « Memes Tra », mais c’est un peu étroit et notre conversation ne regarde que nous.

Une manière de dire qu’il m’a profilé comme il fallait. Bizarrement, je m’en fous, je suis même soulagé. Enfin ils y viennent, ces enfoirés.

— Ça me va…

Je le suis, on traverse la place Duchai, bondée par les étudiants qui descendent leurs pintes en un joyeux brouhaha. Sur la place du Martray, familles de touristes et locaux se déchaînent sur un concert de rock furieux, protégés des intempéries par les vieilles halles. Je suis pris d’une sale fatigue, j’ai le sentiment troublant de ne plus appartenir à ce monde, d’avoir largué les amarres trop longtemps. La rue Fradel, que j’entame vaguement déprimé et le « Piano Bleu », un mélange hétéroclite de soifards et d’originaux de tous âges dont le volume des conversations explosent à mesure qu’elles sont débridées par l’alcool. Il me désigne une table à côté de la cheminée :

— Tu prends quoi ?

— Un Laphroaig.

— T’as des goûts de luxe, toi…

— J’ai dans l’idée que t’as les moyens.

Il ne relève pas et se fraye un chemin jusqu’au comptoir. Aucune agressivité dans sa démarche, pourtant les clients s’écartent instinctivement pour le laisser passer. Il revient avec les boissons, s’installe et soulève sa pinte de blonde :

— Yec’hed mat.

Si je commence par m’écraser, il ne me prendra pas au sérieux :

— T’es qui et tu veux quoi ?

Il ignore mes questions, c’est lui le chef, c’est lui qui ouvre le bal :

— Alors ? Ça t’a fait quoi qu’on parle de toi dans les journaux, Deloupe ? T’es aux portes de la célébrité, tu sais ? Manquerait plus qu’un témoin anonyme ait retenu ta plaque, pour que tu passes sur toutes les chaînes d’infos.

Monsieur me fait comprendre qu’il a de l’influence. Il me tient par les couilles, mais s’il est là à me faire chanter, c’est qu’il compte obtenir autre chose que des informations. J’entrevois une sorte d’entretien d’embauche, dont le recalage équivaut à finir six pieds sous terre. Je tends mon verre avant d’avaler du tourbé :

— « Pour vivre heureux vivons cachés ». Qu’est-ce que tu veux, Vic ? C’est comme ça que je vais t’appeler, vu que tu me diras pas qui t’es.

Il se départit d’un petit sourire puis répond, toujours sans répondre :

— J’ai capté la référence à The Shield. T’as bon goût, Deloupe. Je crois que je t’aime bien.

— C’est rare ça…

— Oui… Ton ex a l’air de t’en vouloir… On se demande bien pourquoi…

La tournure badine de la conversation vire vite à la menace voilée :

— J’en ai rien à foutre de cette pétasse.

— On verra ça… Des nouvelles de Briac ? Ton pote s’est volatilisé… Il a plus de bon sens que toi on dirait.

On arrive à un point crucial de mon narratif : faire disparaître mon lien avec Briac. Ça prendra du temps. Je prends un timbre que j’espère livide :

— Je suis pas taillé pour la cavale, Vic. Et Briac, c’est pas mon pote. Briac, c’est un fou furieux. Crois-moi que j’espère ne plus jamais croiser la route de ce psychopathe.

— Taleg, c’est lui ?

— Ouais. Il a pété un câble. Il l’a même pas interrogé. C’était… pour le plaisir. C’était…

Je laisse planer son imagination en replongeant dans cet épisode sanglant. Le naturel. Toujours s’inspirer du naturel. Et celui-ci est plus que douloureux : il est inenvisageable pour le commun des mortels. Il me remet sur les rails de la conversation :

— Et t’as rien fait ?

Je déglutis en écarquillant des yeux terrifiés :

— Qu’est-ce que tu voulais que je fasse ? Ce type, c’est une machine de guerre et il peut pas me blairer. Je me suis fait tout petit en attendant que l’orage passe.

De nouveau ce petit sourire blasé. Il laisse courir tout en me signifiant qu’il n’est pas dupe :

— Tu sais que tu nous as presque enfumés avec ton petit numéro de cloche alcoolisée ? Mais je ne sous-estime jamais ma cible.

— Je fais jamais cette erreur non plus.

— Je m’en doute, Deloupe. Je m’en doute. Mais ça m’embête si tu me considères comme une cible. Franchement.

Son regard se fait plus sombre par-dessus son verre, je le soutiens et laisse venir. On passe enfin aux choses sérieuses :

— J’ai rien contre toi, tu sais. On est ni alliés, ni ennemis. Mais t’es ce qu’on pourrait appeler un témoin gênant… Ou tu ne sais rien de notre opération et tu en sais trop, ou tu sais des trucs et j’ai pas l’assurance que tu la boucles. La seule chose que je sais, c’est qu’un macchabée ne parle pas.

J’ai presque envie de le renvoyer chier, que toute cette merde prenne fin. Mais les cafards ont la peau dure et l’instinct de survie. Je dois en savoir suffisamment et pas assez, tout est question de dosage. Les morts ne parlent pas, mais on peut leur faire dire des choses. Je déballe sans qu’il ne me pose de question :

— Dom m’a affranchi sur la beuh. Une variété surpuissante qui devait nous assurer le grand bain. J’étais pour, je le suis toujours. Je veux en croquer. C’est tout ce que je sais.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé chez Lefloch ?

Je ne sais pas ce dont il est réellement au courant. Peut-être qu’il ne sait rien, peut-être qu’il recoupe juste des faits, peut-être qu’il veut savoir si je le baratine. Ce dont moi je suis sûr, c’est que seul Briac et moi connaissons l’implication de la marâtre. La vioque est mon atout majeur.

— On a retrouvé Grand Jean grâce à sa caisse. On l’a filoché jusqu’à chez Lefloch. La suite est passée aux infos.

Il gratte son mauvais rasage, jauge et évalue, pèse le pour et le contre :

— Je m’en fous des infos, Deloupe. Explique-moi la fixette de Dom pour la gamine ?

Probable que Jer bosse pour lui, je dois être prudent. Je déforme la vérité en demi-mensonge, je dois passer pour un gars raisonnable en misant sur ce que Jer ne sait pas. Après tout, Dom voulait qu’on la boucle sur les conneries surnaturelles. J’espère qu’il s’y est tenu :

— Toutes ces merdes ésotériques, dans son bureau, ça l’a fait flipper. Il voulait lui mettre le grappin dessus pour « conjurer le mauvais sort ». Perso, je crois pas une seconde à ces conneries. Mais c’était lui le chef… Il voulait la descendre… Briac était contre – il ne touche pas aux femmes ni aux gamins. Et les jeunes se sont pas laissés faire. La fille a lâché son clébard sur Dom et Taleg s’est rebiffé. Ça a salement dégénéré. Briac a buté Taleg, le chien a buté Dom, Jer a butté le chien et voulu buter la fille. Briac l’en a empêché. La fille s’est enfuie, et…

Je perds le fil, tétanisé. M’évoquer ce cauchemar sera à jamais une épreuve. Vic sait l’essentiel, il recoupe le témoignage de Jer. Jer bosse pour lui. Il lui manque certains détails pratiques :

— À croire que Dom avait pas tort, vu comment il a terminé. Qu’est-ce que vous avez fait de sa caisse ?

— J’en... j’en sais rien. Briac était hors de contrôle… Il.. Il s’est mis à courser Jer pour lui faire la peau… Je sais pas s’il l’a eu mais… sûr qu’après Jer, c’était mon tour. J’ai pas attendu qu’il revienne, je me suis fait la malle.

Il a un hochement de tête entendu. S’il connaît Briac, ma version est crédible. Il ne m’interroge pas sur les « merdes ésotériques dans le bureau », il a donc fait le ménage à Armor Blast. Je pousse un peu pour obtenir des réponses et cacher celles que je connais déjà :

— C’est quoi le rapport avec Léon ? Dom m’a rien dit là-dessus… C’est lui qui fait pousser la beuh ?

Il prend le temps après m’avoir jaugé de nouveau :

— Qu’est-ce que tu crois savoir sur nous, Deloupe ?

Trouver l’équilibre, en savoir trop et pas assez. Je prends le risque :

— Je crois que vous êtes flics. On vous renifle à des kilomètres. Que t’es sûrement un ancien collègue à Dom. Et que la paye de fonctionnaire ramasse pas assez… Celle de privé non plus, si tu veux savoir. Je pouvais aller voir les pandores et négocier : après tout, j’ai tué personne. Mais je l’ai pas fait et je risque plus que de la taule. Mets-moi à l’épreuve, Vic. Laisse-moi ma chance.

Il se cale au fond de son siège en affichant un sourire fatigué, boit une gorgée de sa bière. C’est sa manière de foutre la pression : prendre tout son temps.

— Tu payes pas de mine, Deloupe. T’es une véritable épave et pourtant… T’as retrouvé la mioche en un temps record et t’as cramé mes hommes en deux temps trois mouvements. Dom t’avait affranchi et j’ai confiance en son jugement…

J’ai obtenu mon sursis, le reste c’est bonus. Il fait une pause pour siroter sa pinte avant de reprendre. C’est son tour de me livrer sa version des faits :

— On a choppé Léon avec un pochon de beuh. C’est un ancien client alors on l’a embarqué. Ça nous arrive de tester la marchandise, histoire de se détendre et de rester au fait de ce qu’on trouve sur le marché.

Il s’affale encore sur sa chaise et se met à fixer le plafond :

— Et cette merde… On l’a analysée. Nom de Dieu… C’est du 30 Euros le G, facile. De quoi se tricoter un bon bas de laine. On a travaillé un peu le vieux pour qu’il balance son fournisseur, il a fermé sa gueule. On a vite compris qu’on obtiendrait rien par la manière forte. Têtu le vieux. Un vrai breton. Alors on l’a relâché et Dom t’a mis sur le coup. La manière douce… Tu parles… Mais business is business. Dom connaissait les risques.

Il continue de distribuer les cartes et de réfléchir à voix haute :

— Léon se couvre, ou couvre sa nièce. Je crois que Dom le pensait aussi. Si ça avait été quelqu’un d’autre, il aurait balancé. Briac nous a rendus service, en sauvant la gamine. Sans elle on s’éloigne de la beuh. Je crois aussi qu’elle se planque dans sa cambrousse, façon Ivan Colona. Ils sont allés jusqu’à former une équipe dédiée pour le coincer. Et ils ont mis quatre ans…

Il se penche sur moi, le visage fermé :

— Pour elle, l’équipe c’est toi. Je te laisse ta chance Deloupe : tu as une semaine. Le vieux ou la came, je prends aussi.

J’ai le museau qui frétille à son souvenir, c’est viscéral. Lefloch, je la veux. Pourquoi, je ne sais pas encore. Lui non plus, mais c’est comme s’il me donnait la caution dont j’avais besoin. Monique Barre/Alien me mènera à Claire Lefloch, je le sais du fond des tripes. Et ça prendra moins d’une semaine. En attendant je continue de l’enfumer :

— C’est trop court, laisse-moi quinze jours.

Il se tasse imperceptiblement et s’en tient à son registre :

— Dix jours, Deloupe. Lefloch, la beuh ou Léon, rapporte-moi quelque chose parce que sinon, tu ne sers à rien. S’il te prend l’idée de te débiner, t’auras tous les flics de France au cul. Et tu seras ravi d’apprendre que Jer est toujours en vie. C’est lui qui prendra ta place si tu échoues, juste après qu’il soit passé saluer ton ex. Tu sais qu’il y prendra du plaisir… Surtout après que tu l’ais empêché de dessouder Claire Lefloch. Un détail dont tu t’es bien gardé de me parler, l’Entourloupe.

Que tu crois… Je dois être fidèle à ma réputation, tout en ayant l’air faible. Ne pas être une menace sérieuse est un impératif. Je me justifie à force de moraline pour enfoncer le clou :

— Elle a dix-sept ans, Vic. C’est qu’une gamine. Même moi, je cautionne pas ça.

— Si elle t’a pris un doigt, elle te prendra le bras. Va falloir t’endurcir, Deloupe. La compassion se marie mal avec notre mode de vie. Et j’en aurai aucune. Ni pour elle, ni pour toi, ni pour ton ex.

Je fais mine basse pour le conforter. Sa menace de me balancer est un bluff : il a trop à perdre si je me mets à jacter. J’en déduis également que les pandores sont encore loin de mes miches, pour qu’il prenne le risque de me débaucher. Quant au coup de pression sur mon ex… Risqué mais elle va faire l’appât pour débusquer Jer. Vic me sous-estime bel et bien et je vais bel et bien disparaitre jusqu’au moment opportun. Stratégie payante, au bout du compte. Il griffonne un numéro sur une feuille froissée qu’il me tend :

— Je lève le dispo sur toi, j’ai une enquête à saboter pour couvrir tes miches. J’ai même empêché mon équipe de saccager ton appart pendant notre causerie. Vois ça comme un gage de ma confiance.

Vraiment, il me prend pour un con. Tant mieux. Il achève sa pinte en se levant :

— Ne me déçoit pas, Deloupe.

Ai-je jamais déçu quelqu’un ?

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