CHAP 7 4
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Je dors mal. J’en suis sorti, mais le Domaine est toujours là. Je subis déjà les conséquences de mes humiliations et de mon sevrage sauvage, je suis sous le choc, encore dans cette putain de cellule, à attendre la prochaine torture. Je me réveille définitivement en pleine nuit, l’horloge inscrit deux heures du matin, c’est la Communion. Je les imagine, femmes et enfants, harassés mais béats, se regrouper dans la cour. L’une d’entre elle est contrainte de prendre la parole, celle qui a fait montre d’un soubresaut de rébellion dans la journée. Elle confesse son désaveu fugace, sa prise de conscience éphémère que tout ceci n’est qu’une vaste connerie. Elle est recadrée, rouée de coups, elle l’accepte comme une délivrance. Demain elle gueulera à tue-tête dans les champs, exténuée, percluse de douleurs, qui l’auront empêchée de dormir quelques heures précieuses. Une salle angoisse me serre les tripes. Je culpabilise de ne pas y être, je suis terrifié d’y retourner. Une crise de manque virulente me saisit, jusqu’à la montée de fièvre. Crise de tremblements. Il y en a peut-être, quelque part dans la baraque. Juste un verre pour me calmer. Oui, un seul devrait suffire. Je cherche, de plus en plus frénétiquement à mesure que le manque grandit, je vide les placards, les répands partout dans la cuisine.
Enfin je trouve. Une bouteille de William Peel, une sale piquette, mais c’est ça ou l’alcool à 90. De toute façon, il faut juste éprouver un minimum de plaisir pour n’en boire qu’un. Pas à la bouteille, au verre, c’est plus prudent. Je pose religieusement la piquette sur le bar, dans la cuisine. Je ne me précipite pas pour prendre un verre dans les placards, je contrôle à partir de maintenant. Juste un, basta. Je peux bien me le permettre de temps en temps, no soucy. Je le saisis d’une main tremblante, m’aidant de l’autre en m’enserrant le poignet. Voilà, je contrôle. Ça y est, mon réceptacle est sur le bar. Je dévisse le bouchon, les jointures cèdent sans résistance. Rien que cette familiarité me provoque un plaisir indescriptible. C’est puissance dix, au son du « glouglou », lorsque l’alcool coule onctueusement dans le verre. Je le remplis à moitié, autant qu’il soit conséquent pour ne pas y revenir. Je m’assoie sur un tabouret, m’accoude au bar pour le contempler. Je prolonge un peu pour faire monter l’attente. La position est familière et confortable, ça me rappelle mes débuts de pilier de comptoir. Il est mauvais ce whisky, il est clair, insipide, mais le but n’est pas d’aimer ça, juste de me détendre un peu pour dormir pour de bon. Je saisis mon verre, fais tourner un instant le liquide, c’est ce qu’on fait pour révéler les arômes d’un bon whisky. Là, ça ne sert à rien. C’est juste le petit rituel d’un ancien gourmet devenu pochetron. Je le repose pour retarder l’échéance. Je vais craqué. J’ai craqué au moment où j’ai cherché cette bouteille. C’est la marche inéluctable des choses, la course vers le néant d’un éternel looser.
— Qu’est-ce que tu fous, Deloupe ?
Conscience vague de quelqu’un qui prononce mon nom. Je trésaille machinalement, tout contact humain est une épreuve, depuis longtemps. Je lui réponds de la seule manière que je connaisse, depuis longtemps :
— Va-chier, Briac.
Il se pose face à moi, avec sa gueule de mal réveillé, croise ses bras sur le bar et me fixe, je reste sur mon verre.
— Oublie ça, vieux.
Il a flingué deux trois gus au Moyen-Orient, il va me faire sa petite morale.
— Raconte-moi vite ta guéguerre et casse-toi.
— Je t’emmerde. Et ouais je vais le faire, parce que mes fantômes sortent pas d’hallucinations, eux.
— Parce que t’es un putain de psychopathe.
Il ne s’énerve même pas. Comme quoi je ne suis plus bon à rien, même plus digne d’une insulte :
— Nan, Deloupe. Je connais les rumeurs à la con qui courent sur moi. Si j’en était un, je penserais pas aux morts. Y’a des jours où je préfèrerais, mais nan. Ceux que j’ai dessoudés, les frères d’armes qui sont tombés. J’en oublierai aucun, jamais. Je croyais que ça passerait au début, mais non… Ils reviennent toujours… Quand j’aperçois un clampin qui ressemble, quand j’entends une porte qui claque trop fort, quand je bouffe un steak trop saignant. J’en rêve toutes les nuits. Mais moi, je fais pas ma chialeuse. C’est ce que j’ai voulu, m’engager pour ma patrie, aller au feu. Maintenant j’en assume les conséquences. Toi…
Il désigne le verre devant moi :
— C’est cette merde qui va te hanter. Tu l’oublieras jamais… Elle t’a tellement bien baisé que t’es devenu accro. T’emporteras cette pute dans ta tombe, Deloupe. Peut-être même que ta dernière pensée sera pour elle. Je m’en branle de ce qui s’est passé avec les hippies : t’auras toujours une mauvaise excuse pour replonger. Et je m’en branle que tu replonges, je peux pas t’encadrer. Mais tu vas attendre qu’on ait débrouillé cette merde, parce que c’est pas un mec bourré qui va assurer mes arrières. T’as bien compris ?
— Va te faire mettre, Briac.
Il ne sait pas ce que j’ai vécu. Il ne peut pas savoir. Je suis mon pire ennemi et je ne me souhaitais pas ça. Il est temps de l’écluser ce verre, de retourner dans le trou d’où je viens, ça sera toujours moins profond. Mais il le subtilise d’un geste vif, alors que j’amorce le mien. Il le descend d’un même mouvement. Le verre claque sans qu’il bronche.
— Yec’hed mat, Deloupe.
Il se lève en emportant la bouteille avec lui, pour la vider dans l’évier.
— Et aux fantômes, que tu t’apprêtais à rejoindre. Et que tu rejoindras demain si tu te reposes pas.
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