Chapitre 8 : Le palais des plantes

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Le lendemain matin, papa s’est excusé. Les éclats de verre avaient disparu, plusieurs bibelots manquaient. Des chaises avaient des pieds tordus. Il nous a dit que ce n’était rien. Ce n’était plus le genre de réponse que j’attendais, mais mon père avait pris cet air si timide et désolé que je n’ai pas osé insister. J’étais toujours sous le choc et j’étais fatiguée de m’être endormie si tard. Au lycée, je n’ai pas arrêté pas de penser aux yeux noirs et aux bras couverts de tatouages. Quand Yassine m’a rejointe sur le rebord de la fenêtre et que nous sommes partis nous planquer derrière les arbres et les buissons épais, il a remarqué que je n’étais pas dans mon assiette.

— Un problème avec mon père, lui ai-je dit en m’assaillant dans l’herbe.

— La soirée d’hier s’est bien passée ?

— C’était catastrophique. Mickaël a même réussi à se dénoncer lui-même à propos de son « couple » avec Agathe. Comme si elle ne m’agaçait déjà pas assez, celle-là… Je suis sûre que c’est elle qui l’a fait boire à l’anniversaire de Léa.

— Ah ouais ?

— Mon frère est du genre à suivre le troupeau sans réfléchir et Agathe est du genre à se prendre pour la reine d’Angleterre et à dicter ses règles. Tu sais ce qu’il a dit ? Qu’il allait devenir cool parce qu’elle était cool. Et comme par hasard, tu sais ce qu’il m’a dit après avoir bu ?

Il m’a pris dans ses bras immenses pour me calmer et il m’a répondu :

— Que Agathe trouvait l’alcool cool ?

— Exactement.

Il s’est mis à rire. J’ai posé ma tête contre son torse et j’ai arrêté de pester. Ses mains se baladaient près de mon visage, caressaient mes épaules et jouaient avec mes cheveux noirs qui tranchaient avec la pâleur de mes joues.

— Je vais m’acheter un nouveau portable après les cours, m’a-t-il dit, tu veux venir avec moi ?

— J’aimerais trop, mais il faut que j’aide ma voisine.

— Ta voisine ? Celle qui a tué Alexandre ?

— La seule est l’unique. Mon père m’oblige.

— Fais-moi un message pour me dire si tu es toujours en vie. Ce serait dommage que tu meures.

— Je ne te le fais pas dire, ai-je ronchonné.

— Et, demain, je serai seul à la maison. Ma mère et mon père vont voir leur chanteur ringard préféré en concert.

J’ai relevé mes yeux sur lui. Il me faisait son regard de tombeur et son sourire de canaille. J’ai passé mes doigts sur ses tresses brunes, puis je suis descendue sur les anneaux dorés qui pendaient à ses oreilles et enfin, j’ai chatouillé sa petite barbe du dos de ma main.

— J’essaierai de passer, ai-je murmuré. On ira faire du skate ?

— On pourra même danser, si tu veux. On mettra la musique à fond.

Ses yeux pétillaient. Je l’ai embrassé.

Je pensais encore à lui le soir, quand je suis arrivée dans le hall de l’immeuble. Mon frère était là, le nez collé sur son portable, mais la voisine était introuvable. Papa nous avait pourtant expliqué qu’elle viendrait nous chercher ici pour nous montrer son jardin. J’espérais qu’il ne s’agissait pas d’un jardin d’intérieur qu’elle avait aménagé dans sa baignoire avec des algues et des moisissures (son salon m’avait assez dégouté comme ça, j’avais eu ma dose). En l‘attendant, j’ai jeté un œil aux affiches que la famille du quatrième étage avait placardé partout. Ils avaient perdu leur chat, Garfield (et visiblement, ils se faisaient du souci pour lui). Au bout d’un moment, j’ai demandé à mon frère :

— Tu crois qu’elle est à la bourre ?

— Peut-être. Et toi, tu crois que papa va me massacrer parce que je sors avec Agathe ?

— Peut-être.

Nos « peut-être » étaient des certitudes déguisées par l’espoir.

— Est-ce qu’on est toujours fâchés ?

— Je ne crois pas, a-t-il répondu en rangeant son téléphone. Plus depuis que la vieille est notre prétendue tueuse. J’ai les boules de devoir me la coltiner pendant les vacances.

— Moi, j’aurais les boules de mourir. Aller vient, on s’en va.

— Quoi ?

— Elle est en retard, non ? Pas la peine de l’attendre. Je sais que je fais beaucoup blagues, Mickaël, mais là, ça n’en est pas une. Alexandre a vraiment disparu. On ferait mieux d’aller voir Sophie au lieu de s’acharner sur la voisine.

— Je vois. Donc maintenant, tu fuis chez la mère du disparu. Classique. Venant de toi, j’aurais dû le voir venir.

Je ne lui ai pas répondu, j’avais le ventre trop noué pour commencer une dispute. Mon frère n’arrêtait pas de me surprendre, en ce moment. Je croyais qu’il n’était encore qu’un petit gars apeuré, mais je me trompais. C’était un petit gars apeuré qui mettait tout en œuvre pour ne plus l’être. Rien qu’à le voir ronger son ongle, je savais qu’il se retenait de fuir avec moi.

— Je vais remonter à l’appart, ai-je dit. Tu peux me suivre, si tu veux. Ce serait même plus prudent.

— Ellie, je ne vais pas partir d’ici. Je peux le faire, tu sais.

— Ce n’est pas toi le problème, Mickaël, c’est elle. Si tu y vas seul, elle pourrait te tuer.

— N’importe quoi.

D’habitude, c’était moi qui disais « n’importe quoi ». C’était moi qui fermais les yeux sur le danger. Pas lui.

— Tu essaies de m’imiter ?

— Non, pourquoi ?

Il avait vraiment l’air surpris.

— Je ne vois pas pourquoi je t’imiterais. Je fais même le contraire. J’essaie de me comporter comme un mec responsable, respectueux et…

— Idiot ? l’ai-je coupé. Allez, arrête de tenter le diable. La semaine dernière tu croyais que tu allais te faire agresser rien qu’en attendant papa sur le palier. Tu angoissais à l’idée de te balader seul dans un magasin, alors n’essaie pas de me faire croire que tu vas suivre une psychopathe jusqu’à son repaire sans broncher.

— Ellie, pour une fois dans ma vie, est-ce que je peux être normal ? Je sais que je suis froussard, mais laisse-moi essayer de changer. Après tout, les kidnappings n’arrivent qu’à la télé. Alexandre n’a pas disparu, il est parti en vacances. Tu disais toi-même que je me faisais des idées avec mes histoires tordues de complotiste.

J’ai décidé de jouer la sécurité et je suis partie vers les escaliers pour le faire craquer. Malheureusement au moment où je croyais avoir gagné la partie, la voisine a débarqué. J’avais envie de l’encastrée dans un mur et de mettre sa tête sur une pique, mais elle était beaucoup plus susceptible que moi d’avoir les matériaux et l’expérience nécessaires pour ce genre de barbarie alors, je me suis contenue.

— Les jeunes bayent aux corneilles à ce que je vois. J’espère qu’il vous reste des forces.

— Bonjour madame.

Elle a passé la porte de l’immeuble et elle nous a crié :

— Allez, du nerf ! Suivez-moi, les gnomes.

Charmante, comme d’habitude. J’ai essayé d’ouvrir la bouche pour lui dire qu’on avait un empêchement, mais elle ne m’a pas laissé faire.

— On discutera après, a-t-elle dit. Pour l’instant, grimpez dans mon quatre-quatre et surtout, ne me déconcentrez pas pendant le voyage.

Elle a jeté son bob de safari sur le siège arrière et elle nous a ouvert. Mickaël a grimpé sur la banquette arrière. Il était hors de question que je le laisse monter dans la voiture de cette barge tout seul, j’étais coincée, il fallait que je le suive. C’était soit ça, soit l’envoyer à une mort stupide. Peut-être que si nous étions deux, elle n’oserait pas s’en prendre à lui.

À ma grande surprise, les sièges étaient impeccables, le tableau de bord était parfaitement épousseté et il n’y avait aucune trace de chaussure ou de boue sur le sol. Suspect, ai-je pensé. Elle avait peut-être désinfecté sa voiture pour qu’on ne puisse pas retrouver l’ADN d’Alexandre à l’intérieur. Malheureusement, je ne pouvais pas demander à Mickaël ce qu’il en pensait. La vieille avait beaucoup de défauts, mais elle n’était pas sourde. Elle a démarré son char d’assaut dans un grondement inquiétant.

— Ah, ces jeunes ! a-t-elle crié pendant le trajet. Incapable de rouler correctement. Et puis, c’est fou ce qu’ils peuvent traîner. Non mais je vous jure ! On voit qu’ils n’ont rien de bon à faire de leurs journées. Nous, les seniors, on ne se permettrait jamais d’avancer aussi lentement.

Je me demandais d’où lui venait cette haine viscérale des jeunes quand elle a pilé au beau milieu du quartier des entrepôts, devant une verrière. J’avais oublié que les zones comme celle-là existaient. Les bâtiments me mettaient mal à l’aise, avec leurs façades grises décrépies, leurs toits de tôle et leurs carreaux brisés. La verrière, en comparaison, sortait d’un autre monde.

Quand nous avons posé le pied sur le paillasson, j’ai compris pourquoi Alexandre venait aider cette vieille dame de son plein gré. Ce n’était pas pour sa charmante compagnie ni pour ses paroles sages et mesurées, bien sûr que non. C’était pour les rangées interminables de troncs parsemées de feuilles vertes, ce plafond lumineux qui rappelait celui d’une forêt et ces dalles de pierres recouvertes de mousses et de petites fleurs. J’avais l’impression d’entrer dans la dimension parallèle où Alexandre se cachait. La vieille nous a appelés :

— Les gnomes ! Venez par ici.

Nous l’avons suivie dans l’air tiède de la verrière en regardant où nous mettions les pieds pour ne pas marcher sur les tuyaux qui courraient sur le sol ou encore sur un pot de fleurs qui traînait. J’avais l’impression d’être au cœur de l’Amazonie. Un coin dégagé nous attendait sous le soleil de l’après-midi. La vieille nous a fait un petit topo de ce qui nous attendait et avant même que je ne puisse comprendre ce qui était en train de nous arriver, nous étions accroupis dans un énorme bac à sable pendant qu’elle nous regardait galérer, tranquillement assise dans une chaise en plastique.

— Creusez plus profond ! Les betteraves ne prendront pas, sinon. Et vous mettez bien trois graines, hein ? Quand ce sera fini, vous m’arroserez tout ça, ce serait gentil.

À la moitié du bac à sable, j’avais mal aux cuisses à force de me déplacer comme un canard et mes baskets étaient foutues. Mais mes espoirs ne se sont pas essoufflés, eux. Je m’attendais à ce qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire, j’avais besoin d’un indice ou d’un faux pas de la part de notre tortionnaire. Il fallait bien qu’il se passe quelque chose, après tout. Je n’allais quand même pas juste planter des graines en attendant indéfiniment.

— Ellie, pourquoi me dévisages-tu ? Je ne suis pas une bête de foire ! Ah, ces jeunes, je vous jure.

— Alexandre vous dévisageait souvent ?

— Pardon ?

— Non, rien.

Bien joué, Ellie. Vraiment, bien joué. Pire qu’une détective en carton. Mon instinct de survie était cassé, je devais apprendre à réfléchir avant d’agir de toute urgence, sinon, j’allais me faire zigouiller. J’espérais qu’Alexandre ne comptait pas trop sur moi pour le retrouver — mais quelle idée, aussi, de compter sur moi pour être sauvé… Mon frère et moi mélangions des algues et du fumier (beurk) avec de la terre pour faire du composte ou je ne sais plus trop quoi (j’étais à peu près aussi douée pour le jardinage que pour écouter en classe) lorsqu’il a dit :

— Alors comme ça, c’est votre jardin ?

La vieille, qui avait commencé à tourner autour de nous, un œil sur ses petites fleurs et l’autre sur le mélange que nous préparions, s’est plantée devant lui pour le regarder droit dans les yeux (et c’était vraiment flippant, ses pupilles ressemblaient à deux trous noirs sortis de l’enfer).

— Pourquoi ? Tu vas me cambrioler ? Je vous préviens, j’ai vécu dans la savane, du temps de ma jeunesse. Il y avait des lions et même des jaguars, alors si vous croyez que vous allez me faire peur avec…

— Des jaguars ? Incroyable ! C’était quand, votre voyage ? Ça devait trop cool.

Ce qui était incroyable, c’était mon frère qui s’intéressait à la vie de cette vieille alors qu’elle le pétrifiait, qu’il était hyper timide et qu’il avait toujours craint les fauves, même au zoo ou à la télé (les animaux aux grandes dents ne l’avaient jamais mis en confiance).

— Trop cool ? À mon époque, personne ne disait ça. J’ai quitté la France malgré les protestations de mes parents et je me suis engagé dans un périple sous le soleil où j’ai affronté la soif, la poussière et les bêtes…

Bien joué, Mickaël. Vraiment, bien joué. Maintenant, elle allait se vanter pendant des heures et des heures en exagérant chaque détail de son histoire alors qu’elle n’avait peut-être jamais quitté la région. J’ai continué à mélanger les algues avec la terre en ignorant leur conversation et l’odeur. Bien plus tard, on s’est assis sur un banc, en dessous d’un arbre immense. J’avais envie de rentrer chez nous, mais il fallait avouer que le paysage me plaisait. Le plafond haut me faisait de l’impression, il donnait à cette verrière un air majestueux, comme une sorte de palais des plantes au milieu des anciennes usines, comme si c’était un rêve au milieu de la réalité.

Peut-être qu’Alexandre avait fui sa vie, la réalité et les usines aux carreaux brisés pour se cacher ici, dans une fausse forêt où il ne pleuvait jamais. J’aimais bien ce « peut-être », ce scénario imaginaire que je me racontais quand je n’avais pas envie d’ouvrir les yeux, de penser qu’il était déjà mort ou de me rendre compte que si quelqu’un le sauverait, ce ne serait pas moi.

J’avais envie de croire que j’étais un super-héros, que je pouvais sauver mon monde et que tout rentrerait dans l’ordre. Je ne pouvais pas faire autrement. Que me resterait-il, sinon ? Des questions sans réponse, un ami perdu, des rêves et des illusions qui, avec le temps, s’étaient fanés… Une vie à la dérive, en somme. Une vie dont je ne voulais pas. Les « peut-être » étaient mon dernier espoir.

Mon intérêt s’est faufilé dans la conversation. La vieille en était venue à parler d’Alex.

— C’était un bon garçon, tout de même. Un petit con, comme tous les jeunes, mais lui, au moins, il savait quelle dose d’algues et de fumier il fallait pour que le sol soit parfait, il savait où étaient rangées les graines et puis, il me tenait souvent compagnie. Il m’agaçait au plus haut point, mais au moins, il avait la décence de se faire crier dessus en silence, dignement.

Je n’ai pas osé l’interrompre en lui demandant ce qu’elle entendait par dignement, j’étais trop absorbée par ses pupilles dilatées. Elle était perdue dans ses souvenirs. Était-ce dur de se rappeler, quand on avait autant vécu ?

— Vous savez, les gnomes, je regrette de ne plus pouvoir lui crier dessus quand il se gare mal dans la rue, ou encore quand il touche à mon courrier, ou encore quand il me demande si j’ai besoin d’aide pour porter mes courses. Il se mêlait trop de mes affaires.

Je l’ai regardé de travers et elle a brusquement repris vie pour nous dire qu’on était en retard. Elle nous a ramenés à la maison en silence et sur le chemin, elle a ouvert la boite à gants pour y prendre un mouchoir. Là, entre un gilet fluorescent et un disque de stationnement, j’ai vu une petite boite familière. Je ne voyais ce paquet rectangulaire que dans les mains d’une seule personne : Alexandre. Son paquet de cigarettes était là, à un mètre de moi. Il ne serait jamais parti sans, il fumait comme un pompier, il ne l’avait pas non plus oublié — impossible d’oublier quelque chose qui coutait si cher et dont il ne pouvait plus se passer.

Cette fois, on la tenait ! Elle a garé son quatre-quatre devant l’immeuble en manquant de rayer la voiture de notre père et à la seconde où elle a refermé sa porte d’entrée sur son visage tout fripé, je me suis précipitée dans notre appartement. Affalée sur le canapé, j’ai fixé mon frère.

— J’avais raison, dit-il. Elle est innocente.

— Quoi ?! Non ! Comment peux-tu dire une chose pareille ?

— Si elle avait eu quelque chose à se reprocher, elle se serait comportée différemment.

— Tu es trop naïf ! ai-je rétorqué. Elle a le paquet de clopes d’Alexandre dans sa boite à gants !

— Ellie, arrête de lui chercher des torts. C’est une vieille conne, on est d’accord, mais elle n’est pas une kidnappeuse, c’est évident.

— Mais alors…

— Alors, grandis un peu. Laisse tomber cette histoire. Tu m’as interdit d’accuser papa, non ? Moi, je t’interdis d’accuser la voisine, c’est ridicule !

J’avais la haine. Elle avait dit qu’Alex se mêlait trop de ses affaires et il y avait les clopes, bon sang ! Alex avait découvert quelque chose sur elle, elle s’en était aperçue et elle l’avait fait disparaitre. Alex avait obéi sous la menace, il s’était volatilisé, ou bien elle l’avait tué. La voisine avait protégé ses secrets et sa place de parking. Je l’ai expliqué à Mickaël, mais il s’est bouché les oreilles.

— Arrête ! Pitié, arrête. Ça suffit maintenant, Alex va revenir tout seul, tu vas voir. Si ça se trouve, les flics pensent qu’il a fait une fugue et Sophie est dans le déni, c’est tout. Toi aussi, tu devrais sortir du déni.

— Sortir du déni ? Mais tu me gonfles ! C’est à cause des types comme toi que le tueur a le temps de faire de nouvelles victimes dans les films d’horreur.

— Je m’en fous, m’a-t-il répondu en s’installant sur le tapis poilu entre moi et la table basse. Laisse la vieille tranquille, elle est sympa.

— Sympa ?

— Bon, d’accord, peut-être pas tant que ça. Mais elle aurait pu éviter de nous parler d’Alexandre et pourtant, elle ne s’est pas retenue.

— Elle le déteste !

— Elle l’assume. C’est là la différence entre une voisine agacée par le monde entier et une voisine qui a envie de tuer le monde entier.

— Notre voisine a envie de tuer le monde entier et de régner sur tous les mondes parallèles qui pourraient exister, le contredis-je.

— Mais elle ne l’a pas fait.

Je détestais quand il avait réponse à tout, il était trop bizarre. Était-ce bien mon frère en face de moi ? Depuis quand était-il raisonnable ? J’hallucinai. On aurait pu se crêper le chignon encore longtemps, mais papa est arrivé. Il a coupé court à toute dispute, ce qui n’était pas plus mal. Une fois son manteau accroché en face de la porte, son ordinateur posé sur le bureau et ses jambes, étendues à côté de moi sur le canapé, il nous a crié :

— C’EST LES VACANCES !

J’ai sursauté. La voisine a frappé un objet contre le mur de notre salon et Mickaël l’a regardé avec de grands yeux en lui demandant :

— Qu’est-ce qui te prend ?

— Tu ne t’y attendais pas, hein ?

— Non. Papa, pourquoi est-ce que tu te mets à crier ?

— Et toi, pourquoi a-t-il fallu que tu te dégotes une petite copine et que tu me dises ça hier soir en face de mon frère ?

— Je vois. Donc pour me dire que j’ai fait un truc stupide, tu fais quelque chose de stupide. Très mature.

J’ai senti qu’il fallait que je me relève du canapé avant que mon père ne se mette à hurler. Il valait mieux que je sois dans ma chambre quand Mickaël piquerait sa petite crise d’adolescence. À peine m’étais-je assise à mon bureau que je les ai entendus reprendre le fil de leur conversation.

— C’est moi le père, c’est moi qui décide.

Le jour où papa se rendra compte que cette phrase ne faisait pas avancer les discussions, moi, je deviendrais première de la classe. Une chaise de la salle à manger a raclé le sol et je crois qu’ils se sont assis face à face. J’ai imaginé mon frère en train de regretter ses dernières paroles. Il devait gigoter sur son siège avec des ongles rongés à l’extrême, en respirant fort, comme à son habitude.

— Dis-moi, a commencé mon père, qu’est-ce que je vous ai toujours dit à propos des couples ?

Dans mon imagination, il regardait mon frère droit dans les yeux, les sourcils froncés et les mains croisées devant lui, comme s’il se retenait pour ne pas attraper mon frère par le colbac tandis que Mickaël devenait tout rouge.

— Que c’était hors de question qu’on fasse ça chez nous, a-t-il répondu.

— Très bien. Tu peux me répéter ce que tu nous as annoncé, hier soir ?

— Que j’avais une copine ?

— Et il n’y a rien qui te choque ?

— Papa, j’ai presque dix-sept ans !

— Baisse d’un ton ! Je sais quel âge tu as, je sais que tes copains sont autorisés à faire n’importe quoi et que tu ne vois pas où est le problème. À dix-sept ans, à dix-huit ou même vingt, on ne voit pas où est le problème. Réfléchis, Mickaël. Tu es un garçon plein de bon sens alors s’il te plaît, explique-moi ce qui t’est passé par la tête. Explique-moi pourquoi tu as fait une chose pareille alors que je vous ai toujours dit qu’il y avait un problème quand les gens comme nous étaient en couple.

— Les gens comme nous ont un problème. Wow, je m’attendais à entendre cette phrase dans la bouche de maman, mais pas dans la tienne.

— Seuls, nous nous portons à merveille. C’est quand les autres gens arrivent que cela créer des problèmes. Nous devons rester discrets, tu comprends ?

— Mais je n’ai pas envie d’être un looseur toute ma vie, je n’ai pas envie de passer mon temps à m’effacer, comme toi. J’ai envie d’être quelqu’un à qui on veut ressembler, j’ai envie de faire partie de ces mecs cools qui profitent de la vie !

J’écoutais aveuglément la voix de mon père résonner dans mes oreilles. « Il y a un problème quand les gens comme nous sont en couple ». Un problème. Une anomalie. Le fait de ne pas avoir l’image de son visage pour adoucir ses paroles rendait la réalité plus cruelle encore. J’avais naïvement pensé que les problèmes étaient pour les autres, qu’ils ne nous concerneraient jamais et qu’on vivrait heureux pour toujours tant qu’on gardait notre tache de naissance secrète, mais je me trompais. Il a continué :

— Mickaël, tu ne peux pas être ce garçon. Tu es déjà mon fils.

— Et alors ?

— Alors, tu dois quitter ta copine. Je sais qu’à ton âge, c’est dur, mais…

— Mais quoi ?!

Ils devaient se fusiller du regard. Pourquoi mon père avait-il dit qu’à notre âge, c’était difficile de plaquer quelqu’un ? Cesser d’aimer pouvait-il être facile, quand on devenait adulte ? J’espérais que non.

— Arrête de me répondre et fais-moi confiance. Je suis un adulte, d’accord ? Je sais mieux que toi ce qu’il faut que tu fasses, comment tu dois te comporter et…

— Et je m’en fous.

Mon père a crié. Mickaël a fini par claquer la porte de sa chambre en ignorant ce qu’on lui reprochait. La voisine a retapé un objet contre le mur. En une minute, la situation avait vrillé. Je me suis faufilée dans la salle de bain, le ventre noué, j’ai regardé ma tache et la panique m’a secouée. Que se passerait-il, si Yassine et moi avions un problème ? Je me sentais si bête, si stupide et immature. J’avais terriblement besoin d’Alex, de son soutien, de ses conseils. Lui, il m’aurait dit quoi faire. Toute seule, j’étais coincée.

Debout devant le miroir, j’ai pris une décision. J’avais besoin d’espoir, j’avais besoin d’un guide, d’une lumière. J’avais besoin d’Alexandre, un point c’est tout. Et que cela plaise à mon frère ou non, j’allais prouver que la voisine é

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