Chapitre 7 : Le repas de famille

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J’adorais les repas de famille chez ma grand-mère. Elle dressait la table dans son appartement au-dessus de son bistro et elle descendait préparer la nourriture dans ses cuisines de pro, pour nous faire la surprise. D’ailleurs, je ne comprenais pas pourquoi elle s’obstinait à garder le statut de bistro alors qu’elle aurait largement pu ouvrir un restaurant (le nombre de couverts qu’elle servait chaque jour l’attestait). Ses plats étaient succulents. Pas bons, pas très bons, pas délicieux. Non, ils étaient succulents. C’était elle qui m’avait appris ce mot quand j’étais toute petite. On vivait chez elle, avant que papa ne décroche son premier job et qu’on déménage.

J’adorais quand on retournait la voir. Mais, allez savoir pourquoi, mon père avait décidé de bousculer nos traditions et d’organiser un semblant de repas de famille avec notre oncle dans notre appartement. Mamie avait été conviée, mais elle n’avait pas pu se libérer. « Grosse soirée au club de jeux de société », qu’elle nous avait dit. J’ai demandé à ma grand-mère si je pouvais l’accompagner, mais mon père m’a repris le téléphone et m’a accusée d’essayer de m’enfuir (ce qui, je dois l’avouer, n’était pas tout à fait faux. Je n’aimais pas les petits vieux, mais j’adorais ma grand-mère alors, quitte à passer une mauvaise soirée, autant que ce soit avec une femme qui avait de l’humour — contrairement à son fils). Malheureusement, j’étais coincée.

Connaissant les talents culinaires de mon père, tonton s’était proposé pour ramener une pizza. Papa l’a mal pris. Résultat des courses : il était dix-neuf heures, il était en panique au-dessus des casseroles, tonton allait bientôt débarquer, Mickaël n’avait pas fini de se doucher (la table n’était donc pas mise) et moi, je traînais des pieds pour fermer les volets. Entre l’aspi, la poussière et la vaisselle que nous avions faite, nos estomacs grognaient. Je croisais les doigts pour qu’il y ait quelque chose à grignoter pour l’apéro. Nos murs beiges me paraissaient toujours aussi ternes et le séjour manquait définitivement de murs pour faire écran entre la cuisine, le salon et la salle à manger, mais pour une fois l’appartement avait l’air propre et rangé. J’ai bondi sur la porte quand mon oncle a sonné.

— Merde ! a crié mon père. Ellie, occupe-toi de lui, la sauce est en train de brûler.

La première chose que son frère a dit en entrant, c’est « ça sent le roussi ».

— Tu n’imagines même pas à quel point, lui ai-je répondu sur le ton de la plaisanterie.

— Besoin d’un coup de main, frangin ?

— Même pas en rêve ! Assieds-toi, j’arrive.

Notre table faisait pitié. Il n’y avait que notre jolie nappe dessus. Tonton a levé les sourcils.

— Je suis en avance ?

— Même pas, ai-je ri. Mickaël prend sa douche, c’est tout.

— Je ne comprends pas.

— Papa l’a puni. C’est lui qui doit mettre la table.

— Oh, je vois.

Nous avons échangé des banalités jusqu’à ce que mon frère arrive et que l’apéro soit servi. Coup de bol : il y avait des chips. (La dernière fois que papa avait fait les courses, il s’était trompé et il avait acheté des Curly. Comme ils étaient à la cacahuète, on les avait donnés à Sophie et on s’était retrouvé sans rien à grignoter). J’en étais à la moitié de mon diabolo menthe quand papa est arrivé dans le séjour, les mains vides.

— Je crois qu’il me reste des lasagnes surgelées. Ça vous dit ?

Tonton lui a demandé :

— Qu’est-ce qui est arrivé au plat que tu cuisinais ?

— Ne pose pas de question, Jeremy. Ne pose pas de question…

Avec Mickaël, on s’est regardé et on a pouffé silencieusement. Dix minutes plus tard, nous étions tous assis autour de la table à attendre dans un silence de mort que le four s’occupe de notre repas. J’étais assise à droite de mon oncle, dos au mur, pour voir le salon et la cuisine du coin de l’œil. J’étais face à mon frère et papa était face au sien. Il s’est raclé la gorge en jouant avec sa fourchette et il a commencé à parler en touchant nerveusement à sa barbe :

— Les enfants, j’ai un truc à vous dire et j’aimerais que vous me laissiez finir avant de râler.

Oula. Son truc sentait mauvais.

— J’ai discuté avec la voisine hier soir, à propos d’Alexandre. Elle m’a confirmé qu’elle ne l’avait pas kidnappé…

— Normale, l’a interrompu Mickaël en se resservant un énième verre de limonade, elle n’allait pas t’avouer sur le palier qu’elle avait caché le corps de notre voisin dans son congélo.

Tonton s’est marré. Papa a repris comme si mon frère n’avait rien dit.

— Elle ne l’a pas kidnappé et elle se demande même quand est-ce qu’il va rentrer, puisqu’en attendant elle n’a personne pour l’aider dans son jardin.

Cette fois, c’est moi qui l’ai interrompu.

— Son jardin ? Quel jardin ? On vit dans un immeuble !

— Elle vous montrera.

— Comment ça ?

— Elle allait me péter les genoux parce que j’ai garé la voiture devant son quatre-quatre alors j’ai proposé que vous veniez l’aider à la place d’Alexandre. Elle a accepté et elle est devenue douce comme un agneau pour la première fois de sa vie, je suis rentré sur mes deux jambes et on a gagné le droit d’utiliser une place de parking publique. Tout est bien qui finit bien, vous commencez le jardinage demain soir.

— Mais demain soir c’est les vacances !

J’avais dit le mot « vacances » sur un ton de panique qui soulignait bien l’absurdité de travailler. Non mais, travailler. Un mardi soir après les cours, alors que c’était les VACANCES. J’avais envie de hurler. Avec mon frère on s’est jeté un coup d’œil. Je ne sais pas de quoi j’avais l’air, mais lui, il faisait pitié avec ses cheveux courts aplatis par l’eau de la douche, son pyjama deux fois trop grand et son air de chien battu. J’ai posé mon diabolo pour protester :

— On ne va pas rendre service à la voisine, c’est n’importe quoi. De toute façon, elle n’a pas le droit de t’interdire de te garer sur un parking, quand bien même ça la gêne dans ses manœuvres.

— Ellie, ça ne sert à rien de discuter. Elle avait besoin de bras et ça nous fera une occasion de nous rabibocher avec elle.

— Nous rabibocher ? Mais on n’a jamais été « bibocher » avec elle. Elle nous a toujours détestés !

Ca ne lui plaisait pas de nous imposer ça. Il s’est efforcé de garder la face et il s’est resservi un verre de vin avant de me répondre :

— Je m’en moque. C’est moi le père, c’est moi qui décide. Et puis, ça vous fera du bien de vous bouger. Jardiner avec une mamie, ce n’est pas si terrible.

— Il y a une seconde, tu nous disais qu’elle t’avait fait tellement peur avec son quatre-quatre que tu avais essayé de l’amadouer comme tu pouvais. Elle voulait te péter les genoux et tu ne lui parles jamais ! Même que tu l’évites.

— La preuve que non.

Il a réajusté le col de sa chemise noire et Mickaël n’a pas bronché. Ce qu’ils pouvaient m’énerver, ces deux-là, quand ils se prenaient pour des mannequins ambulants et qu’ils en oubliaient le sens des réalités ! J’étais à deux doigts de bondir de ma chaise.

— Et vendredi, au supermarché ? Tu avais bien envie de la tuer, non ? Cette femme est une abomination ! Elle a tué Alexandre !

— Ça suffit ! Ellie, arrête de me parler sur ce ton. Tu vas aller jardiner avec ton frère et la voisine aussi longtemps que je le déciderais, un point c’est tout. J’ai du travail, je serai occupé, au moins vous aurez quelqu’un avec qui vous changer les idées. Et même si je comprends qu’elle puisse vous effrayer, ce n’est pas une raison pour laisser tomber, au contraire, je pense que ça te ferait du bien d’arrêter de la fuir pour apprendre à la connaitre.

— Moi, fuir ? N’importe quoi.

C’était complètement vrai, mais je faisais mine de rien. Pendant notre petite dispute, tonton avait terminé les chips. Papa est parti chercher les lasagnes et il nous a servis. Il avait les yeux rivés sur son assiette pour ne pas voir les nôtres, pleins de reproches, que Mickaël et moi lui adressions (et après, c’était moi qui fuyais… On se demandait bien de qui je tenais). Je regrettais la présence de mamie, elle aurait su quoi dire pour détendre l’atmosphère. Mon oncle a essayé de l’imiter :

— Au fait, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer.

J’ai tourné ma tête vers la gauche pour lui sourire, puis je lui ai dit :

— Tu as rencontré quelqu’un ?

— Comment as-tu deviné ?

— J’ai un bon instinct, notamment quand il s’agit de ma voisine. Mais bref, comment s’appelle-t-elle ?

— Gérard.

Mon père a relevé les yeux. Il n’avait pas l’air d’y croire.

— Tu aimes les hommes ? Ça alors, je n’avais jamais remarqué.

— Je plaisante, répondit tonton, c’était une blague. Elle s’appelle Carmen.

J’avais bien dit que c’était lui qui racontait n’importe quoi et mon père qui s’énervait à force de tomber dans le panneau. D’ailleurs, ça n’a pas loupé :

— Et voilà, j’en étais sûr ! Impossible d’avoir une conversation sérieuse avec toi, Jeremy Demir. Tu es toujours le même gamin.

— Je t’annonce que je viens de me caser et toi, tu me traites de gamin. Je m’attendais à mieux de ta part, Gabriel Demir.

— Et pourtant, tu sais que j’ai raison. Regarde, tu viens de dire mon nom uniquement pour m’imiter ! Si ça, ce n’est pas se comporter comme un gamin, alors je ne sais pas ce que c’est.

Tonton a soupiré en raclant son assiette.

— Peux-tu arrêter de le prendre mal à chaque fois que je fais une blague, s’il te plaît ? À la longue, c’est agaçant.

— Tu sais ce qui est agaçant ? C’est que…

Mon frère, qui se tenait à carreau depuis qu’il avait avalé des cacahuètes, s’est rebellé. Je ne sais pas ce qui lui a pris, mais il nous a fait une Ellie (c’est-à-dire une énorme boulette). Il s’est tiré une balle dans le pied en pensant que ça le ferait avancer, j’étais prête à le parier. J’en avais l’expérience, c’est pour ça que j’ai senti ce qu’il allait nous dire à la seconde où il a claqué ses couverts sur la table — en éclaboussant la belle nappe de sauce tomate — tout en demandant aux adultes de se taire.

— Pardon ? lui a lancé notre père sur le ton de la menace.

— J’ai un truc à vous annoncer, moi aussi. Vous avez beau dire, je sais que celui que vous prenez tous pour un gamin, c’est moi. Alors, écoutez-moi : moi aussi, je me suis casé.

— Quoi ?

Mon père a failli s’étrangler. Mon oncle l’a regardé avec des grands yeux et moi, je me suis concentré sur l’abat-jour, sur nos murs beiges, notre canapé brun comme la boue qui me lançait des œillades, sur les cactus et la télé éteinte… Bref, je faisais semblant de ne pas exister. Mickaël a continué.

— Elle s’appelle Agathe. Elle est cool. Et moi aussi, je vais devenir un mec cool.

Il est devenu tout rouge. Je crois que c’est à ce moment précis qu’il s’est rendu compte de la dinguerie qu’il venait de sortir, et il est vite redescendu sur terre. Le petit Mickaël tout timide était de retour. Il s’est enfoncé dans son siège, les larmes au bord des yeux et il s’est mis à inspirer et expirer profondément pour se calmer, comme quand il voyait du sang ou une araignée. Comme le silence s’éternisait et qu’il respirait vraiment fort (et que je voyais que ça le gênait qu’on l’entende autant respirer), j’ai dit le premier truc qui m’est passé par la tête.

— Je la connais. C’est une peste.

Tonton a explosé de rire et il a renversé son verre de vin. Il y en avait partout. Il s’est dépêché de tout éponger, mais c’était difficile avec son fou rire. Moi aussi, j’ai ri. De l’autre côté de la table, il y avait une autre ambiance, mais je m’en fichais. Pour la première fois de ma vie, je n’étais pas l’enfant qui faisait des bêtises, en comparaison j’avais même l’air d’être sage. Incroyable ! Et moi qui croyais que ce jour n’arriverait jamais. Finalement, j’avais bien fait de ne pas m’enfuir avec mamie à sa soirée jeux de société, je me serais ennuyée alors qu’ici, j’assistais à un évènement spectaculaire. Mon père fixait le mur, les bras le long du corps. Je crois qu’il était sous le choc. J’en ai profité :

— Je me suis fait coller, ce matin. J’avais oublié mes affaires de sport.

Il n’a rien dit, il n’a même pas bougé. J’ai terminé mon diabolo menthe et j’ai fini mon assiette de lasagne en léchant la fourchette (j’adorais les plats avec des pâtes dedans). Mon frère a recommencé à manger, lui aussi, tandis que notre oncle se calmait, les bras autour des côtes pour arrêter de trembler. Quand il fut à nouveau capable de respirer, je lui ai posé une question sur Carmen. Il m’a raconté qu’ils s’étaient rencontrés au cours de fitness, qu’après ils étaient allés courir ensemble (ce n’était donc pas lui qui avait entrainé notre père dans un jogging vendredi dernier) et que de fil en aiguille, elle avait emménagé chez lui. Mickaël s’est tu pendant toute la fin du repas.

Il a débarrassé. Papa ne bougeait toujours pas et tonton ne s’est pas éternisé. De toute façon, on avait oublié de faire un dessert. Je l’ai raccompagné à la porte et il m’a glissé que si j’avais besoin d’aide, je pouvais toujours l’appeler. C’était définitivement mon tonton préféré (je n’en avais pas d’autres, mais ça n’avait aucune importance). La table était nettoyée, le lave-vaisselle était plein et la cuisine, plongée dans le noir. Mickaël était parti se coucher sans un mot. Papa n’avait pas plus réagi à son départ qu’à celui de notre oncle. C’est quand il n’a même pas répondu au « bonne nuit » que je lui lançais que j’ai compris qu’il se passait quelque chose. Je me suis assise à côté de lui.

— Papa ? Papa, tu vas bien ?

Pas de réponse. Mon cœur a loupé un battement.

— C’est fini, tonton est parti. Il faut que tu te lèves.

Aucun mouvement. J’ai secoué son bras pour le faire réagir et son visage s’est crispé. J’ai sursauté et je me suis écartée tout de suite, tous les muscles tendus, comme si je m’apprêtais à fuir. Je ne savais pas comment, mais j’avais senti qu’il n’était pas dans son état normal. Je me suis mise à respirer plus fort, puis j’ai vu ce qui clochait. Son corps était en train de se métamorphoser en un autre, plus grand, plus vieux, avec les rides creusées. Ses cheveux noirs viraient au gris, sa barbe rapetissait pour devenir un menton mal rasé et des bras musclés sont apparus hors de son tee-shirt. J’ai reculé encore d’un pas. Des larmes de panique me sont montées aux yeux. Qu’est-ce qui fallait que je fasse ? Je ne savais pas grand-chose des métamorphoses accidentelles, à part que mon père risquait de ne plus être lui pendant un moment et que le nouvel homme prendrait alors le contrôle de son corps. Son regard était sinistre, il avait les yeux noirs, d’un noir d’encre, profond et troublant. Il y avait tout un monde de crainte et de violence dans ces billes sombres qui me fixaient, je le savais, je le devinais, mon ventre me faisait mal, j’avais une boule dans la gorge. Je ne lui faisais pas confiance, il avait l’air dangereux, ou bien c’était mon corps qui voulait fuir cet étrange inconnu. J’étais mal à l’aise ; tétanisée par la peur, je retenais ma respiration. Les derniers vestiges de mon père ont disparu. Il n’y avait plus que cet homme effrayant dont je ne connaissais pas le nom.

— C’est qui ?

J’avais murmuré, mais ses paupières ont papillonné comme si j’avais crié. Je savais qui c’était, je le devinais, mais je voulais entendre une réponse fausse, une réponse différente. Je voulais que mon père sorte de sa transe et qu’il me dise que ce n’était rien, je voulais croire que tout allait bien.

J’ai reculé pas à pas sous un regard sinistre rempli de peine et de colère. Je me sentais mal, je me sentais en danger, j’avais l’impression que ce type me voulait du mal, qu’il allait brusquement se remettre à bouger pour m’étrangler ou me cogner de ses bras puissants entièrement tatoués. La transformation achevée, on distinguait des tas de motifs, des dés, des dieux grecs, des lettres et des roses fanées. Des bras de tueur, ai-je pensé. Le pire, c’est qu’il pouvait vraiment me sauter dessus. Le danger se rapprochait de seconde en seconde, ce n’était plus qu’une question de temps avant que la situation ne tourne mal. J’ai quitté le séjour à toute vitesse, j’ai éteint toutes les lumières pour ne plus les voir, ni ces bras de tueur, ni le regard menaçant qui ne voulait pas me lâcher. L’homme s’était dévissé la nuque pour ne pas me perdre de vue et j’étais sûr que, même dans le noir, il continuait à se tordre les cervicales dans un craquement inquiétant pour m’observer. J’avais l’impression que ma dernière heure était arrivée. Je n’avais pas encore atteint la porte de ma chambre que je l’ai entendu se lever d’un bond. Sa chaise a basculé contre le sol et un vase s’est écrasé contre le sol.

J’ai couru dans le couloir et je me suis enfermée dans ma chambre à toute vitesse. J’ai tourné la clé trois fois dans la serrure et j’ai prié pour que Mickaël fasse la même chose. Je lui ai envoyé un texto avec des mains tremblantes. Dans le séjour, j’entendais les pas lourds de l’homme faire des aller-retour. Un autre vase s’est brisé, ou bien peut-être était-ce de la vaisselle. Je ne savais pas. J’étais terrifiée. Il a donné des coups dans les murs. Je pense que des livres ont valdingué dans le salon. D’autres chaises ont été renversées sur le sol, d’autres objets en verre ont explosé. Les coups sur les murs se sont rapprochés.

Assise sur le matelas, j’étais figée. Les yeux noirs me hantaient. Ce n’étaient pas ceux de mon père. Ils avaient la même teinte que les siens et que les miens, mais ils n’étaient pas pareils. Ils avaient la même forme arrondie, mais ils n’étaient pas pareils. Ils avaient les mêmes cils, mais ils n’étaient pas pareils. Non, ce n’étaient pas les yeux de mon père, c’étaient ceux de son père, ceux de l’absent, ceux de cet homme qui avait disparu sans vraiment disparaitre.

Les coups se sont faits encore plus proches, encore plus fort et d’un coup, sans prévenir, sans faiblir, ils ont cessé. Mon grand-père a traversé le couloir lentement, pas à pas. Il ne s’est pas arrêté. J’ai tendu l’oreille : il est allé dans la chambre de mon père. Malgré le silence, je n'ai pas réussi à me rassurer. Je n’ai pas déverrouillé ma porte, je ne suis pas allé voir ce qu’il se passait.

Le plus doucement possible, j’ai appelé ma mère. Elle a décroché tout de suite. Je lui ai chuchoté ce que papa avait fait et je lui ai avoué que je ne savais pas quoi faire. Elle avait l’air inquiète, elle aussi. Elle est restée longtemps en ligne avec moi pour m’écouter et me rassurer. Elle n’osait pas raccrocher, elle attendait, comme moi, de savoir ce qui allait se passer ensuite. J’ai repensé à cette fille qu’elle avait été, cette ado si différente de nous, aux cheveux roux, à la vie normale qui, du jour au lendemain, s’était retrouvée enceinte. J’ai repensé à la peur qu’elle avait ressentie quand elle avait compris que nous n’étions pas comme elle. La même peur parcourait mes veines. Pour la première fois depuis longtemps, je me sentais proche d’elle. Je lui ai demandé :

— Tu l’as déjà vu, notre grand-père ?

— Seulement deux fois. Quand je l’ai rencontré, juste après être tombée enceinte, puis sur le visage de ton père, quand les choses ont mal tourné. Vous n’étiez pas encore nés. C’est à cause de ce visage que j’ai su pour votre tache de naissance et qu’on s’est séparés.

— Pourquoi est-ce qu’il est aussi effrayant ? Et pourquoi est-ce que papa s’est transformé ?

— Je ne sais pas. Il ne m’a jamais permis de lui poser une question qui commence par « pourquoi ». Ce sont des choses qui le regardent. Peut-être que ça lui arrive parce qu’il pense à son père et qu’il se demande ce qu’il aurait fait à sa place. Il se compare à lui. C’est son modèle, tu vois ?

J’avais envie de poser des questions sur les choses qui avaient mal tourné, sur ces choses qui le regardaient, sur ces choses mystérieuses dont on ne m’avait jamais parlé, mais j’avais peur de ce que ma mère pourrait répondre. Je n’étais pas prête, je n’étais pas sûre de vouloir voir ces choses-là. Je savais que je pourrais le regretter mais, je savais aussi qu’un jour viendrait où je ne pourrais plus fuir nos secrets, et ça m’effrayait plus que de ne pas savoir ce qu’il se passait.

Papa a toqué à ma porte, puis à celle de Mickaël. Il m’a fait sursauter, j’ai eu peur que les coups reprennent. Mais heureusement, personne ne lui a répondu. Je n’ai pas osé. Je craignais trop que les yeux noirs soient venus pour me voir morte alors, j’ai fait la morte.

Le danger passé, j’ai fini par dire bonne nuit à ma mère et je me suis allongée dans mon lit glacé sans faire de bruit, les yeux rivés sur le plafond en espérant que demain matin, ma vie reprenne comme s’il ne s’était rien passé. Mais je n’ai pas réussi à dormir. J’ai pensé à mon père. Je me demandais qui il était, au fond. Un homme de trente-quatre ans ronchon et timide, un père qui finissait toujours par céder, un fils précoce qui avait hérité de super-pouvoir alors qu’il n’avait rien demandé, mais encore ? Les parents étaient pour moi des êtres à part, des humains dont les pensées, les émotions et la vie n’avaient rien à voir avec celles que je connaissais depuis toute petite. Et pourtant, mon père avait dix-huit ans quand j’étais née. Il ne pouvait pas y avoir tant de différence entre la fille de seize que j’étais aujourd’hui et le garçon qu’il avait été hier.

Je me suis imaginé à sa place. Au lycée, j’avais déjà vu des filles de mon âge, ou même plus jeunes, avec un ventre énorme. Je réalisais seulement ce soir que je pourrais être une mère, une adulte, un parent. Que je pourrais être à leur place, à la place de mon père. Ce genre de comparaison me plongeait dans le flou, où seulement une idée restait claire : Gabriel Demir existait. C’était un être vivant, un être humain. C’était quelqu’un, ce n’était pas un être à part qui réfléchissait à des années-lumière de moi. Ce n’était pas qu’un adulte, ce n’était pas qu’un père. Alors pourquoi avais-je l’impression de si peu le connaitre ?

Peut-être parce que je n’avais vu que le père et que j’avais manqué le garçon qui se trouvait derrière. Était-il comme Mickaël, quand il était jeune ? Était-il comme moi ? Quel genre de bêtise avait-il fait, quel genre d’ami avait-il été, quel genre de fils ? Était-il quelqu’un d’autre avant de nous voir débarquer ? Je crois que je n’avais plus besoin de fuir ces questions. J’avais envie de les poser, de connaitre leur réponse, j’étais prête à ouvrir les yeux sur l’homme qui était resté à côté de moi tout ce temps, et que je n’avais jamais réussi à voir à cause de mes yeux d’enfant. Des yeux noirs, comme les siens. Et comme ceux de son père. Qu’importe les mensonges que je me racontais et qu’importe à quel point cela me dérangeait, je savais qu’au fond, ils étaient pareils. Fermer les yeux ne les ferait pas disparaitre. Fermer les yeux, c’était les cacher avec nos paupières, comme un secret. Un sinistre secret.

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