Chapitre 3 : Petit-déjeuner au diabolo menthe

17 minutes de lecture

Je n’ai jamais été de ceux qui détestaient leurs parents. Vraiment. Mais, chez moi aussi, quelque chose avait changé.

Ça me faisait drôle d’en vouloir à ma mère. Non, en fait, ça ne me faisait pas drôle, ça me faisait de la peine. Je ne lui avais pas envoyé de message pour lui montrer que j’étais toujours en colère et je n’en avais pas reçu de sa part. J’étais déçue. À sept heures du matin, j’étais donc dans mon lit, les yeux grands ouverts sur mes meubles qui s’emmêlaient avec mon bordel, et je regardais l’écran de mon téléphone en me rappelant que je n’étais pas le centre du monde. Avant, Mickaël et moi étions déjà insignifiants. Nous n’étions que deux gamins. Deux entités dérisoires. Exactement comme aujourd’hui. Sauf qu’avant, nous étions le centre d’au moins une chose : l’univers de nos parents. Mais, apparemment, ce n’était plus le cas, ils étaient passés à autre chose. Pour eux aussi, nous étions devenus insignifiants.

Parfois, ma mère me rendait dingue et là, tout de suite, maintenant, ça me manquait. Oui, elle me manquait. Mais ce n’était pas son déménagement qui allait nous rapprocher, au contraire. Jamais je ne partirais avec elle. Il fallait que je reste. J’avais quelque chose d’autre, ici. J’avais ce secret dont je ne voulais pas me séparer, ce secret pour qui j’étais prête à rester, quitte à ce que ma mère m’oublie. Parce que, c’était peut-être triste à dire, mais, contrairement à ma mère, ce secret faisait partie de l’avenir. Elle allait partir, il allait rester. Pourquoi me serais-je battu pour redevenir le centre de son univers si j’étais destinée à l’abandonner ? Autant ne pas faire de messages, ne pas appeler, reposer mon portable et rester fâchée. Après tout, c’était ma mère qui avait commencé. Pas moi. Pour une fois, je n’avais rien fait.

Il était tôt. Trop tôt. Surtout pour un samedi matin. Mais j’étais le genre de fille qui n’arrivait jamais à se rendormir et j’allais devenir dingue à force d’étouffer sous ma couette en pensant à quel point ça me manquait de ne pas être dingue à cause de ma mère. Je me suis levée. À la seconde où mon pied s’est posé sur une bouteille d’eau à moitié vide, je l’ai regretté, mais c’était trop tard. Ou trop tôt, je ne savais plus. J’ai ouvert les rideaux. À défaut d’y voir plus clair dans ma tête, j’y voyais plus clair dans mon problème : j’avais beaucoup trop repoussé le moment de ranger ma chambre.

Mais je n’allais tout de même pas commencer maintenant et réveiller mon père, pas vrai ? Ça aurait été dommage qu’il me surprenne et qu’il comprenne que je n’avais absolument pas passé l’aspirateur il y a deux semaines, et que je n’avais pas non plus fait la poussière, ni rangé mes vêtements correctement, ni vidé ma poubelle et encore moins remis de l’ordre dans mes affaires de cours (alors que je lui avais pourtant assuré que ma chambre était nickel lorsqu’il m’avait déposé chez ma mère). Ça aurait été vraiment, vraiment dommage. Pas vrai ? Il fallait que je remette ça à plus tard. Je sais, je sais, c’était au moins la dixième fois que je disais ça, mais au moins, cette fois, j’avais une bonne raison. Alors, j’ai fait ce qu’il fallait. J’ai enfilé un jogging qui traînait près de ma porte, j’ai poussé ma valise contre le mur, j’ai traversé le couloir puis le salon sur la pointe des pieds et je suis sortie de l’appartement.

Bon, d’accord, sortir de l’appartement n’était peut-être pas ce qu’il fallait faire. Oui, ça allait mettre mon père en pétard de ne pas savoir où j’étais. Oui, il allait me tuer s’il apprenait que j’allais traîner avec Alexandre dès que je n’arrivais pas à faire la grasse matinée. Mais soyons réalistes : que pouvait-il m’arriver si je ne sortais pas de notre immeuble ? Alexandre habitait à l’étage juste au-dessus. Il ne dormait jamais et il m’adorait. Il avait vingt-quatre ans, du bon sens et le numéro des pompiers scotché à l’intérieur de la coque de son téléphone. Avec lui, il ne pouvait rien m’arriver. J’ai croisé les doigts pour que mon père ne se lève pas avant que je ne sois revenue et j’ai refermé la porte d’entrée le plus discrètement possible.

Alex allait encore me charrier, j’en étais sûre. Il disait souvent qu’il avait pris sa retraite de baby-sitter et qu’un jour, il me claquerait la porte au nez, même si on savait tous les deux qu’il était trop gentil pour faire ça à qui que ce soit (même à ma voisine). Ce qui me plaisait, chez lui, c’était sa manière de me parler. Quand je me disputais avec Mickaël ou que je commettais une erreur, j’allais le voir directement. Alex m’écoutait et me conseillait. Avec lui, j’avais l’impression de pouvoir devenir une meilleure personne, plus mature et plus responsable.

Pour l’instant, j’en voulais à ma mère comme une petite fille, j’avais envie que le monde tourne autour de moi, qu’elle rentre, que mon père soit un super héros, et que tout se termine bien. Et dans quelques minutes, Alexandre allait m’aider à accepter que la réalité ne fonctionnait pas ainsi. J’ai gravi les dernières marches de l’escalier en croisant les doigts pour qu’il soit déjà dans le couloir, la fenêtre ouverte pour ne pas se faire attraper par sa mère alors qu’il était en train de fumer. Il y avait aussi eu une fenêtre à mon étage, autrefois. Mais plus maintenant. La vieille l’avait faite condamnée parce qu’elle trouvait que c’était « trop dangereux vis-à-vis de la population de notre quartier et de la délinquance du voisinage », elle avait tellement insisté sur son sentiment d’être espionnée et sur le risque qu’un voyou puisse y jeter des briques (ou même des bombes, tant qu’elle y était) que les propriétaires avaient cédés. Je me demandais encore si la capacité de ma voisine à ennuyer le monde avait une limite, mais j’en doutais.

Alexandre n’était pas en train de fumer. Comme je ne voulais pas réveiller ses parents, je n’ai pas sonné et je l’ai appelé sur son téléphone. Pas de réponse. Peut-être qu’il dormait chez sa copine. J’allais me résigner à rentrer bredouille quand la porte de son appartement s’est ouverte sur sa mère, Sophie, en peignoir avec ses cheveux gris dressés dans tous les sens. Étrange. D’habitude, elle était toujours impeccable avec ses vêtements repassés et ses cheveux lissés. On s’est regardée droit dans les yeux pendant plusieurs secondes et je lui ai dit bonjour. Elle s’est mise à pleurer. Je ne savais pas quoi faire. Qu’est-ce qui lui prenait ?

— Pardon, s’est-elle excusée. Je n’arrivais pas à me rendormir, j’ai entendu du bruit dans les escaliers et je me suis dit… J’ai cru que c’était lui.

— Lui ?

— Alexandre.

Elle s’est remise à pleurer et la situation est devenue encore plus étrange. Je n’avais pas l’habitude de voir des adultes en larmes, encore moins des mères. Je ne comprenais pas. Alexandre était du genre à revenir de soirée tard le soir ou tôt le matin, alors pourquoi avait-elle l’air aussi inquiète ? Ce n’était pas la première fois que son fils passait la nuit dehors. Il travaillait comme caissier en attendant de trouver un emploi à la hauteur de son diplôme et de quitter l’appartement de ses parents, qu’il sorte beaucoup n’avait rien d’étonnant. Au contraire, s’il s’était cloitré chez eux, je me serais inquiétée. Sophie a séché ses joues dans la manche de son peignoir et m’a invitée à entrer. Elle a préparé du café pour elle et un diabolo à la menthe pour moi. Je savais qu’elle achetait du sirop uniquement pour me faire des diabolos, même si elle ne l’aurait jamais admis. Ça me touchait toujours autant. Elle était trop gentille. Ça me faisait de la peine de la regarder tourner en rond dans sa cuisine en attendant que la cafetière termine sa tasse. Qu’est-ce qui lui arrivait ?

— Je deviens dingue, a-t-elle soupiré.

— Il s’est passé quelque chose ?

Ses yeux se sont embués. Elle a pris sa tasse de café et nous nous sommes assises autour de la table carrée. Au-dessus de la nappe bleue, mon diabolo devenait turquoise. Je regardais les bulles de gaz remonter à la surface quand elle a pris une grande inspiration pour m’annoncer la nouvelle.

— Alexandre a disparu.

J’ai relevé la tête.

— Quoi ?

— Hier matin, sa chambre était vide. Il devait partir en vacances avec sa copine alors, je ne me suis pas inquiétée… Mais dans la journée, les parents d’Amber ont appelé à la maison. Elle avait oublié de prendre son téléphone. Lui aussi. C’est comme ça que j’ai su qu’il lui était arrivé un malheur. Il ne serait jamais parti sans, il aurait fait demi-tour dès qu’il s’en serait aperçu. Mais il n’est pas revenu, il n’a pas appelé. Plus personne n’a de nouvelles d’eux. Je ne sais pas ce qui leur a pris, je ne sais même pas où ils sont ! Alexandre était tellement vague, il nous en a dit si peu… Il n’a même pas laissé un mot ! Tout ce j’ai trouvé, ce sont des publicités sur des retraites spirituelles et des bons de réductions sur des plats végans que sa stupide petite-copine lui ramène à chaque fois.

Elle s’était remise à pleurer. Moi, j’étais sous le choc. Sophie a repris :

— Est-ce que tu l’aurais vu, par hasard ?

— Non, désolée. Pas depuis la dernière fois que je suis venue chez mon père. Je ne savais même pas qu’Alex allait partir en vacances. J’étais venue le voir, justement.

— Tu avais rendez-vous avec lui et il n’est pas venu ?

— Non non, pas du tout. Ce n’était pas prévu. Je voulais juste passer, dire bonjour.

Elle n’avait pas l’air bien. J’ai essayé de la rassurer.

— Il est peut-être vraiment parti en vacances. Peut-être qu’il s’est rendu compte qu’il avait oublié son portable quand il est arrivé et qu’il n’a pas voulu faire demi-tour. Peut-être qu’il s’est dit qu’en trouvant son portable chez vous, vous ne vous inquiéteriez pas de son silence.

Je savais que c’était improbable, mais c’était une possibilité. Qui sait ? Si Alexandre n’était pas accro à son portable (et si les téléphones n’étaient pas indispensables pour servir de GPS), on aurait pu y croire. Sophie a avalé son café en une gorgée et j’ai siroté mon diabolo menthe tout doucement. Elle a sorti des biscuits.

— Tu en veux un ?

— Il y a de la cacahuète dedans ?

— Non, ça ne craint rien. Tu peux y aller.

— Merci.

J’en ai attrapé un en me retenant de vérifier sur le dos du paquet s’il était bien à deux-cents pour cent sans cacahuète (j’étais allergique, comme mon père et mon jumeau et, Sophie adorait les fruits secs et les graines dans ce genre alors, je me méfiais). C’était un étrange petit-déjeuner. Un petit-déjeuner au diabolo menthe, avec ma voisine du dessus alors que mon ami avait… disparu.

Une fois, quand j’étais plus jeune, Alex m’avait dit qu’au collège, on n’avait qu’une seule envie : être plus grand. Et puis, après, on s’apercevait qu’il ne nous restait plus beaucoup de temps avant d’avoir fini de grandir et d’un seul coup, on voulait mettre le monde sur pause. Peut-être que c’était pour ça qu’il avait disparu : il avait mis le monde sur pause, il était revenu en arrière, il avait laissé l’avenir là où il était. Je préférais l’imaginer comme ça que mort dans le coffre d’un psychopathe ou perdu sur une autoroute, à se demander s’il reverrait sa mère un jour. Oui, j’adorais l’imaginer dans une petite bulle hors du temps, avec les jeux vidéo de son enfance et ses cartes Pokémons qu’il m’avait léguées.

J’ai retenu mes larmes et Sophie a serré ma main sur la table. J’ai chuchoté un petit « désolée », comme si rompre le silence aurait été déplacé. Comme si, en parlant tout bas, la disparition d’Alexandre serait moins grave, comme si ça pouvait faire moins mal. Mais ce n’était pas le cas. J’ai terminé mon diabolo menthe.

Sur le palier, j’ai dit à Sophie que j’espérais que son fils rentrerait et je l’ai entendue se remettre à pleurer quand j’ai descendu les escaliers. Avais-je déjà vu pleurer mes parents ? Je ne m’en souvenais pas. J’espérais qu’un jour, Alex puisse voir Sophie pleurer de joie, je l’espérais très fort, mais je n’avais aucun moyen de savoir si ça se produirait. Et ça me faisait flipper.

Quand j’ai ouvert notre porte d’entrée, mon père était sur le canapé.

— T’étais où ?

Il respirait la colère. La colère, et l’inquiétude. Mickaël sortait à peine de sa chambre.

— Qu’est-ce qui se passe ? a-t-il marmonné en manquant de se prendre la table de la cuisine.

Papa s’est rapproché de moi pendant que j’enlevais mes baskets.

— Ellie qu’est-ce que tu faisais dehors si tôt le matin ? Et pourquoi est-ce que tu sens la menthe ?

— Alexandre a disparu.

Je n’ai rien dit d’autre. Mon frère a fait tomber la boite de céréales dans l’évier rempli de vaisselle sale. Mon père a cligné des yeux. Il ignorait que je voyais Alexandre dans son dos, mais il savait que nous étions amis. Il a regardé mon visage et, il a compris que j’avais la boule au ventre.

— Viens-là, m’a-t-il dit en ouvrant les bras pour me faire un câlin. Ça va aller, explique-moi cette histoire. Tu es sûre qu’Alexandre a disparu ?

Je lui ai raconté que ce que je savais et il ne m’a pas demandé comment j’avais atterri à l’étage du dessus à huit heures, un samedi matin. Il n’avait pas le cœur à me faire la morale. Tant mieux, j’étais assez perturbée comme ça. Il m’a serrée contre lui jusqu’à ce que j’arrête de trembler. Contrairement à ce que je m’attendais, Mickaël est resté tout calme, il n’a rien dit, il n’a pas posé de question ni fait d’hypothèse tragique. On est resté silencieux un long moment. J’avais le ventre noué. Je suis retournée dans ma chambre sans prendre de céréales. Papa aussi n’a rien avalé.

Quelques minutes plus tard, Mickaël a passé la tête dans l’encadrement de ma chambre. Quand il a vu le désordre, il s’est faufilé à l’intérieur, a refermé la porte et s’est installé à côté de moi sur mon lit défait. Il avait l’air de réfléchir à toute vitesse. Les yeux perdus sur mes murs remplis de posters, il se rongeait les ongles. Il faisait souvent ça quand il avait peur.

— À quoi penses-tu ?

— À papa, m’a-t-il chuchoté.

— Pourquoi ?

— Il est bizarre. Il se met à courir pour on ne sait quelle raison. Il ne t’engueule pas. Il ne dit rien quand tu lui dis qu’Alexandre a disparu et en plus, il n’a même pas l’air surpris.

— Laisse-moi deviner. Tu crois que c’est lui qui l’a kidnappé ?

— Non. Je dis seulement que c’est suspect.

J’ai eu un rire amer. Ce n’était pas le meilleur moment pour me raconter des théories du complot délirantes. Mickaël a changé de sujet :

— Je croyais que tu avais rangé ta chambre la dernière fois qu’on était parti.

— J’ai foiré. Il faut que je trouve une solution.

— Ouais, sinon, tu vas te faire enguirlander.

Je me suis levée et j’ai commencé à ramasser le linge qui traînait. J’ai failli tomber sur mon sac à dos et lui, il s’est cogné le pied dans un bouquin que je devais lire pour les cours, mais que je ne terminerais probablement jamais. J’avais le moral dans les chaussettes et les chaussettes dispersées n’importe comment sur le sol et sur ma table de chevet. J’en avais marre avant même de commencer. Mickaël a eu pitié de moi. Avant de sortir de ma chambre, il m’a dit :

— Je vais retirer mon pansement. Tu veux venir ?

Je n’ai pas hésité une seule seconde. Il fallait que je me change les idées. J’avais besoin de fermer les yeux sur ce qu’il venait de se passer, j’avais besoin d’ignorer le vide dans ma poitrine, les larmes et la peine. Après tout, peut-être qu’Alexandre allait bientôt rentrer. Peut-être qu’il ne lui était rien arrivé.

On s’est faufilé dans la salle de bain en jetant un œil au salon : mon père avait le nez plongé dans un bouquin, on était tranquille pour un moment. Devant le miroir, on a retiré nos pantalons puis nos pansements. La tache de naissance sur notre cuisse droite était enfin visible. Je l’avais à peine effleurée que je sentais déjà mon visage me piquer. Je me suis concentrée un instant et ma petite bizarrerie a fait le reste. Dans le miroir, le bas de mon visage s’est déformé pour prendre l’apparence de celui de mon père. Une minute plus tard, j’avais une petite barbe qui me mangeait les joues et qui descendait dans mon cou. Mickaël, lui, essayait d’imiter les cheveux roux de notre mère, mais sans grand succès. Papa ne nous avait jamais appris à nous servir de nos taches, alors, contrairement à lui, nous n’étions pas capables de nous métamorphoser en quelqu’un d’autre. La seule personne à qui on pouvait piquer des traits sans difficulté, c’était lui. Logique. Ce truc nous venait de lui.

Si maman aussi avait eu une tache de naissance, nous aurions pu l’imiter ; mais ce n’était pas le cas. Maman était complètement normale et, elle était mal à l’aise quand on changeait de visage. Rien à faire, elle ne s’y faisait pas. Je crois que, quand elle était tombée enceinte, elle ne savait pas encore que papa était comme ça. Seulement, quand elle s’en était rendu compte, il était trop tard. Nous étions là. Alors, on achetait des tonnes de pansements pour éviter de toucher notre tache et on gardait ça pour nous, comme un vilain secret. Maman prétendait qu’il n’existait pas, papa prétendait que nous n’en avions pas besoin et nous, on en profitait comme on pouvait. Nous n’avions peut-être pas un super-pouvoir, mais nous avions quelque chose en plus. Une tache. C’était déjà ça.

Mickaël avait aussi une barbe, maintenant. Il avait l’air vieux avec tous ces poils sur le visage. Moi, je ressemblais à un gourou ou à un mec hippie dans les années quatre-vingt. Plus que le bandeau à fleurs et je pouvais me mettre à fumer de l’herbe. Le déguisement d’Halloween ou de carnaval parfait, si seulement je pouvais sortir comme ça dans la rue sans être soupçonnée d’usurper l’identité de quelqu’un pour monter un sale coup ou je ne sais trop quoi.

La vieille serait la première à dire qu’avec une aptitude pareille, j’étais destinée à mal tourner. Quelquefois, je me demandais si elle était au courant. Elle savait toujours tout, de toute façon. À croire qu’elle passait ses journées à nous espionner, l’oreille collée contre le mur et les fenêtres ouvertes. D’un autre côté, je devais reconnaitre que les gens comme nous abusaient souvent de la métamorphose pour faire des trucs illégaux ou rester anonymes. Se composer un faux visage était pratique quand on voulait braquer une supérette ou cambrioler une maison. Pas besoin de craindre les représailles quand personne ne pouvait vous reconnaitre. Si j’avais su comment effacer mon visage quand j’étais plus petite, j’en aurais profité pour faire toutes les bêtises possibles et inimaginables. Ma mère serait devenue dingue et mon père m’aurait collé un sparadrap sur la cuisse à la super-glue, pas de doutes là-dessus.

J’ai commencé à faire des grimaces devant le miroir pendant que mon frère vidait les tiroirs à la recherche de la mousse à raser. J’ai fini avec la moustache d’un chef d’orchestre et Mickaël, avec la barbe d’Iron Man. C’était marrant, jusqu’à ce qu’on commence à se faire des vannes et que ça dégénère. Mon père a ouvert la porte et nous a crié :

— Qu’est-ce que vous avez encore fait ?! Et c’est quoi, ces têtes ? Mickaël, éponge l’eau que vous avez mise par terre. Immédiatement ! Ellie, tu nettoies la mousse à raser sur le miroir. Franchement, vous n’aviez que ça à faire ? Je veux retrouver mes affaires dans mon tiroir exactement comme vous les avez trouvés. Vous vous débrouillez comme vous voulez, dans cinq minutes, je vous veux au salon et sans moustache, c’est clair ?! Et remettez vos pansements !

La voisine allait encore nous faire une réflexion à propos du bruit, j’en avais bien peur. Je suis arrivée dans le salon et quand j’ai compris pourquoi mon père était aussi tendu, j’ai ri.

— Ce n’est pas drôle !

Il était aussi stressé que mon frère, qui est resté en arrière. Rien qu’à voir mon père dévisager l’araignée qui se baladait au-dessus de la télévision, j’étais pliée en deux. Il a essayé d’utiliser le regard qui tue et la voix qui ne rigole pas, mais il n’était plus du tout crédible. Rien à faire, je ne marchais plus dans son histoire de père autoritaire. Il a perdu le peu de dignité qui lui restait quand l’araignée s’est aventurée sur notre sol et qu’il a grimpé sur le canapé avec sa claquette à la main.

— Tue-la, je t’en supplie. Ellie ! Allez, arrête de rire. Elle avance !

— Désolée pour le coup de la salle de bain.

— Je m’en tape ! Tue-la.

— Et pour la course de caddies.

— Ce n’était pas grave.

— Et pour le coup de la caissière qui t’appelle au micro.

— On s’en fout. Élimine cette saleté !

— Je peux aller chez Léa ce soir ?

— Hein ?

— C’est son anniversaire.

— Mais ta mère m’a dit qu’elle t’avait déjà dit non.

Je me suis mise devant lui.

— Ouais. Mais toi, t’es mon père. Et elle, là-bas, c’est une araignée.

— Mais…

— Papa, elle avance.

— Si tu crois que tu vas m’avoir aussi facilement…

Il a jeté un œil sur l’abomination qui continuait de se rapprocher du canapé, et un autre sur moi qui lui faisait les yeux doux pour qu’il cède. J’ai enfoncé le clou en joignant mes deux mains :

— Allez, steuplé. Steuplé, steuplé. C’est ma meilleure amie ! Ça fait des semaines qu’elle prépare ça, maman m’avait dit oui au début, et puis elle m’a forcé à annuler à cause de son foutu mariage. Mais s’il te plaît, maintenant, toi, tu peux me dire oui. Allez, papa !

— Tu ne pouvais pas me demander ça à un autre moment ?

Il savait très bien pourquoi je n’avais pas tué l’araignée avant de lui demander, et il savait très bien que j’étais capable de ne pas la tuer du tout. Ces petites bébêtes ne me dérangeaient pas, moi.

— Ok ! T’as gagné, tue cette foutue bestiole et tu pourras aller à cet anniversaire.

J’ai attrapé l’araignée avec un verre et une feuille, je l’ai fait glisser à travers la fenêtre avec un sourire victorieux et j’ai regardé mon père descendre piteusement de notre canapé. Je lui ai dit :

— Marché conclu.

Il m’a fait un sourire — un sourire forcé et incroyablement hypocrite — et il a fermé la fenêtre. Franchement, y’avait pas à dire : la personne la plus digne et puissante et courageuse (et maligne) face à une araignée dans notre appart, c'était moi. Dommage qu’Alexandre ne soit pas là pour que je lui raconte ça. Il me manquait déjà.

Annotations

Vous aimez lire Pauline :) ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0