CHAP 6 2
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Les effets de l’alcool s’estompent lentement. La gueule de bois arrive, elle monte doucement mais s’annonce carabinée, ça va, j’ai l’habitude. Puis les tremblements et la soif, je tente de les refréner en maintenant mes mains entre elles, tout en humectant ma bouche pâteuse mais ils s’étendent, bientôt tous mes muscles sont pris de contractions irrépressibles. La soif prend le dessus, insidieusement, je bois leur flotte, je n’ai que ça, mais ça n’a aucun effet placebo. Elle me provoque une violente nausée. Je commence à suer tout en grelottant, de chaud, de froid, jusqu’aux bouffées de fièvre qui se joignent à la fête. Encore quelques gorgées, un spasme, je dégueule l’eau tiède. La nausée s’installe. Mon cœur s’emballe, ma respiration est haletante, gênée par les contractions dans mon ventre. Je perds la notion du temps, enraillée par l’agonie progressive. J’ai soif putain ! J’en veux, ce besoin est pire que tout le reste. Je me lève pour faire les cent pas, brûlant de fièvre, imbibé d’une sueur froide. Ça me tord les tripes, ma tête va exploser sous un pique de manque. Je veux ce feu apaisant, je veux la brume qu’il procure, cette sensation perverse d’être ailleurs. Des gémissements franchissent mes lèvres à chacune de mes respirations, qui ressemblent bientôt à des jappements désespérés. Ça devient insurmontable, je dois sortir d’ici, donne de gros coups de poings dans la porte, dans les murs, qui laissent de grosses empreintes sanglantes. Pique de gueule de bois, je m’écroule en prenant ma tête entre mes mains. Je gueule, mais ça raisonne et s’amplifie implacablement. Je reste prostré, le corps tordu, sur le dos, le cachot part à la renverse, je me dégueule dessus. Les ténèbres ondulent, elle revient, elle va en finir pour de bon. Sa petite silhouette est au-dessus de moi, recouverte de son grand ciré noir. Je tente d’accrocher son regard bleu mais il est loin, il me traverse, sa voix est mécanique et désincarnée :
— Ta vie, donne-moi ta vie.
— Sors-moi de là, Lefloch ! Pitié !
Elle ne réagit pas, elle est juste là :
— Ta vie, donne-moi ta vie.
— Lefloch, bordel !
Je me redresse péniblement, je tends ma main vers elle. Le chien pousse de gros aboiements rauques, quelque part dans la nuit.
La pièce se transforme. Je suis chez elle, dans la cuisine, Dom m’observe de son œil mort. Un flot de sang épais coule de sa gorge déchirée, alors qu’il déplie ses bras décharnés. Je suis paralysé, il me saisit, mais non, c’est Grand Jean qui m’étrangle, dont la joue ouverte pend sur son cou massif.
Je reviens dans ma cellule, entre deux bouffées de fièvres, quelque chose grogne dans l’obscurité. Deux yeux bleus brûlent de haine dans le noir, Louve jaillit pour se jeter sur moi, elle creuse mon ventre de ses griffes acérés, frénétiquement. Ma peau se déchire comme un papier mou, elle plonge sa gueule dans mes viscères, je pousse un nouvel hurlement. Elle en sort le pelage maculé de sang, mes tripes chaudes pendent de sa mâchoire, elle les répand en s’ébrouant violemment, j’ai mal.
Putain j’ai mal à tel point que c’est la douleur me fait reprendre conscience. Aliénor est au-dessus de moi, tenant un verre rempli de liquide brun, un rictus malveillant déforme sa face sadique. J’oublie mon corps défaillant, me jette sur elle ou plutôt sur son verre. Des poignes me retiennent, me ramènent à genoux, devant elle. Ça n’est pas une hallucination, elle est vraiment là :
— Supplie-moi, Deloupe. Et tout s’arrête.
Un râle douloureux s’échappe de ma gorge. Je ne peux pas faire ça. J’articule une insulte, le visage de la vieille se ferme.
— Comme tu veux.
Elle fait demi-tour. Non, j’ai trop mal, j’ai trop soif, je réglerai mes comptes plus tard :
— Attends !!! Attends…
Elle se retourne sur un sourire victorieux :
— Je t’écoute.
C’est dur, mais pas autant que la crise de manque.
— S’il te plaît.
— Commence par me vouvoyer, chien.
Je ravale ma rage et ma fierté :
— S’il vous plaît.
— S’il vous plaît, Madame.
Je ne peux pas faire ça, non je ne peux pas :
— Va crever, salope !
Elle ne perd pas son sourire, j’ai déjà cédé, le reste n’est qu’une question de temps.
— Bon courage, Deloupe.
Elle fait demi-tour que je recommence déjà à l’appeler, sans effet. Je hurle alors que les femmes sortent en me claquant la porte au nez :
— Aliénor !! Pitié !!
Le silence est retentissant, lorsque j’arrête de la supplier. La fièvre monte avec les convulsions qui reprennent, je m’écroule, terrassé de tétanie. Tout est bloqué, mon corps est une crampe géante, mes yeux se révulsent, je perds connaissance.
Je suis dans la clairière, cloué à ce putain de dolmen. La fille est de dos, les bras écartés sous la lune, son poignard d’obsidienne à la main. Lorsqu’elle se retourne, son visage n’a plus rien d’humain, elle a les pommettes saillantes, sa mâchoire pend sous un sourire sauvage. Sa langue de serpent s’étire, elle claque entre ses mâchoires en mouvements secs, projetant sur moi une bave acide. Dans le ciel, de gros moutons de nuages se confondent en hurlements alors qu’elle se transforme. Ses bras sont des serres crochues, son sexe est recouvert d’une fourrure abondante, qui monte jusqu’à des seins flétris et pendants, ses jambes sont arquées vers l’extérieur en angle impossible. Elle abat sa lame en rire carnassier, tire mes intestins enroulés autour du poignard, puis s’élance dans la nuit, dévidant mon ventre en maintenant ce lien visqueux et sanglant. Je ne peux rien faire, juste mourir d’un dernier souffle terrifié.
De retour, je suis à genoux maintenu par des poignes fermes, Aliénor est au-dessus de moi :
— Qu’est-ce que tu disais ?
— Je vous en supplie ! S’il vous plaît ! Madame Aliénor !
C’est moi qui ai dit ça ? Oui, c’est moi. Dans un angle de la pièce, le chien m’observe, assis. Son regard noir est impassible. Un petit grognement vibre entre ses babines troussées.
— Baise mes pieds, sale bête !
Un aboiement, mais je dois mettre fin à cette torture. Je me jette à terre, toute dignité m’a abandonnée, je baise ses bottes maculées de terre humide.
— À genoux ! C’est comme ça que tu vivras désormais ! Chien !
Je m’en fous, je me redresse, lui adressant d’un regard une supplication muette.
— Ouvre la bouche, tu as mérité ta récompense.
Je m’exécute, haletant. Elle penche le verre au-dessus de moi. Je ferme les yeux, soulagé, tandis qu’un liquide tiède se répand dans ma bouche en inondant ma gueule. C’est âcre et acide, c’est dégueulasse, c’est de la pisse. Elle éclate de rire alors que je me mets à hurler.
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