Chapitre 8 : Bon Chien

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Elle me donne rendez-vous à l’adresse de Léon, repérée par Briac pendant qu’elle me lobotomisait. J’envisage qu’elle me convoque pour un conciliabule, une réunion de famille, une tentative de négociation. J’ai pris du recul : je suis en position de force. Si je balance Lefloch, tout le monde tombe. Même si elle s’échappe, les pandores s’intéresseront à sa planque, donc à Alien et à ses ouailles. Léon est trop vieux pour jouer la fille de l’air, Lefloch tient à son oncle, ils vont me manger dans la main. D’autant que j’ai le mili en couverture.

On se rassure comme on peut... Parce que jusqu’ici, cette garce m’a baladé dans les grandes largeurs. J’ai pris le calibre, plus pour faire plaisir à mon binôme qu’autre chose : si je suis incapable de lui foutre un coup de rondin, lui loger une balle entre les deux yeux relève de l’impossible. Si Vieille-Pute est de la partie, en revanche, j’aurai moins de scrupules.

Le coin est isolé pour changer, une maison de plein pied, un îlot entre petits bois et prairies verdoyantes. Deux utilitaires à l’entrée, le sien et un autre que je n’ai jamais vu, sûrement celui de Léon. La porte d’entrée est entrouverte, ça pue l’embrouille. Je ne tergiverse pas longtemps, je vais y aller de toute façon. Je coince le flingue dans mon falzar, observe les alentours, à l’affût d’un mouvement suspect, d’un son anormal : rien. Je m’approche doucement, totalement à découvert, parviens à l’entrée, distingue depuis l’extérieur une pièce à vivre. Les bretons sont fâchés avec les fenêtres, je ne vois pas grand-chose. Je me décide finalement à l’appeler, comme un gars qui s’apprête au duel final :

— Lefloch !

Silence en écho à mon agression, puis elle me répond de quelque part, d’une voix fluette :

— Entrez, Monsieur Deloupe.

Elle n’en mène pas large. Ça devrait, mais ça ne me plaît pas. Je pénètre dans la pièce sombre.

— Au fond, dans la chambre.

Un courant d’air me guide jusqu’à une petite chambre, éclairée par la lumière pâle de l’après-midi. Elle est de dos, assise sur un tabouret. Sa silhouette abattue surplombe un lit, sur lequel repose le corps inerte de Léon. Sa tête dépasse d’un drap blanc qui ondule doucement, au rythme de l’air s’engouffrant par la fenêtre ouverte. Sa peau est cireuse, son immobilité est parfaite. Il semble dormir profondément, mais aucun mouvement ne soulève sa poitrine frêle. Il est mort. Ma voix s’étrangle en souffle rauque. Je l’aimais bien le vieux.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Son corps est secoué par les sanglots, elle pleure.

— La… La maladie est revenue. Elle… l’a emporté soudainement.

Je sens un truc au creux du bide, l’empathie peut être, ça me fait tout drôle. Je n’arrive plus à la détester, je suis désemparé.

— Désolé, Lefloch.

— C’était… ma seule famille…

— Je sais…

Elle se redresse, essuie ses larmes, prend une inspiration :

— C’est ma faute. Tout ce qui arrive est ma faute.

Je suis comme un con, je ne sais pas quoi dire. Je tente une banalité fataliste :

— C’est la vie, Claire. T’y es pour rien.

Elle m’observe un instant par-dessus son épaule. La colère perce à travers ses larmes, sans qu’elle ne me soit destinée :

— La réciprocité, Monsieur Deloupe. Une vie pour une vie. Je l’ai sauvé cette nuit-là, dans la clairière, et Grand Jean est mort. Je vous ai sauvé et Monsieur Prigent est mort. Sans parler du chien vagabond contre Louve. Et maintenant le monstre… contre mon oncle. J’ai été bien orgueilleuse de penser maîtriser tout cela, j’ai fait fi des conséquences.

Sûr qu’elle se la pète, mais ça n’est pas le moment de le relever. L’idée de la laisser s’occuper des ripoux tombe à l’eau : les répercutions pourraient s’avérer désastreuses. Je ne sais pas si mon silence l’encourage, ou si elle avait prévu un discours, toujours est-il qu’elle continue à se déverser :

— Vous avez probablement raison, concernant Aliénor et la communauté. J’en viens à douter du sens de tout cela, mais je suis élevée dans ces croyances, depuis ma plus tendre enfance. Je ne les renie pas, cependant… la façon dont elle applique le dogme… Je ne sais plus quoi penser.

Elle fait une pause, s’affale, devient blême d’incrédulité. Ses yeux sont hagards de ce qu’elle n’a jamais laissé percevoir jusqu’ici : la peur.

— Et… et ce que j’ai fait au monst… à… cet homme… Cette photographie que vous m’avez envoyée… Je… je me suis perdue, je…

Je suis impuissant face à sa détresse. Je suis censé faire quoi, là ? La prendre dans mes bras pour la consoler ? Lui dire que ça n’est pas grave ? Après tout je ne suis pas à un mensonge près. Trop facile, d’autant qu’elle m’enfume bien trop facilement. Je reste méfiant et j’ai la dent dure. Je suis dans le malaise de l’entre deux, je ne sais toujours pas quoi dire, alors je ne dis rien. Elle tire le linceul sur le visage de son oncle, renifle en s’essuyant les yeux une nouvelle fois. Sa voix reprend de la vigueur :

— Je m’occuperai du rite funéraire demain… Son âme aura rejoint le Sidh d’ici là.

Elle se lève pour me faire face, jetant sur moi une œillade ferme :

— Je suis allée trop loin et j’en paye le prix. Je ne reculerai plus, je donnerai ma vie s’il le faut. Vous n’obtiendrez pas ce que vous êtes venu chercher, Monsieur Deloupe. Je vous conjure d’y renoncer.

Paradoxalement, cette amorce de conversation signifie un « après », donc l’espoir de retrouver sa beuh. Même si Jer est mort, Vic reste une menace pour elle, pour Val, pour moi. J’ai toutes les raisons de lui mentir, mais ça doit passer pour une compromission :

— Pourquoi je renoncerais ?

— Parce-que… je consens à tirer un trait sur vos exactions, et à vous guérir totalement. Et à vous aider concernant votre addiction à l’alcool, pour peu que vous y mettiez du vôtre. Ce que je vous demande en échange, c’est de renoncer au cannabis et de me laisser du temps, pour réformer la communauté.

Mes exactions ? Bordel… Guérir ? L’alcool ? Si j’avais le choix, je reprendrais la murge jusqu’à plus soif. Jusqu’à effacer notre rencontre. Jusqu’à crever d’un apocalypse personnel et monumental ; j’étais bien parti pour réussir. Mais il y a Val et son chiard.

Conneries tout ça. Je suis sobre pour une fois. Et lucide. La principale raison pour laquelle je suis là, c’est elle. Le reste c’est mon passé, que je traîne comme un boulet. C’est elle, toujours elle, qui squatte mes pensées depuis que nos routes se sont croisées, et dont l’absence provoque un vide inexplicable.

Claire Lefloch. Qui échappe à mon pragmatisme : j’ai toutes les raisons de me méfier d’elle. Je pourrais la mettre hors course d’un simple coup de fil. Pourtant, je suis là à marchander la suite. Et maintenant elle rajoute une clause, comme si elle s’attendait à ma question. Le jeu de dupe continue. J’aurai la peau d’Alien ou elle aura la mienne ; entre nous, c’est écrit. Et je ferai tout pour trouver sa beuh. Elle est peut-être surdouée, elle n’en reste pas moins une jeunette trop perchée.

Ou pas. J’envisage que son assurance n’est qu’une façade, que ce pacte qu’elle propose est un appel à l’aide. Sa solitude et son isolement m’accablent un instant. Nous nous rejoignons au moins sur ce point : le rejet du monde. À ceci près que moi, je l’ai choisi. Pas elle. Si elle compte réellement prendre ses distances avec les tarés, elle n’a plus personne. Et concernant les bleus et les ripoux, malheureusement pour elle, je suis certainement ce qui se rapproche le plus — si ce n’est d’un ami — d’un allié. Perchée, peut-être. Pas naïve. Je n’arrive toujours pas à la cerner. Je devrais la renvoyer chier, mais je vais jouer son jeu, toute ambivalente qu’elle soit. J’ai même des scrupules, mais... je marque une fausse hésitation, pour en remettre une couche, avec la sale impression de signer pour l’irréversible :

— Ok, Lefloch. Si tu fous la paix à Briac. Juste le temps de le réformer. Et plus de séances de spiritisme.

Elle est acculée. Elle sait que ça vaut peau de balle. Peut-être. Ou elle se joue de moi. Encore. Elle se retient d’ajouter quelque chose, en mordillant ses lèvres. Puis d’une voix penaude :

— Très bien, je… j’accepte. Dans ce cas, suivez-moi… Je vais vous guérir et… et mettre fin à votre… condition.

Son timbre décrescendo est un aveu éloquent, enfin un vrai pas vers moi. Elle suggère à demi-mots ce que je soupçonnais depuis le début : ses envoûtements, c’était pas des conneries.

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