CHAP 7 2-3

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— Bordel, Briac ! T’étais pas censé crécher en pampa ?

— T’as vu courir ça où, toi ?

Il s’est fait plaisir l’enfoiré. Moi qui me consolais en l’imaginant bouffé par des bestioles, transi sous la rosée bretonne à se réchauffer au feu de bois, en dormant à la belle étoile ; on en est loin : villa moderne tout confort, salle de muscu, jacuzzi, proprette jusqu’à la maniaquerie — à son image.

— T’es en cavale, Briac ! Et tu laisses des traces à faire ta diva !

— Quelles traces ? J’ai tout payé en cash. La terre ferme j’ai donné, Deloupe. Elle a plus rien à m’apprendre. Je te monte une tente dans le jardin, si t’es pas jouasse ?

La menace est sérieuse, le rêve d’un vrai lit me fait fermer ma gueule. La pièce à vivre est immense, coin cheminé avec ses canapés moelleux, coin télé avec la même, cuisine délimitée par un bar, une table assez grande pour loger une famille de cathos. Vers laquelle il se dirige, extirpant deux bouteilles de Perrier du frigo. Il m’en balance une qui s’écrase au sol, suite à une tentative foirée pour la rattraper. L’enfoiré. Je ferme toujours ma gueule. Je me serais contenté d’une bière, mais même la flotte était une denrée rare ces derniers temps, je m’abaisse à le ramasser. Il la ferme aussi, se contentant d’un demi-sourire. Je le hais, il le sait, ça lui fait plaisir. Il m’indique une direction d’un mouvement de tête, je le suis.

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Je suis libre, je fais ce que je veux, j’ai le droit d’avoir de mauvaises pensées. J’ai soif, mais pas d’eau. Je bois goulûment à la bouteille, j’en descends la moitié d’un trait. Mais j’ai soif, bordel, ça ne suffit pas. Briac interrompt des explications que je n’écoute pas.

— Deloupe ?

J’ai la tête qui bourdonne et la répartie de plus en plus limitée, bridée par le manque :

— Continue, Briac.

Il n’insiste pas, j’essaye de me concentrer sur son exposé :

— Ouais… Donc j’ai fait un repérage à ton adresse, un peu plus poussé. J’ai pas été loin, y’a des caméras partout et un gros grillage qui fait le tour, bien planqué dans les bois. Le seul accès, c’est par la route. Sur « Maps », on voit qu’y a un bâtiment au milieu du bois. Ça sent la ferme à beuh. Y’avait comme une espèce de vrombissement que j’entendais au loin. Sûrement des groupes électrogènes pour alimenter le site.

— Ça demande une sacrée de logistique.

— Yep…

Il dépose des photos sur la table, une camionnette prise par le piège caméra, la plaque rendue illisible par des herbes hautes :

— Y’a cette camionnette, qui y passe tous les trois jours.

— Ok.

Il fait une pause, attends que je tilte sur un détail et rebondisse. Mais en haut, c’est la mort cérébrale. Il ne relève pas et continue :

— Faut bien quelqu’un qui s’occupe de la beuh, sur place. Ça demande un travail journalier. Me suis renseigné. Je pense que c’est des clandos qui veulent passer la Manche. Ils sont retenus sur place en semi-captivité, ils payent pour un hypothétique futur passage… Peut-être des Pakis ou des Afghans. Les bicots sont des pros en culture de beuh… Ou des Viets, ou un truc comme ça…

— Ah, ok…

C’est bien mais je ne sais pas quoi faire de son info, il se la raconte bon élève, je m’en bas les couilles. Je m’envoie du Perrier.

— Nom de Dieu, Deloupe ! T’es là mais t’es pas là !

— Tu m’emmerdes, vieux ! Tu veux que je t’envoie des fleurs ? Ça nous amène pas aux ripoux !

Il boit un coup à son tour, puis rétorque sans contre-attaquer :

— J’y viens, plus ou moins.

Il me balance une liasse des hypothèques et des statuts de société :

— L’ancien proprio est mort, y’a trois ans.

— Ouais, je savais.

Je l’affranchis sur l’histoire de Monsieur Patate, il réfléchit quelques instants :

— Tes vidéos, ça aurait été un moyen de le rançonner sans le faire tomber ?

— C’est ce que je crois… Mais il a préféré crever que de se faire coincer. Le nouveau proprio ?

— La veuve a tout vendu à une SCI et mit les voiles. Gérante de la société : Martine LE MORVAN, âge : 62. J’ai retrouvé Martine, elle bossait dans un resto à Lorient, avant de monter une affaire à Gâvres, en même temps que la SCI. Une belle promotion, mais on reste loin de Scarface.

Je m’impatiente, il m’emmerde à ménager ses effets. Je redresse ma trogne de la liasse, que je lis de travers, sans vraiment absorber son contenu :

— Et ?

— Et alors elle a un fils. Loïc LE MORVAN, âge : 35. J’ai fait une recherche sur son casier. Il a failli être condamné pour détention et trafic de stups. Y’a eu des vices de procédure, ses potes sont tombés, pas lui. Et ils ont pris cher.

— Les ripoux l’ont couvert…

— Y’a des chances. Et ils l’ont branché sur la beuh de ton Monsieur Patate. Il hérite de la structure et écoule la marchandise. Maman lui sert de couverture. Elle peut même blanchir les recettes avec son resto.

— Énorme… Ils le protègent pour se goinfrer derrière. S’il faut ils chapeautent tout… C’est bien, mais ça les relie pas au trafic.

Briac me scrute attentivement, il a une réponse, mais il me teste. Je plonge ma trogne dans mes paumes, la masse pour remettre la machine en branle, fais l’erreur de fermer les yeux. Je ne vois que les champs, les coups de bêche, les coups de latte. J’entends la voix de l’acariâtre qui me retourne le crâne. Je pense à Lefloch, à Dana, à l’unité du groupe, ça me manque presque. Bordel… Peut-être qu’un verre m’aiderait, j’en ai la bave aux lèvres. Il n’insiste pas, coupe court à mes tergiversations :

— Rien de sûr mais j’ai peut-être une piste. Faudra la jouer en finesse.

Sous-entendu : il a besoin de moi pour embrouiller le chaland.

— Ok, mec…

— Pour un trafic d’envergure, il faut un homme de l’ombre. Un type qui va aider à blanchir la thune et la réinvestir dans des affaires légales.

— Ouais et alors ?

Mais ça y est, mon défaitisme est surpassé par une fulgurance :

— J’ai compris ! Ça pourrait être le notaire. Celui qui a monté la transaction immobilière entre la veuve et la SCI, par exemple.

Briac me détrousse un sourire blanc :

— Tu vois quand tu veux !

— Bien joué Briac, j’aurais pas fait m…

Bordel, le compliment m’a échappé, je suis vraiment au fond du gouffre… On en reste stupéfait tous les deux, avant qu’il ne reprenne son sérieux, sans relever :

— À ton tour Deloupe. Qu’est-ce que t’as appris ?

Je baisse les yeux, ça me reste coincé dans la gorge.

— J’ai rien appris, Briac. À part que j’étais encore trop optimiste concernant la nature humaine. La beuh est pas à la ferme. La seule qui sait où elle est, c’est Déesse Connasse. Et elle dira que dalle.

— Ok. Alors qu’est-ce qu’on en fait ?

— Elle nous sert plus à rien. On a qu’à la balancer aux pandores.

Si je raisonne froidement, la balancer donnerait du grain à moudre aux gendarmes : elle connaît le coin par cœur, ils mettraient des mois à la choper et je me serai vengé d’Aliénor. Je pourrais aussi la balancer à Vic, qui règlerait le problème de manière bien plus définitive. C’est du pur darwinisme : c’est elle ou moi et après ce qu’elle vient de me faire subir, je n’ai aucun état d’âme. Pourtant quelque chose m’empêche, que je ne peux pas — ou ne veux pas — m’expliquer… Briac m’offre une porte de sortie :

— Elle va nous balancer, quand ils la coinceront.

J’en doute, cette tarée suit sa propre logique. Je saisis néanmoins la perche qu’il me tend sans réfléchir au reste. Je préfère taire l’option « Vic ». De toute façon, ça va contre son code d’honneur :

— Pas faux. Laisse-moi un peu de temps pour décider, st’e plaît.

Je ne veux plus penser à ma connerie, je fais dévier la conversation :

— Et pour Jer ? On peut pas se contenter de ce qu’elle nous a dit.

— Je crois pas à ces conneries. On allait pas s’en contenter, de toute façon.

Le même regard qu’à la longère, grave et définitif. J’en viens à espérer que la greluche lui ait vraiment régler son compte.

— On peut pas juste lui casser les rotules ?

Briac me toise, il veut savoir si je peux envisager la mort d’un homme, fusse t’il mon ennemi :

— On le chope vivant, si on a le choix. Il peut nous relier aux ripoux, si on… Si j’arrive à le faire parler. Je m’occuperai du reste aussi. Les ripoux me croient en cavale, autant garder cet avantage. Personne pleurera cette ordure.

On a un dicton dans le métier, qui justifie parfois les saloperies immorales auxquelles on s’adonne : « si c’est pas moi qui le fait, ça sera un autre ». Pas cette fois-ci. Parce que butter quelqu’un n’a jamais fait partie de mes attributions. J’aurais préféré qu’il s’en occupe seul mais il a raison : Jer menace Val. Même si les chances qu’il l’emporte sur Briac me paraissent infimes, je ne peux pas prendre le risque. Et seul, je n’ai aucune chance. Briac fouille dans un placard. Il en extirpe un holster, dans lequel se trouve un 45, qu’il tend sans mot dire. Je m’en saisis avec révérence, avant de l’extirper de son étui pour l’empoigner. Je fais jouer l’engin de mort dans ma main en le soupesant, le fait danser devant mes yeux, hypnotisé par l’éclat métallique qui court sur le canon, grisé furtivement par un sentiment de toute puissance : après tout, l’arme me donne un pouvoir de vie ou de mort sur à peu près n’importe qui. Pour peu que je puisse m’en servir. Je me demande ce qui se serait passé, si je l’avais eu en ma possession quelques heures plus tôt, en présence de Claire Lefloch.

— C’est un vrai, celui-là.

Je n’insiste pas sur le caractère définitif de cette sentence, j’ai bien saisi l’enjeu.

— Comment tu vois la chose ?

Il déploie un imprimé de Maps sur la table, puis me désigne une habitation qu’il a barré d’une croix :

— Ça, c’est son dom. Y’a pas trente-six façon d’y accéder. Soit on passe par devant, soit on passe par le jardin de derrière. Ce qui implique de passer par chez les voisins.

— Mouais… Je le sens pas trop là.

— Moi non plus figure toi. C’est pour ça que toi, tu vas prendre par devant.

Je l’observe, perplexe, je crains de voir où il veut en venir. Il confirme :

— Je compte pas sur toi pour une infiltration furtive, Deloupe. T’es censé être seul, il faut qu’on exploite cet avantage. Je veux qu’il te voit et t’entende, c’est pour ça qu’on va y aller en plein jour. Pendant ce temps, je passe par derrière. Et pendant que tu feras diversion… Je lui tomberai sur le râble.

Son idée me paraît tellement simple qu’elle en devient débile. Pourtant je n’ai rien à objecter, je ne ferais pas mieux. D’ailleurs une objection à ce stade aurait été de pure forme, juste une sale tentative de me dédouaner, de me dire que les choses n’empirent pas, que je ne franchis pas les limites, les unes après les autres.

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