CHAP 5 4

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Je suis tiré du sommeil par un doux fumet de café. Mon ventre gargouille, c’est la faim, que je n’ai plus ressentie depuis belle lurette. J’ai la tête lourde, le corps perclus de courbatures, ma fin de soirée est un blackout total, mais la mauvaise nouvelle pour le monde, c’est que je suis vivant. Me voici donc en train d’émerger dans un canapé-lit, pas vraiment reposé, pas vraiment d’attaque, en meilleur forme malgré tout.

Mes yeux sont lourds mais la vision de la fille, à poil sous son t-shirt, m’empêche de me rendormir. Il glisse de haut en bas alors qu’elle virevolte dans la cuisine à l’américaine, juste assez pour révéler la base de son cul et constater qu’elle ne porte rien en dessous. C’est une torture délicieuse, qui provoque un vague espoir sous mes draps. Ceux qui vivent d’espoir meurent de faim :

— Bordel, Lefloch. Tu vas foutre des poils de culs partout ! C’est dégueulasse !

Elle s’interrompt dans la préparation du petit déj pour me retourner son regard écarquillé :

— Si la vue ne vous plaît pas, Monsieur Deloupe, je ne vous retiens pas.

— Tu dirais quoi, si je me baladais la bite à l’air ? Bordel !

La vision d’horreur ne semble pas l’émouvoir, elle retourne à sa tambouille :

— Que ç’est ainsi que la nature vous a conçu. J’ajouterai que j’ai consenti à me vêtir pour ne pas réveiller vos ardeurs.

Je comprends bien qu’elle n’en ait pas envie, pas qu’elle fasse les choses à moitié. Mon code d’enquêteur m’impose la probité. C’est la première fois de ma carrière que ça s’imprime dans ma caboche. Elle n’a rien pour elle, elle est moche et conne, mépriser ma cible est un impératif :

— Te la raconte pas, Miss Monde. T’es hideuse, et c’est un euphémisme. Je suis en chien, mais pas désespéré à ce point.

Elle me rétorque l’air de rien :

— Je suppose que vos remarques désobligeantes vont devenir mon quotidien ?

J’étais à deux doigts de dormir à la niche, et maintenant elle me prépare mon café à moitié à poil en parlant d’adoption. Je suis mitigé.

— Quotidien… comme… jour après jour ?

— Vous êtes effectivement malade. Et vous n’êtes pas sans savoir qu’à cause de vous et de vos comparses malveillants, mes déplacements sont limités. Je n’ai d’autre choix que de vous recueillir ici.

Ça se tient, même si ça pue l’embrouille. Peu-importe : je suis dans la place, road to the weed, l’enquête avance. D’autant que me faire cajoler par cette bombasse est loin d’être une mauvaise perspective. Je n’objecte pas. Il fait jour mais la lumière est matinale. Je n’ai pas bien dormi depuis des lustres, je suis encore épuisé.

— Je vais monter squatter ta piaule, histoire de terminer ma nuit.

— L’étage m’est réservé, quelques soient les circonstances. Vous allez devoir vous contraindre à mes règles, Monsieur Deloupe. Celle-ci étant la plus importante.

— T’es dure, Lefloch…

Je m’emmitoufle sous ma couette, notant mentalement d’allé fouiner à l’étage. En pure perte, les bruits dans la cuisine me vrillent le crâne, la gueule de bois est plus en forme que moi. Sa voix raisonne, étouffée par le tissu :

— L’espace ici est réduit. Merci de replier le canapé, nous passons à table.

Putain, la relou. La perspective s’assombrit déjà. Je débande pour de bon, me lève de mauvaise grâce, stoppe mon élan, ça tourne trop, la nausée se réveille.

— Pourquoi j’ai mal partout, bordel ? Y’avait du GHB dans ta tisane ? Tu m’as violé ?

Elle me matait en coin, avant même que j’attrape son regard.

— Vous êtes tombé de fatigue. Les courbatures sont dues aux toxines que vos muscles évacuent.

Un peu vaseuse son explication, mais ça n’est pas la première fois que la veille au soir n’est plus qu’un souvenir brumeux. Il me faut une bonne trentaine de secondes pour que le décor se rétablisse, puis elle m’aide à replier le canapé et à pousser la table. Je retombe en position assise, à bout de souffle. Elle dépose une auge devant moi, remplie d’une espèce de purée de grumeaux verdâtres, tout sauf ragoûtante. Je reste consterné devant la chose alors qu’elle achève de dresser le couvert. Elle s’installe à l’angle face à moi puis entame sa propre assiette :

— Mangez. Cela favorisera votre rétablissement.

— Tu veux pas me faire une crêpe au Nutella, plutôt ? Tu serais un amour.

— C’est moi qui décide dorénavant de votre alimentation. Règle numéro deux. Mangez.

— Ok, ok !

Je touille une dernière fois sa mixture avant de m’y risquer. Ça a un goût de terre mélangée à des choux de Bruxelles, c’est dégueulasse. Une présence dans mon dos, je n’ai rien vu venir, mais je reconnais sa voix :

— Salut, ma Clairinette !

Je me retourne sur Léon, qui reste bloqué au milieu de la pièce en m’apercevant, un carton dans les bras. Deux en moins de deux jours. Si je trouve la beuh, c'est jackpot. Reste à savoir ce que j’en ferai. Il est toujours malingre, mais son teint s’est empourpré et ses yeux ont retrouvé une lueur bien vivace. Celle de la colère, présentement.

— Qu’est c’qu’il fout là c’ui là ?

— Bonjour, oncle Léon. Monsieur Deloupe est souffrant, je lui prodigue mes soins.

Je passe de l’un à l’autre, cherchant vainement un air de famille entre les deux. Le format lilliputien, peut-être. Il dépose son fardeau sur le plan de travail, se sert une tasse de café avant de nous rejoindre à table.

— Comment tu peux faire confiance à c’saligaud ?

— Je n’en ai aucune, rassure toi… Mais il peut nous être utile. Par exemple pour les provisions, qu’il ira dorénavant chercher à la ferme. Règle numéro trois.

Elle ordonne et dispose, sans même m’adresser un regard. Je sens monter la rage mais la réfrène, ça me permettra d’enquêter sur la beuh, vraisemblablement planquée chez la vioque, dans la ferme dont elle parle. Ou quelque part par le vieux. Je tente une approche :

— Sûr, Lefloch. Ça évitera que tonton Léon se fasse choper par les condés…

— T’as qu’à nous balancer à tes potes pour ça ! Bertrand, ou qu’que soit ton nom !

Il est trop proche de la vérité, le grigou. Je ne l’aurai pas deux fois, en tout cas pas tout de suite.

— Guy. C’est mon vrai prénom.

— J’en ai rien à ca… Nom d’Dieu, Claire Lefloch ! J’t’ai dit de t’saper quand j’suis là ! Surtout avec c’t’animal qui traîne, là !

Merci pour la diversion. Elle se redresse au milieu d’une bouchée, déglutit difficilement en s’empourprant.

— Va donc te passer un futal, Nom d’Dieu !

— Je… Oui, tonton… Désolée…

La voilà qui déguerpit, toute merdeuse, à ma grande satisfaction.

— Je lui ai fait la remarque déjà, rapport à l’hygiène. Mais cette sale mioche n’écoute rien.

— J’t’ai rien d’mandé à toi !

— Si j’avais voulu balancer, ce serait déjà fait. Tu crois pas ?

— C’est ça Bertrand ! Va pas m’faire croire qu’t’es là pour nos beaux yeux.

Les siens non et ceux de sa nièce font l’objet d’une lutte intérieure féroce. Mais je l’aime bien le vieux, il faut enterrer la hache de guerre. Il a louché sur mon Lagavulin, ça ne m’a pas échappé, sans compter que je n’ai encore rien bu. Je me lève, trouve deux verres, nous en sert double dose sans même lui demander son avis :

— Yec’hed mat, Léon.

Il ne trinque pas, mais n’en bois pas moins une grosse gorgée satisfaite :

— Pour sûr, c’est aut’chose que ta piquette.

À défaut de trouver la came, je peux toujours apprendre des trucs sur la greluche :

— Alors Claire, c’est ta nièce ?

Son regard s’affaisse, empreint de nostalgie :

— Et ouais, mon gars. Y’a plus qu’nous deux.

Silence plombant alors que ses souvenirs déteignent douloureusement sur son visage. Léon a envie de vider son sac, je n’ai qu’à le pousser un peu :

— T’as pas voulu t’en occuper, quand son père est mort ?

Il se redresse, incrédule, comme si c’était la première fois qu’il y réfléchissait :

— Avec ma maladie ? Mon frangin… Son père… Claire lui rappelait trop sa femme. Les mêmes yeux, les mêmes cheveux, la même trogne perchée. Les deux, c’était kif-kif bourricot… C’était trop dur pour lui, alors… Elle s’est débrouillée toute seule, même petiote. Y’avait bien Aliénor. Mais moi… Pfff… C’est plutôt la gamine qui s’est occupée de moi.

Décidemment, ça vire glauque dès qu’on parle famille avec ces deux-là. Il continue, la langue pâteuse d’alcool :

— D’toute façon elle supporte pas grand monde bien longtemps, même la mégère… Elle aurait bien voulu l’emmener avec ses illuminés, mais la gamine préfère êt’seule. Toi, j’te donne pas trois jours, mon gars, avant d’te faire dégager.

Ça renforce ma conviction qu’elle attend quelque chose de moi. Ses allusions à Aliénor me laissent perplexes. Je m’apprête à le relancer quand Claire redescend. Elle nous rejoint en louchant sur nos verres de sky :

— Vous n’êtes pas sérieux, tous les deux.

— T’vexe pas, ma Clairinette, mais ça m’tueras moins vite que tes purées.

J’explose de rire alors qu’elle me rabroue d’un regard, avant de retourner à son auge :

— Montrez-lui votre « Monsieur Patate », Monsieur Deloupe. Si toutefois vous êtes enfin disposé à entendre des explications.

— Sûr. Va bien falloir démêler ce merdier.

Je lui montre le portrait. Son regard embué d’alcool devient encore plus trouble :

— On a fait des affaires dans l’temps, jusqu’à c’que j’arrête les conneries. Mais y’continuait de m’fournir. Je… Enfin, j’avais des problèmes de dos, euh… Claire lui a donné que’ques conseils, avant qu’y fasse pousser son herbe.

Encore une histoire de beuh, à croire que Vic et sa bande n’en sont pas à leur coup d’essai. Lefloch tend une cuillère accusatrice vers son oncle, tout en semblant absorbée par autre chose :

— Ses motivations étaient mercantiles, malgré ce qu’il m’a prétendu. Je soupçonne que tu étais au courant, tonton Léon.

C’est son tour d’avoir l’air péteux. Il botte en touche :

— Ouais… Enfin, j’veux dire… Pas du tout, ma Clairinette ! Enfin… on l’a r’trouvé pendu, un beau jour. Personne a jamais compris pourquoi.

Moi, je commence à comprendre. Je me rappelle du patelin, pas loin dans les Montagnes Noires. La piste « Monsieur Patate » est relancée, je vais mettre Briac sur le coup. Le silence s’installe, chacun est plongé dans son auge, son whisky, ses pensées. Léon vide son verre, puis le fait claquer sur la table.

— Allez, la jeunesse ! J’ai une bonne entrecôte qui m’attend. Kenavo, Clairinette !

— Kenavo, tonton.

— Kenavo, Léon. La prochaine fois tu payes l’apéro !

Il n’oublie pas de me lancer un œil torve avant de vider les lieux. Le silence retombe, entrecoupé des bruits de couverts, bois contre glaise. Un moment bien choisi pour la travailler un peu :

— Dis-moi, Lefloch ?

J’attends qu’elle encourage le dialogue, mais elle m’ignore. J’enchaîne :

— Là tu te planques, mais… à la télé ils disent que tu vivais recluse, même avant... tout ça.

Même si elle répond d’un ton neutre, elle s’affaisse imperceptiblement, preuve que ça doit lui peser :

— Les plantes et les animaux sont une bien meilleure compagnie que les hommes. Les gens m’adulent ou me détestent, mais personne ne me comprend.

J’en suis le premier servi, moi qui ne cesse de passer par ces deux extrêmes. Pour l’heure je reste dans l’expectative, dans une sorte de neutralité précaire. J’ai besoin d’autres réponses :

— Dis-moi… ça doit être douloureux pour toi d’en parler, mais… quand ta chienne a attaqué Dom… j’ai cru remarquer… que ses yeux étaient bleus… comme les tiens. Un beau bleu, par ailleurs...

Elle s’interrompt au milieu d’une bouchée, déglutit difficilement puis me fixe bien droit :

— Vous avez raison : je ne suis pas prête à en parler. Ni à vous pardonner, Monsieur Deloupe.

C’est mon tour d’avaler de travers, avant de courber l’échine au-dessus de ma purée. Mieux vaut faire dévier la conversation :

— Sérieux… Y’a pas un MacDo dans le coin ? Je tuerai pour un Big Mac, là.

Elle répond, lassement :

— Règle numéro deux. Et ces horreurs industrielles sont proscrites sous mon toit.

Son autoritarisme me gave, mais je ronge mon frein. Elle enchaîne, plongée à nouveau dans le fond de son assiette :

— Je… Je veux les portraits de Monsieur Briac et du monstre. Celui qui a tué Louve. Comme rétribution en échange de mes soins et de mon hospitalité.

Ce timbre glacial, ce regard déterminé qu’elle garde baissé… La greluche est sur le pied de guerre, elle va riposter à sa façon. Conneries tout ça ? La crainte revient, et avec elle la sensation d’être à la mercie d’une jolie croquemitaine. J’ai une vague idée de ce qu’elle compte faire de mes dessins. À base de visions apocalyptiques et de migraines carabinées. J’ai peut-être tort de la titiller comme je le fais. Ma contestation est faiblarde, sa réponse sans appel :

— Jer je m’en fous, mais Briac t’a sauvé la vie.

— Il a torturé et tué Jean.

Sûr que factuellement, c’est un beau palmarès. Elle me fixe en attendant une nouvelle protestation qui ne vient pas, soudainement imposante depuis son mètre soixante.

— Bien ! Je vais monter travailler. Vous avez le temps de vous appliquer, d’ici ce soir. Une fois la table débarrassée et la vaisselle faite. Les tâches ménagères vous incombent désormais : règle numéro quatre. Et même si j’ai peu d’espoir, essayez de ne pas tomber ivre mort. Je dis ça dans le cadre de votre traitement.

Je la toise mauvais, elle me renvoie son air neutre avant de monter à l’étage. Les choses sont bien mal engagées. Je dois gagner du temps pour Briac : il peut encore me servir. Je n’ai aucune pitié pour Jer, si elle peut nous aider à nous en débarrasser, je suis preneur. Sa tête en poire recouverte de cheveux gras épars, ses petits yeux noirs sans âme, engoncés dans ses pommettes vérolées, ses lèvres charnues qui lui font une expression de poupon boudeur. Il apparaît dans toute sa laideur, avec cette chose sombre et obscène qui l’habite. Ça donnera à la greluche de quoi s’occuper. Quant aux tâches ménagères… Elle peut bien se les mettre au cul. Je sabote le portrait de Briac en éclusant comme un forcené, le son de la chaîne poussé à fond sur une radio de gros Hip Hop. J’attends mais elle ne descend pas, certainement partit explorer un monde parallèle sous l’influence d’un hallucinogène quelconque. Je m’emmerde sec, il n’y a rien à foutre, la bruine dehors me dissuade d’une balade. Je deviens morose, c’est toujours mieux que dépressif, je finis par m’endormir d’un sommeil de plomb.

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