CHAP 6 4-5
4
Bordel, j’étais vaincu par la fatigue, je dormais enfin, et voilà qu’on me secoue. Je proteste faiblard, mais c’est de plus en plus violent, ponctué d’une voix insistante :
— Guy ! C’est l’heure, c’est la Communion ! Debout !
Je suis loin d’être en état de quoi que ce soit, le communique comme je peux. Elle se fait plus insistante, je suis secoué sans ménagement. Ce n’est plus une requête mais un ordre, je prends un coup dans les côtes, finis par ouvrir les yeux sur un sourire blanc et balafré :
— Allez, c’est l’heure !
Mi-heureuse, mi-paniquée, Nattie a le trac de savoir ce que je vais faire, mais elle est prête à tout. J’en suis convaincu à son expression hallucinée et ses gestes brusques alors qu’elle me met debout. Malgré la face hilare qu’on lui a dessinée, Nattie ne plaisante pas.
5
J’avance dans une ouate cauchemardesque, poussé par Nattie vers une estrade éclairée par des torches, au pied de laquelle une foule de femmes et d’enfants aux visages effacés par l’obscurité, est dirigée vers la scène. Seuls les crépitements des flammes perturbent le silence nocturne. Enfin nous y parvenons. Je me dégage de l’emprise de son emprise, lui signifiant que je peux tenir debout tout seul. Mais elle maintient sa poigne, se contentant de m’adresser une face neutre au regard lointain, je laisse faire. Raté pour l’évasion, elle veille au grain et je tiens à peine sur mes jambes. Nous sommes rejoints par quelques retardataires, qui entrent sagement dans le rang. Quelques longues minutes s’égrènent, une ferveur impatiente fait frémir l’assemblée d’un murmure timide. Aliénor fait son entrée, revêtue d’une toge et de son masque de cerf. Son tambour est posé sur son ventre, maintenu par une lanière brodée de motifs celtiques autour de son cou. Un homme entre à sa suite, d’une démarche assurée et énergique. Il est plutôt petit, mais sa silhouette fine est dessinée de muscles secs. Il porte un masque de chouette, qui lui recouvre le haut du visage et un costume folklorique vert moulant qui m’aurait fait hurlé de rire en d’autres circonstances. Pas là. La rumeur s’éteint en un silence total. L’attention est à son comble, Aliénor martèle doucement son tambour en rythme tribal répétitif. L’homme porte un petit instrument à sa bouche, il produit un son vibratoire et métallique qui s’étire sur la rythmique de la marâtre, à mesure qu’elle frappe son tambour de plus en plus fort. L’effet est hypnotique, la foule entre dans une transe béate. Les corps commencent à onduler mécaniquement, presque malgré eux. Pression sur mon bras, Nattie me tend un bol rempli d’une substance sombre, je remarque que plusieurs auges circulent dans le public. Je n’en veux pas, je ne veux pas retourner dans un trip mystique, pas maintenant, pas ici. Une tondue me voit hésiter. Elle fend la foule, j’ai un réflexe de fuite, elle m’immobilise en m’enserrant par les aisselles. Je suis trop faible pour me débattre. Nattie me bouche le nez, je suffoque, appel l’air par la bouche, un liquide poisseux et végétale s’y répand. La tondue attend que je avale pour me relâcher puis s’éloigne, indifférente. Mes forces m’abandonnent et je m’écroule. Nattie me tapote l’épaule d’un geste qui se veut rassurant, mais sa face révulsée provoque l’exact opposé. Le son du tambour s’amplifie. Je le sens qui raisonne de plus en plus jusqu’à remplir l’espace. Autour de moi, femmes et enfants se contorsionnent, possédés par le rythme lancinant. L’homme s’en détache, il joue avec lui, entame une mélodie incantatoire, un chant ancien et distordu sort de son instrument. La foule se déchaîne, je suis pris dans cet étau tanguant, même si je ne dance pas comme eux, je me sens partir dans le ciel étoilé qui se distend, comme s’il n’était qu’un voile trompeur. Puis par-dessus les instruments, la voix d’Aliénor raisonne, forte et claire :
— Par la terre, elle nous protègera ! Par le feu elle nous aimera ! Par l’eau, elle nous apprendra ! Par l’air, elle nous transcendera ! Par l’éther, le passage elle nous révèlera !
L’assemblée répète les paroles, mais dans leur état, elle compose un canon chaotique que l’homme lie d’une mélodie dysphonique. J’ai les sens en vrac. Je touche ses paroles, j’entends le feu faire vriller la nuit, je vois la drogue se diffuser à travers mon corps, je suis totalement à l’ouest. Tout s’arrête enfin, mais le décor continue d’onduler. La foule en transe se confond en cris d’adoration. Aliénor met le holà :
— Louée soit la Déesse !
Femmes et enfants répètent en chœur. Les voici de nouveaux concentrés, pendus aux lèvres de la marâtre :
— Chaque jour nous dispense sa sagesse ! Chaque jour nous fait grandir ! Tous, car nous ne sommes qu’Un ! Chaque jour, cette chimère qu’est notre monde se délite vers la conscience absolue ! Chaque jour, nous consumons notre matérialisme pour abreuver notre connaissance de soi et de l’univers ! Mais comme chaque jour, certains d’entre nous sont en proie au doute ! Ils freinent notre marche collective vers l’Élévation ! Vous le savez, la Communion a pour but de nous unir. Et de nous réunir ! J’en appelle, comme tous les soirs, à votre raison et à votre cœur : qui parmi vous s’est détourné de la Voie ?
Le silence s’abat, jusqu’à ce qu’une femme s’avance, poussée par une autre, les yeux exorbités. Sa voix vrille d’adoration :
— Moi ! J’ai failli à la Déesse aujourd’hui !
Elle semble hésiter un instant avant de reprendre, déraillant au milieu de ses larmes de contritions :
— Oui, j’ai failli ! J’ai regretté le confort éphémère de ma vie d’avant ! J’ai pleuré, j’ai voulu appartenir de nouveau à cette farce stérile, jouer mon rôle de pion avili dans cette société déshumanisée. J’ai tourné le dos à la connaissance !
Elle fend la foule, hystérique, puis s’agenouille devant l’estrade :
— Aidez-moi, Ovate ! Je vous en supplie ! Je ne veux plus être celle que j’étais !
Aliénor se tait un instant, pour ménager son effet :
— Oui, Jeanne ! Je l’ai senti. Le doute s’est instillé dans ton esprit, il a corrompu notre pensée à tous, car nous ne sommes qu’Un. Mais soit sans crainte, tu reviendras dès ce soir en notre sein ! Es-tu prête à te purger de ce doute ?
La femme se redresse en supplique pervertie :
— Oui ! Je vous en prie, Ovate ! Je suis prête à tout endurer !
La vioque s’avance, solennelle :
— Redresse-toi, Jeanne.
La femme obéit, une des tondues s’avance sur elle, Aliénor reprend :
— N’oublie pas, c’est ton doute que nous chassons. Concentre-toi sur le groupe, sur les richesses qu’il t’apporte.
La tondue détend une longue baguette de bois souple. D’un mouvement ample, elle l’abat au creux des reins de la pauvrette. Elle réprime un cri douloureux, la baguette continue de la cingler, inlassablement, au rythme de la diatribe de plus en plus habitée d’Aliénor :
— Libère toi des impuretés, concentre-toi sur la douleur libératrice, laisse couler la joie qui nous anime tous, cette soif de connaissance et d’élévation. Tous nous ne sommes qu’Un ! Nous sommes choisis par la Déesse pour nous élever, ensemble nous nous élèverons ! Nous sommes privilégiés de son savoir ! Notre connaissance n’a de prix que la reconnaissance et l’amour que nous lui rendons !
La séance s’achève, la femme s’écroule, en larme :
— Merci… Merci à la Déesse…
Le freluquet sur l’estrade intervient. À l’inverse d’Aliénor, sa voix est suave et joyeuse :
— Aliénor ! Ses doutes sont encore ancrés, je les sens au plus profond de son âme. Cette nuit je lui apprendrai. Cette nuit le feu les détruira et à la lumière de l’aube, elle sera purifiée !
J’observe mieux la pauvre pècheresse, plutôt jolie malgré ses guenilles. Je n’ai aucun doute sur l’apprentissage que va lui inculquer cet enfoiré. La femme lui jette un regard de dévotion craintive :
— Mer… Merci, grand barde. J’accepte avec reconnaissance.
— Qu’il en soit ainsi. Merci Ronan, ta générosité n’a d’égale que ton talent à la guimbarde.
Lentement, Aliénor se tourne vers moi. Je devine son sourire sadique sous son masque, elle n’attendait que ça, je vais être la masterpiece de la soirée. Elle me désigne d’un geste théâtral, mes forces m’abandonnent, seul ma haine me maintient debout.
— Vous l’avez remarqué ou ressenti, un nouveau membre nous a rejoint. Un homme.
Tous la suivent dans son mouvement, je suis bientôt scruté par une trentaine de paires d’yeux. Malgré la fatigue et la drogue, je ne me coucherai plus devant cette pétasse :
— J’ai rejoint personne, Alien ! C’est un enlèvement pur et simple !
Mais elle joue sur son terrain, ces tarées sont toutes acquises à sa cause, elle a la rhétorique :
— Oui, il est ici contre son gré ! Parce qu’il pense être notre ennemi ! Mais c’est la Déesse elle-même qui nous le confie ! Plus que tout autre il mérite une attention particulière !
Lefloch, tu me paieras ça, au centuple. Mais Mini-Pute n’est pas ma préoccupation actuelle.
— Je pense pas l’être, je suis ton ennemi, vieille bique ! Cette connasse vous enfume tous, ouvrez les yeux, bande de décérébrés !
— Ce sont tes yeux qui sont clos, Guy Deloupe ! Toi qu’elle a mené aux frontières du Sidh ! Toi à qui elle a prodigué ses soins, alors même que tu continues de nier sa magnificence et n’a de cesse de comploter contre elle !
L’évocation de mon CV fait naître une clameur admirative dans l’assistance.
— J’étais shooté, comme tu nous as shooté pour ton petit concert, Alien !
— Ton aveuglement n’a d’égal que ma volonté de te guérir, Guy Deloupe !
— Laisse-moi partir, salope !
Elle déroule, galvanisée de son avantage :
— Cet homme n’est pas notre ennemi ! Il est malade, vous en êtes témoins ! Et dans la maladie, il y a le « Mal » !
— Dans Aliénor, y’a « aliénée », bouffonne !
Rien n’y fait, elle continue sans subir mes saillies, ses ouailles sont totalement obnubilées :
— Et le « Mal » à des racines profondes chez cet homme. Elles remontent probablement à l’âge de nos membres les plus jeunes !
Elle laisse un instant de suspension, l’assistance attend la suite avec ferveur :
— Oui, je l’ai senti ! Comme vos enfants, il a été maltraité par son père, il s’est fourvoyé et se complait sur un chemin de haine et de destruction ! Mais il est des nôtres !
— Parle pas de mon père, connasse !
L’évocation du paisible fonctionnaire me ramène à des souvenirs joyeux et lointains qui me déchirent. J’aurais dû l’écouter et faire carrière à la RATP, je serais loin d’ici à l’heure actuelle.
— Cette maltraitance s’est perdue dans tes souvenirs, Guy Deloupe !
Ça tourne avec la fatigue et la drogue. Elle m’a pris en traitre, actionné un bon levier. Oui, j’aimerais être loin, qu’ils me laissent partir, rejoindre cette vie sinon paisible, au moins normale. J’aurais dit banale avant. Vive la banalité. La drogue m’éclate la gueule. J’ai des flash-back de mon enfance tranquille. Des apéros barbecues dans le jardin, de mes premiers flirts avec Val, des sourires, des coups de gueules, bien innocents, vu d’où j’en suis rendu. Mais avant ne reviendra jamais. J’ai tout jeté en bloc, je les méprisais de leur manque d’ambition, je voulais plus. J’ai eu honte, j’ai fait comme s’ils n’existaient plus. Je voulais autre chose, je voulais écrire la petite histoire. Et voilà où j’en suis. Je m’écroule, en larmes, terrassé par cette autre vie qui m’est revenue, morte pour de bon. Il n’en faut pas plus pour qu’elle s’engouffre dans la brèche :
— Oui ! Tu commences déjà à exorciser ton passé ! Viendra le présent où tu appartiendras au groupe, à notre unité ! Mais pour l’heure…
Toujours à ménager ses effets. Ça marche, elle a toute mon attention :
— J’en appelle à nos membres les plus jeunes ! À ceux qui ont subi cette violence, à ceux dont l’innocence a été volée, ceux à qui nous l’avons rendu !
La foule forme un cercle autour de moi, une dizaine d’enfants s’en détache, je reconnais Erwen, le fils de Nattie. Leurs regards sont vides, leurs démarches désincarnées, je suis plongé en pleine série B, c’est un mauvais remake du « Village des Damnés ».
— Mes enfants chéris ! En cet homme se trouve un enfant perdu. Je vous le demande : châtiez sa chair, avec tout votre amour, pour qu’il retrouve son âme d’enfant !
Je ne veux pas croire ce qui arrive, me redresse avec difficulté, alors qu’ils se rapprochent en mini-horde de mini-zombis.
— Déconnez pas, les mioches ! M’obligez pas à vous claquer !
Ils n’écoutent pas, ils avancent lentement, inéluctablement. Le premier est à portée, il m’arrive à peine au nombril. Je le repousse d’un revers de main, il valse sur ses camarades et les fait chavirer. J’espère que les autres ont compris mais non, quelque chose s’accroche à ma jambe, quelqu’un, une fillette de quatre ou cinq ans. Je l’arrache, la soulève, la balance plus loin. Elle retombe durement au sol en explosion de larmes, mais il faut qu’ils comprennent. Un autre par devant, il entoure ma jambe, je secoue, il s’accroche, puis un second, à ma hanche. Je tangue sans tomber. Ses bras sont trop courts pour me ceinturer, je le chope par les cheveux, l’empoigne et l’éjecte. Je ne vois pas où il retombe, il est déjà remplacé par un autre. Leurs petites mains m’agrippent, elles tirent, je finis par distribuer des taloches, rien à faire, ils reviennent en vagues successives, inlassablement. Erwen se pend à mon cou, je le dégage mais perds l’équilibre. Je m’écroule sur le dos, ma chute est amortie par un tapis de mioches. Bientôt ils me submergent, ils sont sur moi, sur les côtés, devant, derrière, au-dessus. Je donne de vrais coups, je ne me retiens plus, mais je suis trop faible, ça ne suffit pas. Je ne vois plus rien, les coups commencent à pleuvoir, la voix de la marâtre raisonne par-dessus la mêlée :
— Ne vous retenez pas, mes enfants ! Frapper le sans relâche ! Offrez-lui tout votre amour !
Je me débats, tente de me relever. Rien à faire, je suis à bout. J’ai un ultime soubresaut, totalement inefficace, puis je lâche prise et laisse pisser. Je ne sens pas grand-chose, au début. Mais ils finissent par toucher les zones sensibles, la gueule, les couilles, le foie. Ils me piétinent, je suffoque sous la force du nombre, ça ne s’arrête plus. Et quand la fin arrive je ne la vois pas, je suis déjà tombé dans les vapes.
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