CHAP 6 10
10
J’attends mon heure et rentre dans le rang. Je subis les journées sans broncher, les corvées, les prières à la gloire de la Déesse Lefloch. Je me glisse dans le moule, c’est de plus en plus facile. J’attends mon heure, mais elle ne vient pas. Toujours une tondue quand je regarde derrière mon épaule, toujours une balance si j’ai le malheur de me plaindre ou de proférer une insulte. Alors les coups pleuvent, Alien a fini par opter pour un tabassage collectif systématique, suivi d’une séance de méditation dans ma cellule. J’en viens à craindre cette solitude. Trop de réflexions, trop de souvenirs, trop de désespoir alors que le groupe me porte, avec les autres je ne pense plus à moi. Oui, c’est plus facile d’obéir. Je bouffe par terre avec le chien, quelques temps. Je suis nourri des restes des ouailles, si encore ils estiment que je le mérite. Je fais tout pour, j’ai faim. Finalement, Aliénor accepte que je mange à la table des novices. J’ai pris en grade ce que j’ai perdu en dignité. Sans qu’elle ne me le demande, je la remercie en ravalant ma haine. J’attends mon heure. J’essaye de recracher au début, j’ai un vague espoir de pouvoir m’échapper au cœur de la nuit, mais ma geôlière veille et ça finit toujours mal. Alors je bois leur breuvage sans moufter, lors de la Communion. Je me laisse aller aux sons de leurs litanies tribales et psychédéliques, danse avec les autres en récitant la prière, totalement défoncé. Je subis toutes les nuits un aparté collectif. Elle me pose des questions sur ma vie, me triture le cerveau et s’y insinue. Je déballe tout, devant tout le monde, femmes et enfants, je m’humilie, je m’auto-flagelle. Mon père était un alcoolique tortionnaire, ma mère m’a abandonné.
J’attends mon heure. Je leur raconte comment la Déesse Lefloch m’a sauvé, cette nuit-là, dans la clairière. Je leur raconte mon voyage aux frontières du Sidh. Je leur raconte mes trahisons successives, à quel point mon attirance pour elle a failli me faire péter les plombs. Je pleure de honte pour qu’elles me consolent, je me lâche de plus belle dans leurs bras. Je loue ses pouvoirs et son intelligence, elles sont suspendues à mes lèvres. Elle me manque terriblement. Pourtant j’en viens à la haïr. Je leur raconte comment dans sa grande mansuétude, la Déesse Lefloch a décidé de me confier à elles plutôt que de m’abandonner à une fin pathétique. Une autre fin est proche de trop attendre. Je n’arrive plus à les détester, je me sens glissé, bientôt j’appartiendrai au groupe, tous nous ne sommes qu’un. Puis mon heure arrive, quand que je ne l’attendais plus.
Annotations
Versions