CHAP 5 12
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Je tente le téléphone, elle ne répond pas. Je me gare en catastrophe, pénètre dans la longère plongée dans l’obscurité. Je m’arrache les poumons à l’appeler, rien, un silence pesant règne sur les lieux. J’ai pour consigne de ne pas aller à l’étage. J’hésite, c’est un cas de force majeur, je n’ai pas le choix. Je monte en catimini, gagné d’une crainte respectueuse. Quand je parviens en haut des marches, je trouve porte close. Je frappe, timidement d’abord, puis trois coups secs et sonores. J’attends en pure perte, rien ne se passe. Je retiens mon souffle en ouvrant la porte, révélant un couloir plongé dans l’obscurité. Un éclat de lumière fauve danse depuis son extrémité. Je finis par m’y engager. Je n’ose pas pousser l’interrupteur, je n’ose pas être là, cerné par ces ténèbres quasiment palpables. L’entrebâillement d’une porte ouverte, la lumière danse contre les murs et un chœur de chuchotements me parvient de la pièce. La terreur me saisit, pourtant je continue. Je ne veux pas entrer dans cette pièce mais mes pas se règlent tout seul. Bientôt, je suis sur son seuil. Au sol, un simple matelas et une couverture font offices de couchage. Au fond, la fille est de dos, recueillie devant un petit autel de fortune qu’elle a dressé, plaqué contre le mur. Elle est nue, assise en tailleur, le front bas, la lueur des bougies glisse sur sa peau luisante, jouant sur elle avec les ombres, qui semblent se mouvoir de leur propre volonté. Sur l’autel, le portrait de Briac. Je jurerais le voir s’animer d’un masque torturé. Je tressaille lorsque les chuchotements se taisent et que les ombres reprennent leur place. Elle redresse la tête. Sa voix retentit d’une colère contenue :
— Vous aviez interdiction stricte d’entrer ici.
— Je suis désolé… J’ai appelé, mais t’as pas répondu. C’est une urgence. Une fille a été attaquée et…
Je me tais, elle se lève d’un mouvement souple :
— En aucune circonstance. C’était pourtant clair.
Elle passe sa cape avant de se retourner. C’est elle sans l’être, son regard énigmatique est habité par cette autre. Je défaille, sentant jusqu’à mes poils de barbe se hérisser. Un instant, les ombres autour d’elle forment des excroissances tentaculaires avant d’être aspirées par la lueur des bougies. Celle de ses yeux se ranime quelque peu :
— Allez m’attendre en bas, Monsieur Deloupe.
Je m’exécute avec soulagement, me calle au fond du canapé pour m’envoyer quelques bonnes lampés, anxieux des représailles, angoissé par ma foirade, exténué d’être un bon à rien. Elle descend quelques instants plus tard, parée au départ. L’autre est partie, c’est juste elle et son air perché. Elle passe de ma bouteille à ma trogne, son ton est presque aussi méprisant que celui de la marâtre :
— Bien évidemment.
C’est déjà trop. Je suis trucidé, fais mine basse, six pieds sous terre :
— Je suis désolé.
— Commencez à agir dans le bon sens, Monsieur Deloupe. Plutôt que de vous excuser. J’y vais.
Je me lève pour l’accompagner, elle coupe mon élan d’un simple regard.
— Vous restez ici. Dans cet état vous n’êtes qu’un poids mort.
— Je viens avec toi, Lefloch ! Ce taré rôde toujours et…
— Et quoi ? Ne bougez pas d’ici.
Sans me laisser le temps de répondre, elle s’engouffre dans la nuit. De toute façon je n’avais rien à dire.
J’appelle Briac, qui ne répond pas : au mieux il passe un sale quart d’heure. S’il est HS, tout est remis en cause. Je tente de rassembler mes pensées, me sers un verre, me l’envoie cul sec. Ça tourne, j’ai le bide qui joue du yo-yo avec mes tripes. Le bateau prend l’eau de toute part. Mal barré avec la fille, mal barré avec Alien, mon infiltration dans le cul de la Bretagne est une catastrophe qui tourne au film d’horreur. Val est sans protection. Si je balance Lefloch et Léon à Vic, nous sommes morts tous les trois. Balancer tout ce beau monde aux pandores, peut-être. Mais pas assez de preuves contre les ripoux, qui me le feraient chèrement payer. Fuck ! Je suis baisé !
La gerbe me titille la glotte. Je reste un long moment à réfléchir, balloté par l’angoisse, incapable de penser clairement ni d’adopter une marche à suivre. Puis je respire à fond, finit par penser à court terme. Je suis grillé ici. La priorité : me barrer avant que ça dégénère. Je n’ai plus qu’à prier un Dieu éventuel qu’en m’éloignant de la sorcière et de ses livres maudits, le reste passera. Je rassemble mes affaires en catastrophe. J’hésite mais je dois le faire, je monte à l’étage récupérer le portrait de Briac, il n’est peut-être pas trop tard. Je suis terrifié des conséquences, je m’attends à toutes sortes de manifestations surnaturelles, sans qu’il ne se passe rien. Je ne sais pas comment ça marche, alors je le fais cramer, en espérant ne pas aggraver son cas. Des bruits dehors, trop tard pour me débiner en douce, je devrai utiliser la force si elle ne m’en laisse pas le choix. Elle entre, le portrait est réduit à un bout de canson noirci. Elle comprend :
— Vous me trahissez, une fois de plus. Et sans surprise.
Elle me toise. Je soutiens, déterminé :
— J’ai pas le choix.
— Vous aviez celui de me faire confiance. Vous aviez celui d’être dans mon camp. C’est ce choix que vous auriez dû faire. Ça n’est pas faute de vous avoir laissé votre chance.
Son calme apparent présage d’un ouragan. Ça n’est plus de la colère que je perçois sous ses traits fermés, c’est de la fureur. Elle avance un peu, toujours trop proche de l’entrée. Je tente d’être ferme, mais je me liquéfie :
— Lai… laisse-moi passer, Lefloch. Ou… ou je te dégage.
Elle ne bouge plus, son regard me crame de la rétine à l’âme. Du mouvement derrière elle. Aliénor, dont la haine déforme son faciès en un rictus victorieux, suivie de deux tondues, armées de gourdins, faces amorphes. Ma dernière heure est arrivée. Ou pas :
— Je n’ai pas perdu espoir de vous ouvrir les yeux. Je vais tenir parole malgré vous, Monsieur Deloupe. Aliénor a fait ses preuves, en matière de thérapie et de sevrage. J’espère vous revoir bientôt, à la place qui est la vôtre : à mon service. Et sobre.
C’est pire que tout… Elle me baise depuis le début. Je bafouille d’effroi :
— Ma… ma place ? À… à ton service ? Thérapie ? Mais… mais que… qu’est-ce que…
Elle reste impassible, seule la lueur qui habite ses yeux se transforme en brasier. Encore elle. La fille qui soignait ses plantes le cul à l’air a disparu. Je suis stupéfait, submergé par ce bourbier dans lequel je suis tombé. Vague frisson dorsal, qui m’avertit d’un danger que ma raison perçoit déjà. Aliénor, de son ton sec :
— Saisissez-le.
Les deux femmes s’avancent vers moi, le regard vide, matraque en main, dans un ralenti cauchemardesque. J’évolue dans une mélasse sordide, attrape un couteau en reculant.
— Plutôt crever !
Elles avancent, imperturbables. La fenêtre est ma seule issue. Elle est étroite, mais maigre comme je suis, je passe. Elles fondent sur moi lorsque je saisis la poignée pour l’ouvrir. Elles sont rapides, le temps reprend brusquement son cours. Ma lame fend l’air pour brasser le vent. La première abat sa matraque sur mon bras, j’ai le muscle endolori mais tiens à l’adrénaline. La seconde me percute, me plaque contre le mur. Encore un coup, je lâche ma lame. L’adrénaline me maintiens, je me débats en hurlant tandis qu’elles me prennent, chacune d’un côté pour m’immobiliser. Je me débats, donne coups de boules et coups de lattes, elles vacillent sans rien lâcher, autant frapper des pantins. Puis Claire est là, me soufflant au visage un nuage de sa poudre noire.
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