Chapitre 4 : Traiter son frère d’imbécile

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— Gabriel, a soufflé mon oncle, mais qu’est-ce que c’est que cette horreur ?

Papa s’est tourné pour faire face à son grand frère. Tonton était avachi sur notre canapé, sourcils froncés, avec un jean noir et une veste en cuir de rockstar.

— Tu ne vas quand même pas sortir comme ça, a-t-il continué. Porte une chemise à carreaux quand tu joues aux bucherons, pas quand tu sors avec un ami. Et au fait, depuis quand as-tu des amis ?

— Ça te regarde ?

Mon père était de mauvaise humeur, comme d’habitude. Il a échangé sa chemise contre un sweat à capuche qui traînait sur la chaise du bureau.

— Et voilà, problème résolu. Maintenant, soit gentil et garde les mômes en vie. Ellie a le droit de sortir jusqu’à onze heures.

— On avait dit minuit !

— Je te conseille de baisser d’un ton, jeune fille. Minuit c’était avant que tu ne me coinces avec une araignée.

— N’importe quoi ! On en a discuté après.

— Je suis le père, c’est moi qui décide. La prochaine fois tu réfléchiras à deux fois avant de jouer à la plus maligne.

J’étais vexée. Non seulement, il m’avait appelé jeune fille, mais en plus, je m’étais fait douiller sur toute la ligne. Ma soirée allait s’arrêter pile au moment où les choses deviendraient intéressantes. Mon oncle est revenu à la charge :

— Gabriel, allez ! Ellie peut sortir jusqu’à onze heures trente, ça ne va pas la tuer. Et puis, de toute façon, tu…

— Je ne veux rien savoir, l’a-t-il interrompu. Onze heures, un point c’est tout.

Je me suis retenue de faire une grimace. La dernière fois que j’avais trop râlé à propos des horaires, je n’étais pas sortie du tout. Mieux valait négocier plus tard avec mon oncle. Je l’ai remercié silencieusement et je suis allée dans ma chambre. J’avais mis les fringues sales à laver et les fringues propres en tas sur ma chaise de bureau, mais je n’avais pas encore rassemblé les affaires qui traînaient par terre. C’était toujours le bordel. J’ai chopé le sac à dos qui était caché sous mon lit, je l’ai vidé sur ma commode et j’ai commencé à préparer mes affaires pour la soirée. Le paquet rentrait pile-poil. C’était une boite à bijoux. Je ne savais jamais ce que Léa attendait de moi comme cadeau (elle l’avait appris à ses dépens) alors, cette année, elle me l’avait demandé directement. J’allais retourner au salon quand mon frère a débarqué. Il avait l’air secoué.

— Ellie, j’avais raison !

— À propos de quoi ?

— Papa a kidnappé Alexandre !

— T’es encore là-dessus ?

Il a refermé la porte en un claquement et il s’est mis à faire de grands gestes avec ses bras.

— Je te dis la vérité !

— N’importe quoi, papa ne ferait jamais ça. C’est notre père, on le connait. Et puis, pourquoi voudrais-tu qu’il kidnappe Alexandre ? C’est absurde.

— Ah ouais ? Regarde ça ! Pourquoi ces clés étaient sur le bureau ?

J’ai vu double. Dans la main de Mickaël, le porte-clé crocodile d’Alex se balançait.

— Ce n’est pas possible !

— Je t’avais dit que j’avais raison.

— Non ! me suis énervée. Non, je ne te crois pas. Ça ne peut pas être papa. C’est forcément quelqu’un d’autre.

— Tu te fous de moi ? Ellie ! Pourquoi est-ce que tu refuses de m’écouter ? J’ai raison, tu le sais ! J’en ai la preuve.

Il avait l’air blessé, mais je m’en foutais. Il pouvait bien me faire les yeux doux et me toiser du haut de son un mètre quatre-vingts, il était hors de question que mon père se fasse arrêter par les flics et qu’il disparaisse dans une prison.

— Papa ne kidnapperait jamais personne, ai-je rétorqué.

— Mais les clés…

J’ai délaissé mon sac à dos pour faire face à mon frère et l’acculer contre la porte. Les murs vert menthe tournoyaient autour de moi. Mes poings se sont serrés instinctivement et j’ai regretté de ne pas être aussi grande que lui. Je voulais prendre le dessus et le faire taire. J’ai crié :

— Je me fous des clés ! Elles seraient déjà cachées ou enterrées six pieds sous terre si tes hypothèses foireuses avaient un sens.

— Mes hypothèses foireuses ? C’est ce que tu penses ?!

— Mickaël, est-ce que tu t’entends parler ? Tu passes tes journées à t’inquiéter à propos de kidnappings ou de fin du monde, ou de je ne sais quelle autre histoire tordue dans ce genre !

Il l’a mal pris, c’était évident. Avec un visage aussi dur, il n’avait plus rien à voir avec le petit garçon effrayé qu’il était d’habitude. J’avais face à moi un presque-homme qui pourrait surpasser mes forces si notre dispute tournait mal. Il m’a lancé :

— Va te faire voir ! Je suis peut-être froussard, mais au moins, moi, je ne me mens pas ! Je ne suis pas une gamine de quatre ans qui a trop de peur de voir la vérité en face.

— Je t’emmerde, le complotiste. C’est toi qui n’es pas capable de voir à quel point tu délires ! T’as tout le temps peur que quelqu’un meure ou que nos parents t’abandonnent, alors que c’est tout sauf crédible.

— Tu n’es qu’une idiote qui pense qui ne lui arrivera jamais rien si elle continue à fermer les yeux sur ce qui la dérange. Tu crois que je ne le sais pas, quand tu me mens ? Quand tu te racontes des histoires, quand tu…

— Et qu’est-ce que ça peut te faire ?! l’ai-je interrompu. Moi, au moins, je n’accuse pas mon père de kidnapping à tort. Est-ce que tu réalises à quel point c’est dangereux ? Les gens comme nous n’ont pas droit à l’erreur ! Si tu montres ces clés aux flics, papa ira en taule juste sous prétexte qu’il est métamorphe.

J’ai essayé de lui arracher le trousseau des mains, mais il avait trop de muscles et de centimètres. Il s’est mis à me faire la morale en s’écartant de moi le plus possible, comme si j’avais la peste :

— Fais-moi confiance, si papa a kidnappé Alexandre, on ferait mieux de se barrer. Pourquoi refuses-tu de me croire ? Tu me détestes ?! Tu me détestes autant que tu détestes maman, c’est ça ? Attend un peu que je lui répète ça ce soir, quand elle m’appellera moi et pas toi.

— T’es trop con, Mickaël. Dégage de ma chambre !

— Et si…

— Dégage, imbécile ! Je ne veux plus te voir. Et si tu dis un mot à qui que ce soit à propos des clés, je te démonte. Papa n’a pas kidnappé Alexandre. T’as compris ?

Il a claqué la porte derrière lui et je me suis assise. Mes mains tremblaient. Et merde ! Pourquoi avait-il donc fallu qu’Alexandre disparaisse ? Mon cerveau était sens dessus dessous. J’ai pesté contre la terre entière et je suis allée dire au revoir à mon père.

— Ça va, avec ton frère ? Je vous ai entendu vous disputer.

— Mickaël est con, c’est tout.

— Langage, m’a-t-il reprise.

— Mickaël est bête. Il est venu pour me raconter tout et n’importe quoi et ça m’a énervée.

Papa a échangé un regard avec mon oncle. Ils étaient restés les deux ados qui passaient leur temps à se chamailler pour un oui ou pour un non et ils ne pouvaient que comprendre ce qui m’arrivait. Tonton était celui qui racontait n’importe quoi et mon père était le pauvre petit frère naïf et crédule qui s’énervait à force de tomber dans le panneau. Mais peu importe, l’heure n’était plus à ce genre d’histoire. Papa a enfilé son manteau, il m’a pris dans ses bras, il a dit au revoir à Mickaël et il a filé. Il avait à peine refermé la porte que mon oncle m’a dit depuis le canapé :

— Gabriel m’a raconté pour ton pote, Alexandre. C’était le garçon qui vivait au-dessus, n’est-ce pas ?

— Le garçon qui vit au-dessus, ouais.

— Il était plus âgé, non ?

— De huit ans.

— Ah oui, effectivement. Tu le vis comment ?

— Très bien, merci.

— C’était ironique ?

— Évidemment ! ai-je rétorqué en fouillant dans mon sac à dos pour trouver un mouchoir.

— Désolé, je ne voulais pas être lourd. À bientôt quarante balais, je crois que je ne sais plus comment parler aux jeunes. C’était plus facile de jouer les baby-sitters il y a dix ans.

Je me suis avachie dans le canapé à ses côtés en ignorant le bruit de fond que faisait la télé.

— Pardon, ai-je soufflé, je ne veux pas en parler, c’est tout. Et même si tu n’es plus l’étudiant qui nous apprenait des gros mots, tu restes un tonton cool.

— Ravi de l’apprendre.

A l’écran, un type comme nous se faisait arrêter par la police. Ils n’avaient pas encore précisé ses crimes que le commentateur le désignait déjà comme un métamorphe dangereux et agressif. Le pauvre type. Qu’il soit le véritable coupable du cambriolage ou non n’y changerait rien, il était condamné. Quelques minutes plus tard, les infos locales ont déclaré quatre nouveaux morts. Aucune personne âgée, rien que des jeunes ou des adultes (qui n’avaient surement pas de graves problèmes de santé). Toutes avaient une tache de naissance bien visible sur le bras ou le visage, mais les commentateurs et les autorités l’ont ignoré, cette fois. Des règlements de comptes, des bagarres qui tournent mal, des accidents… Ils ressortaient toujours les mêmes excuses, ils n’osaient jamais parler de la véritable explication. La haine. La peur. Les reproches à la différence. Ils ne faisaient que suggérer. Ceux qui voulaient comprendre le faisait. Ceux qui préféraient ignorer étaient libres de le faire.

Tonton a éteint la télévision. Ça devait surement lui rappeler de mauvais souvenir. Et puis, en ce moment, les infos n’arrêtaient pas avec les métamorphes. On s’est relevé du canapé et tous ensemble, nous sommes allés sur le parking de l’immeuble. Dans la voiture, je me suis assise à l’avant. Mickaël est arrivé et il m’a dévisagée depuis le siège arrière. Je me suis retenue de le provoquer encore plus en lui disant qu’au moins, ce soir, pendant que je m’amuserais avec mes amies et qu’il resterait seul avec notre oncle, il n’y aurait personne pour lui voler la télécommande.

J’ai lissé les plis de ma robe pendant tout le trajet. Je n’avais pas l’habitude de mettre des jupes, mais il ne faisait pas trop froid alors, j’avais fait un effort. Tonton a bavardé de tout et de rien, comme d’habitude. Il nous a donné des nouvelles de mamie, qui allait exceptionnellement fermer son bistro pour les vacances de printemps. Elle fumait toujours comme un pompier, même si elle avait soutenu à notre mère qu’elle avait déjà arrêté à Noël.

— Depuis qu’elle est seule, a-t-il dit, elle n’a pas rencontré d’autre homme. J’ai hâte de voir quel genre de bonhomme elle va nous ramener. Vous avez des idées ?

« Depuis que mamie est seule ». C’est ce que lui et papa disaient toujours, pour ne pas dire « depuis que papa n’est plus là ». Mon grand-père n’était pas mort, non. Il n’était pas parti non plus. Mais mamie était quand même seule. « Un jour, disait-elle souvent en regardant de vieilles photos, vous le rencontrerez ». Un jour, peut-être. J’en doutais. Je ne croyais pas que papa serait d’accord, il était celui qui se taisait le plus à propos de son père. Je me demandais ce qui avait bien pu se passer, mais papa n’aimait pas ce genre de questions. Il les détestait même plus que son nom et son prénom réunis. Il disait que c’était le genre de sujet qui nous ferait remarquer, qu’il valait mieux éviter. Alors, on évitait de parler de grand-père, tout comme on évitait de parler de notre petite bizarrerie.

Je n’avais toujours pas reçu de message. L’écran de mon téléphone restait invariablement noir. Mickaël terminait ses suppositions à propos du futur amant de notre grand-mère et tonton pensait déjà à une nouvelle question qu’il pourrait nous poser.

— Et vous, les jeunes ? Vous voyez quelqu’un, en ce moment ?

Nos réponses furent rapides et précises.

— Non.

— Non.

— Ah. Pardon.

On s’est tu. Le blanc s’est éternisé. La route défilait lentement de l’autre côté de la vitre, la nuit tombait et les réverbères de la ville venaient de s’allumer au-dessus des voitures garées sur les trottoirs. J’ai sorti la seule question qui me passait par la tête, en espérant qu’elle pourrait nous sortir de l’embarras.

— Et toi ?

Tonton a toussé. Il m’a répondu :

— Ellie, c’est par ici qu’habite ton amie ? Je ne me souviens plus.

Il mentait aussi mal que Mickaël.

Quand on s’est garé devant la maison de Léa, j’ai soufflé un bon coup et je l’ai remercié. Grâce à lui j’allais passer une bonne soirée et oublier la disparition d’Alexandre et mes problèmes. J’étais à peine sur le bas-côté qu’il baissait la vitre pour me crier :

— Une heure du mat ! Ne sois pas en retard.

— Promis ! Encore merci.

Il m’a fait un clin d’œil. C’était le meilleur.

Je me suis faufilée en quatrième vitesse chez ma meilleure amie. Les portes étaient toutes ouvertes. Si ma voisine vivait dans ce quartier, elle aurait déjà appelé la police pour arrêter la bande de fumeurs qui squattait les rebords de fenêtres. Ça sentait la nicotine et la sueur à plein nez. Le séjour était bondé de petits groupes qui dansaient n’importe comment sur des tubes des années deux mille dix, on ne s’entendait pas parler et la moitié des personnes qui chantaient le faisaient très mal. Comme j’étais immense, je fendais la foule facilement. Il y avait des bols de chips et de bonbons sur toutes les tables et deux fois plus de miettes et de confettis par terre. Je comprenais pourquoi ma meilleure amie avait décrété que sa soirée ne débuterait qu’à vingt-et-une heure : comment aurait-elle pu commander assez de pizzas pour nourrir tout le monde, sinon ? Je l’ai trouvée dans la cuisine en train de mélanger du sirop avec du jus de fruits dans une énorme cruche. Elle m’a souri avant de se reconcentrer sur ses bouteilles pour ne pas en mettre à côté et salir sa nouvelle petite robe rouge. Elle avait mis du mascara autour de ses yeux gris et ses cheveux argentés étaient coiffés comme ceux d’une actrice au Festival de Cannes. Je lui ai demandé :

— Tu mets autant de sirop pour masquer le gout de l’alcool ou t’es brusquement mise à adorer le sucre depuis tes dix-sept ans ?

— C’est Manon qui organise des soirées où les invités font dix conneries à la minute, pas moi. Ici il n’y a pas de pétard, pas de connard et pas de mec bourré qui vomit dans les parterres de fleurs alors que tout le monde n’est pas encore là.

— Toute le lycée est déjà là ! Tu attends encore quelqu’un ?

— T’abuses ! Tu sais qu’on n’est pas si nombreux que ça, c’est juste que tu n’aimes pas la foule. C’est ton côté Gémeaux qui ressort.

Léa adorait tout relier à l’astrologie, même quand ça n’avait aucun sens. J’avais l’impression d’avoir été jetée au beau milieu d’une soirée à l’américaine, sauf que la maison était beaucoup plus petite et que tout avait l’air moins excitant, moins magique et moins stylé. Je connaissais quelques personnes, comme les filles de mon groupe de danse avec qui je parlais, de temps en temps. C’était Léa qui m’avait forcée à l’accompagner là-bas quand on avait onze ans, même si à l’époque, je paraissais déjà en avoir plus. Peut-être que c’était à cause de notre taille, à cause de nos cheveux noirs ou de nos traits que dans ma famille on paraissait toujours plus vieux, je ne sais pas ; mais j’aurais beaucoup aimé me fondre dans la masse.

La sonnette n’a pas arrêté de se déclencher pendant plusieurs minutes. Je croyais que nous étions déjà assez, mais je me trompais. J’ai regardé l’écran de mon portable en attendant que Léa accueille ses invités. Noir. Encore et toujours noir. Quelque chose n’allait pas. Je n’étais jamais restée aussi longtemps sans nouvelle de mon secret et ça m’était insupportable.

Je me suis servi un verre avec la cruche que Léa avait préparée. C’était plus fort que je le pensais. Heureusement, elle avait dû briffer tous ses invités : personne ne se risquerait à faire d’écarts. Il n’y avait que les faux amis pour gâcher une soirée en finissant au sol dès les premières heures et celle de Léa n’allait pas s’éterniser jusqu’au bout de la nuit (et en plus, elle avait l’art et la manière de remettre les faux amis à leur place). Tout ce que j’avais à faire, c’était siroter mon verre comme tout le monde, me détendre et passer un bon moment, en sociabilisant avec des gens que je connaissais à peine ou dont Léa m’avait parlé en me racontant ses journées. Super. Ça craignait.

J’ai fait le tour du rez-de-chaussée : hors de question de traîner près des fenêtres, j’allais sentir le tabac à plein nez et me retrouver face à mon père à deux heures du matin pour subir un interrogatoire corsé. Les inconnus me faisaient peur. Et je ne voulais pas tenter ma chance avec Agathe (une peste tout juste bonne à avoir l’air stupide) et Daphné (gentille mais complètement effacée, incapable de tenir une conversation plus de trois minutes), deux filles de mon cours de danse. Elles avaient l’air en plein flirt avec deux garçons qui ne me disaient rien du tout. J’étais coincée. Heureusement, Léa a débarqué.

— Viens ! On va se planquer à l’étage.

— Tu fuis ton propre anniversaire ?

— Je ne fuis pas, je m’éloigne un moment avec ma meilleure amie. Si je m’éclipse, j’aurais l’air mystérieuse quand je m’approcherais de Théo.

— Ce mec est tellement banal ! En plus c’est le meilleur pote de mon frère. Tu veux vraiment sortir avec lui ?

— Chuuut, ne dis rien, pas ici.

J’ai éclaté de rire. Elle m’a entrainé à la salle de bains. C’était l’une des rares pièces à ne pas être verrouillé. Nos regards se sont croisés dans le miroir encadré par les beaux meubles blancs. Ce fut à mon tour de lui sourire. J’ai posé mon gobelet sur le rebord de la baignoire gigantesque et j’ai sorti le cadeau de mon sac.

— Joyeux anniversaire !

Elle s’est jetée à mon cou et a décoiffé mes mèches noires dans la foulée.

— Je t’adore, m’a-t-elle chuchoté. Tu ne peux pas savoir à quel point je suis contente que tu aies pu venir, finalement.

— Moi aussi, je suis contente.

Je n’étais pas fan des accolades, mais avec elle, ça allait. Je n’ai jamais été très à l’aise au milieu d’un groupe, je préférais le calme, les filles qui prenaient la peine de m’écouter et surtout, celles qui ne me laissaient pas tomber, même quand elles devinaient ce que je trafiquais dans leur dos. Ça faisait un moment que Léa m’avait découverte, mais qu’elle restait discrète. Une sorte de pacte avait été passé entre nous : elle fermait les yeux et moi, je me cachais du mieux possible. Le secret dont je ne parlais toujours qu’à demi-mot n’était pas difficile à cerner, ce qui le rendait d’autant plus dangereux. S’il s’ébruitait, je serais obligée de l’abandonner et je n’en avais aucune envie. Ce serait comme vivre une apocalypse. Heureusement, quand Léa l’avait deviné, elle n’était pas devenue une ennemie. Elle était devenue ma complice.

— Je l’ai invité avec les autres du cours de danse, a-t-elle murmuré.

— Merci.

J’ai soufflé un grand coup. Il était là ! Il n’avait pas disparu. L’écran vide de mon portable n’était qu’une erreur, qu’un imprévu.

— Et toi, avec Théo ? Ça avance ?

Elle s’est mise à jouer avec son pendentif qui représentait la roue du zodiac.

— Je ne lui ai toujours pas adressé la parole. Heureusement qu’il est pote avec Agathe, sinon, je n’aurais pas pu l’inviter.

— Comme quoi, distribué des invitations à n’importe qui peut être utile.

Léa m’a toisé. J’étai mal à l’aise dans ma robe turquoise qui était encore un peu froissée et j’ai fait mon possible pour me cacher derrière mes mèches noires. Mes yeux sombres fuyaient les siens.

— Agathe n’est pas n’importe qui, m’a-t-elle dit, tu le sais. Elle est hyper populaire dans notre lycée et je ne pouvais pas l’exclure, quelqu’un l’aurait forcément mise au courant.

— Malheureusement.

— Ellie !

— Quoi ? Ce n’est pas ma faute si cette fille est insupportable, lui ai-je dit en m’asseyant sur le tapis poilu tandis qu’elle continuait à se regarder dans le miroir.

— Elle n’est pas insupportable. C’est juste toi qui ne la supportes pas.

— C’est pareil, ai-je marmonné.

— Pas vraiment.

Elle pouffa devant ma grimace et déballa sa boite à bijoux en surjouant la surprise.

— Pile poil ce que je voulais ! Comment as-tu deviné ? Quel gout ! Vraiment, Ellie, tu t’es surpassée.

Elle s’est gentiment moqué de moi, elle a installé son cadeau dans le placard et elle a déclaré qu’il était temps pour elle de redescendre. J’ai protesté :

— S’il te plaît ! Reste encore un peu avec moi, je n’ai pas envie de retourner là-bas. Je ne connais presque personne !

— Non, mais tu le connais, lui.

— Mais je ne l’ai vu nulle part et, de toute, façon, on ne peut pas se parler avec autant de monde dans les parages.

— Tu n’as qu’à rejoindre ton frère. Je l’ai vu en bas, avec Agathe, il est arrivé deux minutes après toi. Je repasserais souvent te voir, promis !

— Mon frère ?! Je croyais qu’il était avec mon oncle. Tu l’as invité, lui aussi ?

— C’est le meilleur ami de Théo ! Il fallait que je les invite tous les deux, sinon, je pense qu’il ne serait pas venu.

J’ai descendu les escaliers avec Léa sur mes talons. Mickaël était dans le salon, en train de rouler une pelle à Agathe qui faisait au moins trente centimètres de moins que lui (je ne savais toujours pas comment il s’était débrouillé). Son regard était flou et un air niais lui collait à la peau. J’ai senti qu’il avait déconné avant même de comprendre comment. Léa s’est précipitée vers la cuisine où une bande de garçons s’étaient lancés dans un concours de shots. La fête n’avait pas encore vrillé, mais nous n’étions plus très loin de la soirée écourtée par des mecs qui vomissaient. J’ai fait un sourire hypocrite à Agathe (qui s’est écartée sous mon regard noir) et j’ai traîné mon frère dans le jardin. Heureusement, les fumeurs étaient à l’écart, personne ne pouvait nous entendre. Je lui ai crié dessus :

— Qu’est-ce que tu fous ?! On est là depuis à peine une heure et tu fais déjà n’importe quoi ! Tu me reproches de ne pas te croire quand tu me racontes des histoires absurdes et après, je me rends compte que tu me caches des choses. Comment veux-tu que je te fasse confiance ?!

Il cherchait ses mots en mangeant des bonbons de toutes les couleurs. Je ne savais pas si c’étaient eux, la transpiration ou l’alcool, mais quelque chose sentait bizarre. Les yeux perdus dans le vide, il s’est mis à rire.

— T’as vu ? J’ai embrassé une fille. C’est Agathe. C’est ma coupine. Elle est jouliiie, hein ?

— T’es bourré ?

— Nan.

— T’es bourré. Génial.

— Nan ! Suis pas bourré.

Il a tourné sa tête de droite à gauche si fort que j’ai cru qu’il allait tomber par terre. Finalement, il n’était pas bourré, il était complètement pété. Imbécile ! À cause de lui, on allait se faire démonter par notre père. Je le voyais déjà fouiller mon sac à la recherche de bières la prochaine fois que je retournerai chez Léa. Génial ! Vraiment, c’était l’enfer. Mickaël a commencé à se rouler par terre en me parlant des Totally Spies, un vieux dessin animé. Il n’arrêtait pas de gratter ses bras.

— Clover c’était ma préférée. Ellie, c’était laquelle ta préférée ? Je suis sûre que c’était Jerry.

— Relève-toi ! T’as fumé ?

— Nan. J’ai juste bu avec les garçons dans la cuisine. Un tout petit peu. Que des mini verres.

Il avait les yeux rouges et la voix qui déraillait.

— Combien ?

— Six. Ou douze. Je sais plus.

Je le tenais dans mes bras mais nous tanguions dangereusement au milieu des buissons et des pivoines.

— Pourquoi t’as fait ça ? Tu vas gerber.

— Nan. Agathe elle dit que les vrais mecs ils vomissent pas. Alors je vais pas vomir.

— C’est Agathe qui t’a fait boire ?

Je me voyais déjà faire un scandale et remettre cette peste à sa place, mais Mickaël m’a retenu par le bras.

— Nan ! Va pas la voir. Elle m’a pas forcé. Elle a juste parlé des mecs de la cuisine, c’est tout. Ellie, arrête ! Jerry serait pas d’accord. Et t’as pensé à Babar ?

— Babar ? L’éléphant du dessin animé ?

— Ouais.

Sa comédie commençait à me gonfler. Il m’accusait d’être une gamine et ensuite, c’était à moi de le surveiller ?

— Débrouille-toi tout seul. Puisque tu es si malin, je vais te laisser avec ta chère Agathe à parler de dessins animés et à t’enfoncer dans tes problèmes d’alcool. Moi, je vais m’amuser.

Je voulais m’enfuir et laisser au milieu du gazon ce frère qui m’énervait et qui allait bientôt me foutre la honte s’il continuait de tituber. Qu’il soit venu à l’anniversaire sans m’en parler, ok ; mais qu’il gâche tout en vomissant alors que Léa s’était donné un mal de chien pour garder la situation sous contrôle, je ne pouvais pas l’accepter. Je ne voulais pas être mêlée à ça. Alors, j’ai fait ce que j’ai toujours fait : j’ai reculé. Je me suis enfuie. Sauf que cette fois, avant de tourner le dos et de fermer les yeux, j’ai vu le danger. Mickaël continuait de manger des bonbons par poignées. Il en avait plein les poches. L’étrange odeur continuait à se répandre lorsqu’il mâchait les billes rouges, jaunes et bleues. Des M&Mn’s. Pas des M&Mn’s avec juste du chocolat. Non, des M&Mn’s aux cacahuètes.

— T’es devenu dingue ?!

J’ai hurlé. Les fumeurs nous ont regardés de travers.

— Arrête de manger ça ! Mickaël, stop ! STOP ! Crache ça.

— Mais pourquoi ? C’est super bon.

— Crache ! Si tu ne craches pas, je te frappe.

Je voulais m’enfuir, partir à toute vitesse et prétendre que je n’avais rien vu. Mickaël n’en avait peut-être presque pas mangé. Peut-être qu’il venait de cracher dans l’herbe la seule poignée de cacahuètes qu’il avait, peut-être que tout allait bien. Je voulais vraiment y croire. Je voulais le planter au milieu de la pelouse, mais je ne pouvais pas, ça me mettait la rage, mais je ne pouvais pas.

J’ai appelé mon oncle tout de suite. Il a décroché dès la première sonnerie. J’ai traîné mon frère jusqu’au paillasson en expliquant ce qu’il s’était passé. J’ai été chercher de l’eau, mes mains tremblaient. Je voulais repartir à la salle de bain, m’enfermer et prétendre qu’il ne s’était jamais rien passé, mais j’étais coincée. J’ai tracé à travers le séjour et Léa m’a suivie, elle avait compris que j’avais des ennuis. Je me suis excusée au moins dix fois jusqu’à ce que la voiture arrive dans l’allée et qu’une portière s’ouvre, sans que le moteur ne s’arrête de tourner. Léa m’a aidée à traîner mon frère sur le siège passager. Je crois que j’étais sur le point de pleurer. Je me sentais mal. Elle m’a serrée dans ses bras et m’a chuchoté qu’elle m’appellerait plus tard, je me suis assise à côté de mon oncle et on partit pour l’hôpital.

Je ne pensais plus à rien. J’avais envie de vomir et j’avais envie de croire que tout allait bien, mais j’entendais déjà mon frère qui commençait à faire une crise d’asthme à cause de sa gorge gonflée. De nous deux, c’était lui, le moins allergique aux cacahuètes. S’il réagissait déjà, c’est qu’il en avait mangé un paquet.

Non, je ne pouvais pas y croire. Tout n’allait pas bien. Ça allait même très mal.

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