Chapitre 7 : Son nez dans sa merde

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La matrone gueule et nous, nous bêchons comme des connes. Le féminin l’emporte définitivement. Je ne suis plus un homme, quel que soit le sens que l’on donne à ce terme :

— Terre mère, soit fertile et offre nous les fruits de tes entrailles !

Elle doit être en préménopause la terre, vu nos repas frugaux. Heureusement, de ce que j’ai compris, nous sommes là pour la sauver. J’ai la gueule dans mes légumes, mais hurle avec les travailleuses alors qu’elles reprennent en chœur :

— Terre mère, soit fertile et offre nous les fruits de tes entrailles !

Me voyant coopératif, Nattie me fait son sourire dérangé. Je le lui rends en reprenant le travail avec ardeur. La revoir me ramène à avant, quand j’avais encore une once d’amour propre. J’ai un accès de lucidité : je dois me barrer d’ici.

— Ensemble nous ne faisons qu’un ! Un nous sommes le Tout !

Je tente de dissimuler mon trouble, une bastonnade n’apporterait rien de bon. Je suis crevé, sous-alimenté, mon corps est au supplice, mais je me joins à elles. Notre écho lui répond avec force et précision. Je fais encore semblant, mais qu’est-ce que ça change ? Je suis trop faible pour tenter l’évasion, trop faible pour risquer un énième passage à tabac. Mes pensées sont confuses, je n’arrive plus à réfléchir, je finis par accepter qu’elles pensent à ma place. C’est trop tard. C’est plus simple comme ça, la défaite est pour bientôt, c’est un soulagement terrifiant.

— Tous nous sommes forts ! Seuls nous sommes vides !

Ça ne veut pas dire grand-chose, pourtant nous gueulons à tue-tête en bêchant encore plus fort, les travailleuses sont galvanisées. J’observe la route, si proche, si lointaine. Une voiture passe, je pourrais tenter de courir pour demander de l’aide. Je dois le faire. Je le ferai à la prochaine. Peut-être… Quelques gosses sortis d’Éducation traversent les rangs avec une bouteille d’eau. Je ne sais pas ce qui est le mieux pour eux, du bourrage de crâne ou du travail forcé. Le chien les accompagne, récoltant çà et là quelques caresses. Erwen s’arrête à ma hauteur pour me tendre de la flotte, le regard ailleurs. Le mien est avide de cette putain de bouteille. Je m’en mets une bonne lampée, la matrone me rappelle à l’ordre :

— Une seule gorgée ! Les ressources de Dana sont précieuses et le jeûne favorise l’Élévation !

Je ne savais pas qu’un jeûne impliquait de ne plus boire d’eau, mais je préfère économiser ma salive que de le lui dire et de me faire bastonner. Elles s’arrêtent soudainement, un murmure parcourt l’assemblée alors qu’elles se redressent. Nattie gueule comme une groupie de boys band, ses yeux s’emplissent de larmes de béatitude :

— Elle est là !!! La Déesse est là !!!!

D’autres cris, alors que je me lève tout en craquements de vertèbres, apercevant Claire Lefloch qui se dirige vers nous, avec son habituel look de baudruche. Aliénor lui emboîte le pas, recouverte d’une toge blanche floquée d’une grosse croix celtique. Les femmes explosent en sanglots d’adoration, poussent de petites plaintes orgasmiques, se prosternent en levant les mains au ciel. Même pour moi, c’est une apparition grandiose au milieu de cet enfer. Je défaille et tombe à genoux, les larmes me montent aux yeux. Heureusement ça ne dure pas, juste le temps de me rappeler que c’est cette petite garce qui m’a plongé dans cette galère. L’amour laisse place à la honte, puis à la haine que je sens pulser en flots brûlants. Je suis ressuscité. Elles arrivent à ma hauteur, Aliénor m’invective sèchement :

— Prosterne-toi ! Novice !

Je me jette aux pieds de la greluche, chaussés de ses baskets dégueulasses. Même ça, ça m’avait manqué, je ferai ce qu’il faut pour qu’elle me sorte d’ici. L’Ovate n’a pas l’air d’accord.

— Il n’est pas prêt, Claire.

— Peu-importe.

— Ronan accomplit ses tâches en attendant.

— Il continuera de le faire.

Cet enfoiré m’a remplacé, elle en est satisfaite, j’en suis jaloux malgré moi. Enfin, c’est lapidaire et c’est fini :

— Levez-vous, Monsieur Deloupe. Nous partons.

Je n’ose pas y croire, en reste con un bon moment. Je me relève sans pouvoir m’empêcher de chialer, de soulagement, de rage, de tout ce que j’ai subi. Elles ne doivent pas savoir, ça doit passer pour autre chose. Aliénor est à portée, je l’enlace brusquement, la serre de toutes mes forces alors qu’elle se contracte. Je pleure sur son épaule, me laisse aller contre elle, malgré mon dégoût, je suis surmotivé, articule à travers mes sanglots :

— Merci, Ovate ! Merci pour tout… Je suis guéri, grâce à vous… J’ai ouvert les yeux… Je… Je vous aime !

Je la lâche, hurle toute ma haine retrouvée à l’assemblée éparpillée autour de moi :

— Je vous aime, toutes ! Vous êtes ma famille ! Vous avez donné un sens à ma vie !

Sûr qu’elles m’ont donné un but : la vengeance. Elles applaudissent, me renvoient mon effusion de joie pervertie. Je saisis la vieille par les épaules, plonge mon regard embué dans ses yeux perplexes. J’espère qu’elle le lit, tout au fond, que je plante un doute qui va germer en terreur insidieuse, je veux qu’elle sache. Je la détruirai.

— Merci… Madame…

Je me détourne sèchement pour suivre Claire. Elle aussi, elle va morfler. Je réprime mon envie de meurtre, à la voir marcher tranquillement devant moi, les mains dans les poches. Pas ici, pas maintenant. Nous rejoignons son utilitaire en silence, elle attend que nous soyons installés à bord pour lancer les hostilités :

— Cette soudaine déclaration d’amour à Aliénor… J’espère que vous n’êtes pas sérieux ?

— Tu prêtes pas tes jouets, Lefloch ? T’es jalouse ?

— Absolument pas, voyons ! C’est juste que c’est moi que vous êtes censé…

Elle s’interrompt d’un pincement de lèvres. Je termine à sa place, vibrant de rage :

— Censé servir ?

Non, Claire Lefloch. Le lavage de cerveau n’a pas pris. Tu vas payer. J’avais oublié ce petit ton outré et condescendant. Ça monte vite, je suis à deux doigts de la trucider sur place. Elle se passe son bout de langue sur ses lèvres, comme si elle voulait ajouter quelque chose, mais se retient. Elle est furax, j’ai une peur machinale d’avoir fait une connerie pendant qu’elle me séquestrait. J’en prends conscience, je me refrène. C’est dur, mais je résiste à lui en foutre plein la gueule, prolongeant le silence, tant pesant que salutaire, ça change des conneries New Age. C’est elle qui craque la première :

— Cette nouvelle trahison est inadmissible ! Vous n’avez de cesse de me décevoir par votre perfidie !

Il ne m’en fallait pas plus :

— Je sais pas de quoi tu jactes, petite conne, mais en ce qui me concerne, on est bien au-delà de la déception ! Tu me débectes, Lefloch ! Attends un peu qu’on arrive !

— Vous ne me faites pas peur, Monsieur Deloupe ! Vos insultes et menaces ne sont qu’un pâle reflet de votre vilénie ! Un mot de plus et vous êtes quitte pour terminer ce trajet à pied !

— Et toi, c’est les pieds devant que tu vas terminer, si tu la boucles pas !

— Taisez-vous !

On s’entend finalement sur une trêve silencieuse, jusqu’à ce qu’on arrive. Elle se gare d’un coup de frein à main qui arrache de grosses mottes de gazon, s’éjecte promptement du Kangoo en me fusillant du regard :

— À présent, ramassez vos affaires, partez et ne revenez jamais !

Je la poursuis, alors qu’elle se dirige d’un pas vif vers la longère :

— C’est bien ce que je comptais faire, avant que tu me fasses sevrer à la pisse de vioque !

Elle fait volte-face, ses yeux hallucinés me foudroient :

— Je ne sais pas de quoi vous parlez, Monsieur Deloupe. Mais vous avez abusé de ma patiente et de ma générosité une fois de trop. Vous n’avez jamais souhaité guérir. Votre dessein était d’exploiter mes talents et mon savoir à des fins abjectes ! Succombez donc à votre débauche, étouffez-vous sous le poids de vos infamies, ça n’est plus mon problème !

Moi non plus je ne comprends pas, mais je m’en fous. Cette petite conne repart vers le longère.

— Reste là, Lefloch !

J’ai hurlé assez véhément pour avoir gain de cause : elle se retourne. Je ne vais pas laisser sévir cette fanatique une seconde de plus. Vengeance à chaud. Je ramasse une branche épaisse qui traine au sol. Je la fouette contre ma paume, m’appliquant à prendre une gueule de tueur. En matière de punition au bois sec, j’en ai appris un rayon.

— Et toi, c’est quoi ton dessein, Lefloch ?

Elle semble retrouver son calme d’un coup, le feu se dilue dans ses pupilles, pour former deux ronds parfaits et homogènes, son visage se recouvre de son masque de neutralité mystérieuse. Son timbre fluide est lointain :

— Peu-importe, vous n’en faites plus partie. Je n’ai pas de temps à perdre à vos enfantillages. Lâchez ça. Tout de suite.

Je n’ai aucun ordre à recevoir de cette tarée. Juste à la bastonner. Un ricanement fou s’échappe de mon rictus rageur.

— Comme dirait Virùs : « Le savoir c’est bien, les armes c’est mieux ». Je vais t’exploser la gueule, Miss Fachiotte. Et quand ça sera fait, j’irai massacrer ta bande de barjos.

On se jauge ambiance western. Je ne vais pas la sous-estimer : après tout cette furie a arraché l’oreille de Jer à coup de dents. Mais je la hais, c’est plus fort que tout le reste. Elle croise les bras de défi, tapotant du doigt sur son avant-bras, en signe d’impatience.

— Lâchez ça, Monsieur Deloupe. Vous ne me ferez rien.

— C’est ce qu’on va voir, Déesse de mes deux...

Le doute s’installe de la voir si sûre de son fait. Qu’elle aille se faire foutre ! Je fais deux têtes de plus qu’elle, je suis armé et pas du tout content ! Je saisis mon sabre improvisé des deux mains pour me donner une contenance, puis avance prudemment vers elle. Elle reste totalement impassible, le bleu de ses yeux s’agrandit, elle m’aspire, je me sens minuscule. Sa voix posée réveille une crainte révérencieuse :

— Lâchez, ce morceau, de bois.

La colère redescend, mes bras tremblent, je titube à l’ancienne, le rondin pèse une tonne entre mes mains. Je suis écrasé par sa présence. Ou j’ai un sérieux syndrome de Stockholm, ou cette sorcière m’a réellement jeté un sort.

— Ça suffit les amoureux ! Ça vire toxique votre histoire.

Cette voix, en provenance de la longère. Briac s’encadre dans l’entrée, un mug de café fumant à la main, un sourire ironique fiché sur sa tronche rouquine. Il se délecte du spectacle. Le charme est rompu, la greluche reprend sa place de petite despote énervée :

— Bien entendu, Monsieur Deloupe, vous allez encore nier être de mèche avec ce tortionnaire impitoyable ?

Je l’ignore, stupéfait de l’apparition de mon binôme :

— Briac ? Mais…

— Tu répondais plus, alors je suis venu voir quoi. Et je suis tombé sur ta gonzesse, qui m’a expliqué qu’elle t’avait envoyé en désintox. Lâche ça, avant de te faire rectifier par cette pisseuse.

— Nous ne sommes pas ensemble, Monsieur Briac. Loin s’en faut !

Les bras m’en tombent et avec eux le bois mort, qui s’écrase au sol sans faire aucun remous. Ça m’évite effectivement la capitulation, devenue aussi certaine qu’inexplicable.

— Ça fait combien de temps que je suis là-bas ?

— Quinze jours.

— Quinze jours… Ça fait combien de temps que t’es au courant ?

— Treize.

Cette fois-ci c’est sincère :

— Fils de pute…

J’avais oublié que Briac n’aime pas qu’on insulte maman. Ça lui fait ravaler son sale sourire.

— Ta gueule, Deloupe ! Ras le cul que tu fasses de la merde ! Sobre, tu serviras peut-être à quelque chose !

Briac, le défenseur de la veuve et de l’orphelin. Je vais lui en donner pour son argent :

— Tu sais ce qu’il se passe là-bas, Briac ? Ils font taffer les gamins et leurs bourrent le mou avec leurs conneries ! Ils…

— C’est faux ! Nous leur inculquons la valeur juste des choses et ils participent aux tâches domestiques !

J’avais presque oublié la générale en chef des cinglés. Je suis repris d’une saine envie de la dérouiller :

— Mais ferme ta gueule, toi ! Pouffiasse ! Tu dis que de la merde !

— J’en ai soupé de vos insultes et vos calomnies ! Taisez-vous donc ! Infâme faquin ! Patte-pelu !

Je reviens sur Briac, en pointant un doigt accusateur sur Miss Raël :

— Cette petite conne se fait aduler comme une Déesse, bordel !

— Je n’ai rien demandé de tel, Monsieur Deloupe ! Je ne fais que les soigner et officier lors de certaines cérémonies ! Pour le moins savent-elles faire preuve de gratitude, contrairement à vous !

Mon binôme se pince les sinus, abasourdi par le volume sonore et le débit de nos invectives :

— Vous me soûler tous les deux ! Je sais bien qu’elle est mégalo, Deloupe ! Et la discipline c’est bon pour les gosses ! T’as dû sérieusement en manquer pour devenir un tel déchet !

Crétin de militaire psychorigide. J’ignore sa pique, ma seule envie c’est d’atomiser cette petite pute tyrannique et ses sbires. Si ce benêt peut m’aider, j’ai tout un panel d’arguments à faire valoir. Le sexe fort de la tribu n’est pas en reste, ça devrait lui plaire :

— Son pote Ronan se tape une meuf différente chaque soir !

— Je ne vois pas où est le problème, Monsieur Deloupe. Ronan est simplement poly amoureux ! Un peu d’ouverture d’esprit, par la Déesse !

— Ouais, Deloupe, t’es juste jaloux. Joue pas la vierge effarouchée ! On en a vu de belles tous les deux, comme ce dégénéré qui partouzait sa sœur et sa cousine à Rennes en 2…

— Bordel, Briac ! Les femmes se font bastonner ! Et en public !

Cette fois-ci, j’ai fait mouche. J’aurais dû commencer par ça. Briac s’intéresse enfin à la fille, qui vire cramoisie en prenant son air péteux.

— Lefloch ? Ça, ça me plaît pas.

— Je… je ne suis pas au courant de tels agissements, vous devez me croire. Ces accusations sont graves… J’y mettrai un terme si elles sont avérées, soyez en sûr. Mais je donne peu de foi aux dires de cet énergumène machiavélique.

Il acquiesce d’un hochement de tête, en appuyant son regard.

— C’est sûr, gamine ?

— Vous avez ma parole. Et la mienne vaut quelque chose, contrairement à celle de votre acolyte dépravé.

— Bien.

Je reste bouche bée en passant de l’un à l’autre. Elle a dû l’envoûter aussi, pour qu’il soit ainsi à sa botte.

— C’est tout ?

— On a d’autres choses à foutre, Deloupe. J’ai retrouvé Jer. Les ripoux bluffaient pas : il a commencé à roder autour de ton ex. Je l’ai logé. T’es concerné, tu viens avec moi.

Brusque retour aux affaires, j’ai l’impression qu’une vie que j’avais occultée me rattrape. Somme toute, Briac a fait son taf. On s’observe gravement. Un dialogue silencieux s’instaure entre nous, il veut savoir si je suis prêt. Jusqu’à l’intervention de la greluche, qui semble avoir compris nos intentions :

— Il était bien inutile d’interrompre le traitement de votre ignoble comparse, Monsieur Briac. Je me suis chargée de cette abomination moi-même. Force est d’admettre qu’il m’a donné du fil à retordre, mais il ne nuira plus à quiconque.

Sa sortie laisse Briac perplexe. Pas moi, qui sens la température du trouillomètre grimper à grande vitesse.

— Qu’est-ce que tu racontes, gamine ? Il est où ?

— Je ne sais pas où est son corps. Mais son âme, elle, a rejoint le Sidh. Je m’y suis employée. J’ajouterai que sans l’intervention de votre complice félon, la vôtre s’y trouverait également. Louez la Déesse de la duplicité de ce malandrin et ne forcez plus votre chance.

Elle se retourne sur moi pour me crucifier :

— L’un comme l’autre.

Je suis pétrifié d’horreur. Briac éclate d’un rire tonitruant, qui s’éteint lorsqu’elle le toise d’un regard assassin.

— Maintenant, je veux que vous partiez tous les deux. C’est ce dont nous avions convenu, Monsieur Briac. Et par la Déesse, je ne veux plus jamais vous revoir. Ou il vous en cuira.

La menace plane avec persistance. Briac se masse le menton, dubitatif. Il a bizarrement perdu de sa superbe :

— Putain, Lefloch. T’es complètement tarée.

C’est bien qu’il en prenne conscience, même s’il est encore loin du compte.

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