CHAP 5 2
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J’ai trié les adresses fournies par les hypothèques, ai sélectionné les plus paumées et je la retrouve vite. Je le sens au plus profond : même si elle meurt, la bête me guide encore. Notre histoire s’écrit sur un tas de cadavres, l’épisode se rejoue une énième fois, jusqu’au regard bleu de Louve, remplit d’une rage vengeresse. C’était elle, débarrassée du vernis de l’innocence et du savoir. Cette fille est un monstre, un danger aussi mortel que la foudre qui a ravagé sa cabane. Je repense aux mises en garde de Dom. Mais il est mort, moi pas tout à fait. Présentement, je préfèrerais être à sa place. Les voix arrivent, comme portées par le vent dans la nuit tombante. Elles se mêlent à mon mal de crâne pour le couvrir d’un dialecte inintelligible. J’essaye de faire passer en buvant, ça descend en me martyrisant les tripes, mais ça fait du bien. Je n’ai pas le choix, je dois faire vite avant de m’écrouler, j’avance à travers les taillis alors que ma vue se brouille. Les visions ne tarderont pas. Même si c’est elle qui les provoque, je n’ai plus rien à perdre. Et paradoxalement, tout mon être la réclame.
Tout s’arrête quand je l’aperçois. Elle est là, à poil, penchée sur un parterre de fleurs qui borde une longère, le cul en l’air, la tête dans une grosse fleure mauve. Le contraste avec le monstre sanguinaire est saisissant. Je ravale un fou rire, quand j’aperçois le cataplasme qui couvre son omoplate. C’est ma faute ou grâce à moi, question de son interprétation. Malgré la blessure, ses mouvements sont fluides et gracieux. Je la contemple qui se redresse pour plonger son visage dans une nouvelle fleur, après en avoir parcouru la tige en arrachant quelques pousses au passage. Méticuleusement, elle ôte un pétale. Elle ne m’a pas vu, me donne la réplique sans le savoir, absorbée par sa tâche :
— Il te prenait trop d’énergie. Sans lui, tu seras magnifique.
Le soleil s’éteint dans un ciel immaculé, derrière. Je dois couper court avant de trouver le tableau parfait :
— Tu parles aux tulipes à poil dans ton jardin ? T’es complètement tarée, Lefloch… en plus d’être moche.
J’ai raison, impossible qu’elle soit aussi belle. Je dois tout faire pour m’en convaincre, sinon je suis foutu. Elle se retourne, ses cheveux noirs ondulent sur son regard bleu. Ses gestes ne traduisent aucune gêne. Je l’ai surprise, pourtant elle garde l’air de rien.
— Je suppose qu’à votre façon, vous louez mon physique et mon intelligence, Monsieur Deloupe.
Décidément le concept d’humilité est complètement étranger à cette greluche. Que je sois seul devrait la mettre en confiance.
— Tu veux pas t’habiller et qu’on discute, à l’intérieur ?
Quelque chose change dans son regard, un éclat sombre, une colère contenue. Encore une séquelle de cette sale journée.
— Pourquoi le voudrais-je, Monsieur Deloupe ?
— Vouloir quoi, Lefloch ? Reste à poil si tu veux, mais fais-moi rentrer.
— Comment m’avez-vous retrouvée ?
Je tente un enfumage surnaturel – plus c’est gros plus ça passe - soulève mon Eastpack tel le Saint Grâle, à l’intérieur duquel ses grimoires. Elle comprend instantanément, soudainement fébrile :
— Est-ce que ?
— Ouais… Tes torches culs… Récupérés au milieu des flammes, au péril de ma vie. Et ces saloperies réclament leur propriétaire, à base de visions et de voix d’outre-tombe.
Bingo. L’émotion dépasse la logique de mon explication foireuse. Ses soucoupes s’écarquillent, elle passe un coup de langue sur ses lèvres pincées, ses épaules s’affaissent de soulagement, sa voix tremble d’émotion :
— Par la Déesse… Je les croyais perdus. Merci, Monsieur Deloupe. Du fond du cœur.
Malgré sa gratitude, elle n’a pas bougé d’un pouce
- C’est bon ? Je peux rentrer ?
Elle passe du sac à mézigue. Nous sommes séparés de quelques mètres. Je ne suis pas entré et elle n’a pas récupéré ses grimoires. Balle au centre.
— Bien entendu, vous allez vous livrer à un odieux chantage ?
— Je vais devenir taré… Si mon crâne explose pas avant. J’ai recommencé à saigner du pif. Je suis malade, Lefloch. Tes traitements n’ont pas suffi. Je te demande humblement de m’aider… De patient à guérisseuse. S’il te plaît ?
Mon état de loque avancée ne semble pas l’émouvoir :
— Ça n’est pas mon problème. Ça ne l’était plus dès lors que vous êtes entré chez moi par la force. Et ce qui s’en est suivi…
Elle tressaille, la colère brûle au fond de ses pupilles. Personne n’en est sorti indemne. Je baisse un regard fautif, même si moi aussi, j’en paye les pots cassés.
— J’ai pas assez d’excuses pour ça. Juste des regrets. Mais on devrait s’entraider, si on veut sauver nos miches. Tu crois pas ?
Rien n’a changé quand j’ose l’affronter de nouveau. Un passage en force n’amènerait rien de bon, je doute même d’en avoir la capacité. Mieux vaut jouer le contre-pied. Je lève les mains en signe d’apaisement, avance doucement, dépose le sac entre nous et recule à distance raisonnable.
— Fais comme tu veux, Lefloch. Venir jusqu’ici te rendre tes bouquins, c’est terminer sur une bonne note, même si ça ne rachète pas le reste. Peut-être que ma destinée est de mourir ici. Alors je vais rester là, quitte à finir en engrais pour tes bégonias.
— Monsieur Deloupe…
Elle a une petite moue compatissante en se rapprochant prudemment du sac. Ça prend. J’en rajoute une couche, j’entends presque des violons larmoyants s’envoler derrière moi :
— Je souffre le martyre, mais je suis trop lâche pour en finir seul. Tu peux me laisser agoniser, ou m’euthanasier si tu es clémente. Ou te rappeler de ta nature, du sens profond de ton existence, celui que cette tragédie t’a peut-être fait perdre de vue : soigner.
Ça n’est pas mon meilleur registre, mais ça marche, je le sens à son attitude. Elle n’est peut-être pas la meurtrière implacable que je craignais. Elle se penche puis ouvre le sac.
— Je…
Ses bonnes dispositions quittent son visage, bien plus vite qu’elles n’étaient apparues. Elle brandit le volume « botanique ». Je ne sais pas comment elle a fait, mais elle a reniflé le loup.
— Vous avez osé…
Je me sens soudain très con. Impossible de nier : les preuves sont sur les interlignes. Tentative foireuse d’arrondir les angles :
— C’est pas aussi simple, Lefloch ! C’est pas moi, je jure ! Enfin, pas vraiment…
Elle me fusille du regard, je me sens battre en retraite.
— C’est la preuve que vos motivations ne sont pas désintéressées. Vous en récoltez les fruits, Monsieur Deloupe.
— Claire…
Geindre son prénom n’y fait rien. Elle parcourt les pages du bouquin pour découvrir l’ampleur du désastre.
— Vous avez profané ce que j’avais de plus cher au monde ! Vous n’avez pas un mauvais fond, mais vous êtes indigne de confiance !
Dans le doute je tente l’air du chien battu :
— Mais non, voyons ! Je voulais faire pousser des patates sur le balcon, alors je me suis dit que…
— N’aggravez pas votre cas ! Je suis magnanime, je considère que nous sommes quitte ! Adieu, Monsieur Deloupe !
— T’es dure, là, Lef…
Mais la porte se referme sur ma trogne et je suis trop accaparé par son cul pour l’en empêcher.
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