Chapitre 9 : Overdose

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Pour le premier matin des vacances, je me contentais de regarder Yassine descendre le terrain de skate sur sa planche en ajustant ses bras autour de son corps pour ne pas tomber. Ses tresses dansaient dans l’air. Assise sur un banc à me prélasser au soleil, j’avais envie de lui enlever son pull et de mater ses épaules larges, de détailler les lignes de son cou qui descendaient sur son torse, de poser mes lèvres tout le long de sa mâchoire où naissait une petite barbe et de lui dire à l’oreille « aime-moi ». Il était une drogue que j’avais appris à prendre sur la durée, mais quelquefois, je dérapais et je prenais en une fois la dose que je prenais habituellement en une semaine. Je craquais souvent, les derniers temps. J’avais franchi les limites. Elles auraient dû m’aider à me concentrer sur lui, et pas sur son corps. Elles auraient dû m’aider à ne pas plonger, à prendre une dose à la fois, à me modérer, à aimer « juste assez ». Mais que faire, quand on avait seize ans, un copain et besoin d’aimer ? Une dose, ce n’était jamais assez et ça ne le serait jamais.

— Tu ne t’ennuies pas ? s’est-il inquiété en s’installant à côté de moi.

Il avait déposé sa planche contre le tronc d’un arbre. Ses feuilles naissantes dansaient sur le vent. L’hiver était parti, c’était le printemps. Yassine a recoiffé une de mes mèches noires et je lui ai dit :

— J’adore te regarder tomber.

— Chipie.

J’aimais bien quand il m’appelait comme ça. Il m’a fait son sourire de canaille et je lui ai fait mon sourire de tombeuse.

La température était encore fraiche alors, nous sommes allés chez lui avant d’avoir froid, main dans la main en parlant de son diplôme qu’il voulait à tout prix obtenir cette année pour ne pas redoubler encore une fois, de ses grands-parents qui allaient bientôt arriver dans notre pays et qui ne parlaient pas encore bien notre langue et, de sa mère qui venait de décrocher un nouveau boulot dans le droit. J’espérai que les passants ne nous remarquaient pas. Pour me rassurer, je me disais qu’après tout, qui aurait pu savoir l’âge que nous avions vraiment ? Personne. Et puis, je me sentais bien avec Yassine. J’étais à l’aise dans mes baskets, à l’aise dans mon jogging. Si quelqu’un avait osé me dire le contraire à cet instant, je lui aurais dit des trucs que je n’aurais jamais répétés devant mon père et j’aurais continué à marcher, tête haute, avec le garçon que j’aimais. Mais ces moments de confiance ne duraient qu’un temps, je me remettais toujours à douter. J’étais aveugle, je ne savais pas ce que voyaient vraiment les passants.

Chez Yassine, on s’est allongé sur son lit et j’ai posé ma tête sur son ventre. Je n’arrêtais pas de le regarder. Je lui ai parlé des mauvaises notes que j’avais encore eues comme si ça n’avait pas d’importance ; mais au fond, je me sentais nulle. Tout avait l’air si facile pour Mickaël et les autres, j’avais l’impression d’être stupide. Je n’aimais pas échouer, j’avais la gorge nouée quand ça m’arrivait, comme si j’allais me mettre à pleurer. Yassine m’a consolée et j’ai délaissé son ventre pour me mettre à côté de lui.

— Je t’aiderais à travailler pour ton prochain contrôle, a-t-il chuchoté.

Il m’aurait aidé à faire n’importe quoi si je le lui avais demandé. J’étais heureuse de savoir que je n’étais pas seule dans cette galère. Je me suis rapprochée de lui et je lui ai fait mon sourire de tombeuse, une fois encore, pour le faire craquer. Mais il n’a pas cédé. Pas de bisous, pas de phrase nunuche ni de scène à l’eau de rose. Ça lui ressemblait bien, de papoter en prétendant qu’il n’était pas au bord d’accepter ma proposition pour dépasser les limites, même s’il en avait envie. Il a fixé le plafond avec un sourire en coin et je me suis concentrée sur sa chambre. J’aimais bien son grand lit rouge au milieu de la pièce pleine de cadres photo, depuis lequel on pouvait regarder le centre-ville par la fenêtre ou encore les cahiers et les feuilles de dessins qui s’empilaient dans son placard. Le bureau était dans un coin, enseveli sous les fringues et les stylos. J’ai fixé mon regard sur le tiroir. Je savais qu’il y avait des capotes dedans. Je savais aussi que le fait de les utiliser était une limite à ne pas dépasser. Mais pourquoi m’en serais-je souciée ? Cela resterait entre lui et moi, comme d’habitude.

J’ai refait mon sourire de tombeuse et il a pris son air à mi-chemin entre la frime et la détente, cet air qui me donnait envie de lui sauter dessus. Il a rapproché son visage du mien et je l’ai embrassé. Comment aurais-je pu résister ? Ses bras se sont enroulés autour de ma taille, mes mains se sont baladées près de ses hanches et chaque baiser nous a rapproché un peu plus l’un de l’autre. Son corps entier m’attirait. Ses yeux sombres me détaillaient en riant, ses boucles d’oreilles dorées se balançaient à ses oreilles et ses tresses étaient déployées sur son oreiller. Les draps diffusaient son odeur partout, j’avais le nez imbibé de son parfum. Je me suis faufilée au-dessus de lui et j’ai continué à l’embrasser, en descendant toujours plus, jusqu’à ce qu’il enlève son tee-shirt. Il souriait à pleine dents. Sa peau brûlait contre la mienne. J’avais envie de fusionner avec lui, de me rapprocher jusqu’à ce que ses pensées deviennent les miennes et que nos cœurs se rencontrent enfin. Il était partout dans ma tête, dans mon cœur, dans ma poitrine, dans mon ventre et dans mes veines, il était même là, dans l’air que je respirais.

Mes mains autour de son cou, les siennes dans mon dos, on murmurait des choses que personne ne pouvait entendre à part nous. Nous avons continué ce jeu-là en nous embrassant jusqu’à ce que je demande plus. Ma dose ne suffisait plus, il me fallait davantage. Je l’ai attiré encore plus près de moi, je me suis agrippée à son corps comme à une bouée. Lui aussi était accro, mais il se maitrisait mieux que moi. Ses muscles tendus résistaient, son visage restait concentré sur le mien, ses mains s’agrippaient à mon corps et me serraient toujours plus fort, mais il ne craquait pas. Pas encore. Le regard rempli de malice, il s’est redressé et je me suis assise sur lui, la poitrine plaquée contre la sienne. Le souffle court, il m’a demandé où je voulais aller, aujourd’hui. J’aurais aimé faire « le tour de la terre » avec lui, mais je savais qu’il aurait refusé à cause « des douanes ». Après tout, de quel droit un garçon comme lui aurait-il pu aimer une fille comme moi ? Les limites étaient stupides.

Il a lu dans mes pensées, et il a fini par céder. « Le dernier voyage », a-t-il murmuré en embrassant mon oreille. On se racontait la même histoire à chaque fois, on se promettait qu’on ne nous y reprendrait pas, que c’était la dernière fois qu’on franchissait les limites, mais on savait tous les deux qu’un jour, on irait au bout du monde. On ferait quatre fois le tour de la terre et même les douanes ne pourraient pas nous en empêcher. Comment auraient-elles pu nous empêcher d’aimer ? Quand on dépassait les limites, plus rien ne comptait.

Yassine s’est mis à les oublier quand je l’ai à nouveau embrassé, et j’ai oublié nos âges quand il a caressé mon visage. Je ne pensais qu’à lui. Il ne pensait qu’à moi. Nous n’avions pas conscience des draps sous nos corps, nous flottions en apesanteur, nous ne faisions plus partie du monde réel. L’univers se désintégrait tandis que nous nous aimions. Je n’avais pas assez de mains pour le toucher. Il n’avait pas assez de lèvres pour m’embrasser. Nos peaux n’étaient pas assez rapprochées.

Il a ouvert le tiroir tandis que je retirais mes derniers vêtements. Mon cœur battait à deux cents à l’heure, l’amour m’essoufflait et me remplissait d’adrénaline. Je me sentais bien, je me sentais grande, je me sentais toute-puissante. Il s’est blotti contre moi. Les sensations, les émotions : tout était si disproportionné, si vivant, si fort que je me disais qu’on ne pourrait jamais les dissiper.

Pourtant, une seule seconde a suffi à me faire redescendre de mon nuage.

— Ellie, je crois que ton pansement s’enlève.

Yassine avait murmuré, mais dans ma tête, c’était comme s’il venait de crier. Je me suis redressée à toute vitesse, morte de peur. Il s’est écarté.

— Tout va bien ?

— Oui, c’est juste que je n’aime pas quand ça se décolle.

— Ne t’en fais pas, m’a-t-il répondu, tout essoufflé. J’en ai dans la salle de bain.

Il a remis son pantalon pour aller les chercher pendant que moi, je reprenais conscience de la réalité. Mon corps brûlant voulait retrouver celui de Yassine, mais ma tache de naissance me narguait. Que se serait-il passé, si elle s’était retrouvée en contact avec une peau qui n’était pas la mienne ? J’aurais pu me métamorphoser. Je voulais croire que tout allait bien, mais je sentais que ce n’était pas vrai. Et si c’était ça, le problème dont mon père avait parlé ? Je savais que les sentiments jouaient beaucoup dans nos métamorphoses. Est-ce que l’amour était dangereux, pour nous ?

Ma grand-mère m’avait déjà parlé de ces gens qui, poussés par la colère ou le deuil, pouvaient perdre le contrôle de leurs esprits. Ils imitaient une personne et devenaient cette personne jusqu’à ce que leurs émotions redescendent. Ce genre d’accidents m’avaient toujours effrayé. Avais-je failli finir comme eux ? Avais-je failli perdre mon visage, devenir quelqu’un d’autre et terroriser Yassine, comme mon père l’avait fait avec moi ?

Il était revenu. Il caressait mes cheveux tandis que je changeais de pansement. Cela faisait longtemps qu’il avait accepté d’ignorer pourquoi j’avais ce besoin viscéral de cacher ma tache. Je ne craignais plus qu’il me pose des questions. Parfois, je me disais qu’il réagirait différemment de ma mère si je lui révélais ce secret. Mais, et si je me trompais et qu’il me quittait ? C’était ça qui me faisait peur, c’était ça qui me faisait douter. Yassine m’aimait-il sincèrement, au point de ne pas m’abandonner en découvrant mes métamorphoses ?

Une fois ma cuisse protégée, nous avons recommencé à nous embrasser, mais ce n’était plus pareil. Les effets de la drogue amoureuse étaient moins puissants, tout se bousculait dans ma tête. J’avais trop peur pour que Yassine puisse me réchauffer. Je me suis écartée de lui et après quelques murmures, on s’est rhabillé et il m’a bercée contre son cœur. Qui sait ce qui aurait pu se passer si nous avions couché ensemble ? Avais-je été inconsciente, les fois précédentes ?

Je voulais refermer mes yeux sur cette histoire et me changer les idées. Yassine m’a proposé de regarder un film qu’on avait déjà vu un millier de fois, mais qu’on adorait toujours autant. À la moitié, nous avons coupé le son pour refaire nous-mêmes les dialogues. Ça me faisait du bien de m’amuser entre ses bras ; j’oubliais le reste quand il était près de moi. L’heure de partir est arrivée trop tôt. Il m’a raccompagnée chez moi en me parlant de tous les trucs géniaux qu’on pourrait faire pour mon anniversaire. J’avais envie de l’embrasser tout le temps.

Je comprenais pourquoi Mickaël refusait obstinément de plaquer Agathe. S’il l’aimait vraiment, il devait ressentir le même manque que moi quand l’amour n’était plus là pour me faire voyager hors du temps. Peut-être qu’Alexandre avait mis le monde sur pause grâce à l’amour, lui aussi. Il s’était enfui avec sa copine et ils avaient laissé le monde réel en plan. Dans les escaliers de l’immeuble, j’ai croisé Sophie, sa mère. Elle n’avait pas l’air dans son assiette, avec ses cheveux en bataille et sa chemise froissée. Elle revenait du supermarché avec un sac rempli de biscuits aux graines, de cacahuètes et de noix en sachets.

— Des nouvelles ? lui ai-je demandé.

— Non, toujours rien. La police a cessé de le chercher.

On s’est arrêté sur le palier de mon étage. L’odeur de plastique du lino bleu-gris avait disparu pour laisser place à celle d’un plat qui mijote (et qui était peut-être en train de brûler). Je ne la reconnaissais pas, mais il devait surement s’agir de mon père qui préparait le déjeuner.

— Ils disent qu’il n’y a aucune preuve, a continué Sophie, qu’Alexandre est adulte et que ce n’est pas parce qu’il me cache où il est qu’il a disparu. Je me suis tuée à leur répéter qu’il y avait quelque chose d’étrange, que j’étais sa mère, bon sang ! Mais ils n’ont rien voulu entendre.

J’ai jeté un œil sur la porte de la voisine et je lui ai dit :

— Alex ne t’a rien dit à propos de madame…

Mince. Je ne savais toujours pas comme elle s’appelait.

— Madame Choux ?

Quel nom éclaté.

— Oui, madame Choux.

— Rien de spécial, a-t-elle répondu en fronçant les sourcils. Pourquoi ?

— Elle le voyait souvent, pour jardiner. Peut-être qu’il s’est confié à elle. Ou qu’elle s’est confiée à lui. En fait, elle m’a parlé de lui, hier, et, j’ai l’impression qu’elle sait quelque chose. Je sais que j’ai l’air de délirer mais Sophie, je te jure…

— Je te crois, m’a-t-elle interrompu. Cette vieille peau n’a jamais eu un mot gentil pour nous alors qu’Alexandre était un ange. Quand je lui ai appris sa disparition, c’est à peine si elle a levé les sourcils. Je la méprise au plus haut point et je pense que c’est réciproque. Elle serait capable de nous cacher des choses importantes pour le simple plaisir de nous gâcher la vie. Une horreur, cette femme. Quoiqu’il en soit, mon seul espoir est de continuer à poser des questions. J’ai l’impression de tourner en rond, ça me rend dingue. Et s’il avait besoin de moi ? Et s’il était déjà trop tard ?

J’ai essayé de la consoler, mais j’étais beaucoup moins douée que Yassine pour ça. Je suis rentrée chez moi la tête basse et le ventre noué. Où Alexandre avait-il bien pu aller ? Il n’était pas en vacances, sinon il aurait emporté son téléphone avec lui. Et sa petite amie aussi n’avait pas de portable sur elle. Quelque chose clochait, c’était évident. Et puis, pourquoi tant de mystère autour de sa destination ? Quoi qu’il se soit passé avec la vieille, cela devait être grave.

J’ai retiré mes baskets en soufflant et je me suis avachie dans le canapé à côté de mon frère.

— Yo. Papa cuisine ?

— Ouais. Il m’a dit qu’il allait me reparler d’Agathe et que je ferai mieux de me tenir à carreau, cette fois.

— Tu m’épates, ai-je dit en lui volant la télécommande. Depuis quand as-tu cessé d’être le petit garçon qui faisait ses devoirs et obéissait au doigt et à l’œil à ses parents ? Tu as même arrêté de parler de kidnapping, du complot des Illuminati et des extra-terrestres. Agathe te fait prendre de la drogue ? Tu t’es mis à fumer pour lui plaire, ou il se passe autre chose ?

— Il se passe que j’ai toujours aussi peur de ces trucs, mais que je me retiens. Agathe m’aide à avoir l’air plus calme, c’est tout. Elle me rend normal.

— À quoi ça sert d’avoir l’air normal si dans le fond, tu ne l’es pas ? Tout le monde a des taches de naissance, Mickaël.

— Non, justement. C’est bien pour ça qu’on doit cacher les nôtres.

— Ce que je voulais te dire, c’est que personne n’est complètement normal. Après tout, t’as le droit d’imaginer deux cent cinquante scénarios catastrophiques à la minute.

— J’ai aussi le droit de les garder pour moi, m’a-t-il répondu en reprenant la télécommande pour augmenter le volume. Arrête de vouloir me changer, Ellie. J’ai envie d’être ce mec cool qui est enfin heureux et qui n’a plus besoin d’écouter l’avis des autres.

— Je ne veux pas te voir changer, justement. Je préférais quand tu étais toi. L’ancien Mickaël me manque.

Notre conversation s’est arrêtée là. J’ai méprisé Agathe au plus haut point. Quelle peste, celle-là. L’écran de mon portable s’est allumé, Léa me demandait si je pouvais venir chez elle après la danse, ce soir. Apparemment, il y avait du nouveau avec Théo. Mon amie était le genre fille à connaitre la vie de tout le monde et à rêver d’une existence à l’hollywoodienne, sans jamais trouver chaussure à son pied. Qu’il se passe enfin quelque chose entre elle et un garçon devait la mettre dans tous ses états. Pour une fois qu’on n’allait pas parler de la vie des autres, mais de la sienne ! Nos conversations n’en seraient que d’autant plus croustillantes.

Malheureusement, une fois dans la cuisine, je me suis aperçue que ce n’était pas le meilleur moment pour demander à mon père la permission de sortir. J’avais vu juste : le repas était en train de brûler. Je me suis assisse sur le plan de travail pour le regarder faire.

— Depuis quand t’es-tu mis à cuisiner ?

— Depuis que j’ai des enfants à nourrir, tien.

— Oui mais en ce moment, c’est différent. Je veux dire, tu cuisines vraiment. Et tu t’es mis à courir, aussi.

— Et ? a-t-il rétorqué en se tournant vers moi.

— Et alors, je me pose des questions, c’est tout.

Je me suis retenue d’ajouter qu’il s’était métamorphosé par accident et il m’a demandé distraitement :

— Est-ce que tu as des nouvelles d’Alexandre ?

— Non, pourquoi ? Sophie t’a dit quelque chose ? ai-je immédiatement supposé.

— Je me demandais juste si on ne se trompait pas à propos de cette histoire.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Il a posé sa cuillère sur la table et il s’est rapproché de moi.

— Ellie, je sais que tu as confiance en nos voisins et que tu aimais bien Alexandre mais sans preuve, qui peut dire qu’il s’est fait enlever ?

Je suis descendu du plan de travail pour lui faire face.

— Il a abandonné son téléphone ! Et c’est sans parler de ses cigarettes.

— Peut-être qu’il est parti sur un coup de tête. Je n’ai pas envie de croire qu’il a pu lui arriver quelque chose.

— Moi aussi, j’aimerais bien. Mais papa, tu sais bien qu’il n’aurait pas fait ça, il n’avait aucune raison de disparaitre !

— Ellie, certaines personnes font parfois des erreurs.

Mes poings se sont serrés. Sa phrase sonnait bizarrement ; il regardait ses pieds et il a poussé un soupir si profond que pendant un instant, j’eus l’impression qu’il me parlait plus de lui que d’Alexandre — un peu comme s’il venait de m’adresser des excuses masquées.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Papa, Alexandre ne m’aurait jamais abandonné.

— En es-tu certaine ? Il arrive à tout le monde de se tromper et puis, tu es grande maintenant. Peut-être qu’Alexandre a jugé que tu pouvais t’envoler de tes propres ailes.

J’ai joué nerveusement avec la fermeture éclair de mon pull. J’étais mal à l’aise. Essayait-il de me faire accepter plus facilement la mort de mon meilleur ami, ou bien était-il en train de me confier qu’il l’avait tué ? J’ai pris mon courage à deux mains et j’ai demandé d’une voix soupçonneuse :

— Qui est-ce qui t’a donné une idée pareille ?

— Tu sais, ta mère et moi nous nous disputons souvent, mais il y a au moins une chose sur laquelle nous sommes d’accord : nos enfants n’auront bientôt plus besoin de nous, il est temps que nous les laissions exister par leurs propres moyens.

Il a replongé le nez dans sa poêle pour décoller les légumes qui carbonisaient. Je me suis sentie trahie, j’avais l’impression que le monde entier venait de me tourner le dos. Comment ça, ma mère et lui voulaient nous laisser exister « par nos propres moyens » ? Était-ce une périphrase pour me faire doucement comprendre qu’ils en avaient marrent de jouer au papa et à la maman ? Mon père venait de me retourner le cerveau. J’avais l’impression qu’avec ses certitudes, il allait décourager mon enquête.

En remuant ces pensées noires, je me suis fait la réflexion que tous nos efforts pour rendre l’appartement nickel lundi soir étaient déjà réduits à néant. L’évier débordait de vaisselle, le sol avait besoin d’un coup d’aspirateur, le salon était sens dessus dessous, c’était le souk dans la salle de bain et même ma chambre recommençait à devenir chaotique. Papa a fini par jeter l’éponge et il a recommencé tout son plat.

— Tu es sûr que c’est une bonne idée ?

— Comment ça ? m’a-t-il dit en fronçant les sourcils.

— Ce serait dommage de gaspiller.

— Tu ne crois pas en mes talents de cuisinier, c’est ça ?

— Pas vraiment, non.

On s’est mis à rire. Il a sorti une conserve de raviolis.

— Tu as peut-être raison. Allez, dit à ton frère de mettre la table.

— Il est toujours puni ?

— Oh que oui.

Rien qu’au son de sa voix, je savais qu’il allait se montrer sévère. Dans la salle à manger, Mickaël et moi restions bien droits sur nos chaises, le regard vissé sur notre assiette et les oreilles grandes ouvertes.

— Je sais que ça vous parait absurde, a commencé notre père, mais j’ai besoin que vous m’écoutiez. Les histoires d’amour sont tout sauf de bonnes idées. Elles demandent une maitrise que vous n’avez pas.

— Pourquoi est-ce que tu ne nous as jamais appris à nous servir de nos taches, alors ? a râlé Mickaël.

— Je me suis abstenu parce que je voulais éviter qu’un accident ne se produise. Plus on l’utilise, plus il devient facile de se métamorphoser et c’est justement ce que je cherchais à vous éviter.

— Mais quel est le rapport avec ma copine ?

— Elle pourrait prendre peur, t’accuser, te faire remarquer.

— Et alors ? Ce n’est pas non plus un crime d’être comme nous.

— Non, mais tu sais ce qui vous arrivera si tout le quartier comprend que nous ne sommes pas normaux.

— Non, je ne sais pas.

Papa a fait une grimace. Ses muscles se sont tendus sous son pull. Il a rétorqué :

— Mon père s’est trop fait remarquer et il a disparu. Quand ça s’est produit, vous n’étiez pas encore nés et plusieurs années après, les gens avaient encore le regard rivé sur nous. J’ai cru que je ne trouverais jamais un endroit où nous pourrions vivre en paix ! Je ne veux pas que vous soyez les victimes de notre histoire de famille, votre grand-mère a fait tout ce qu’elle pouvait pour qu’on oublie notre nom et notre bizarrerie, je ne vais pas vous laisser ruiner ses efforts. Je vous l’ai répété un milliard de fois : nous devons rester discrets. C’est le seul moyen d’avoir une vie normale.

— Une vie normale même si nous ne sommes pas normaux ? ai-je demandé en relevant les yeux sur lui.

Surtout si nous ne sommes pas normaux.

J’ai laissé un blanc dans la conversation et je suis revenue à la charge.

— Papa, qu’est-ce qui s’est passé avec ton père ?

Une ombre est passée sur son visage. Ses yeux m’ont paru plus noirs que les miens. Il a reposé ses couverts sur la table et il m’a regardé un long moment dans le silence, comme si sa réaction voulait tout dire. Mais je n’entendais rien dans ce silence. Je ne comprenais pas ce qu’il signifiait, je n’imaginais pas ce qui avait pu se produire pour que mon père devienne muet. Il a refermé les yeux comme si ça pouvait l’aider à tout oublier et il m’a dit :

— C’est compliqué. Quand vous serez plus grand, je prendrais du temps pour vous en parler, mais pour l’instant, je ne sais pas comment faire.

J’ai baissé les yeux et Mickaël m’a imité.

— Désolé d’avoir été con, a-t-il soufflé. Mais papa, je te jure qu’il ne m’arrivera rien. Je ferais attention, je garderais ma tache secrète, je n’enlèverais jamais mon pansement. C’est promis.

— Je sais que tu ne veux pas nous attirer des ennuis, mais c’est trop risqué.

— Papa ! Laisse-moi au moins essayer.

— Si je te laisse faire et qu’il arrive quoi que ce soit…

— Il n’arrivera rien, le coupa-t-il. Il ne m’est jamais rien arrivé ! J’ai toujours craint le contraire mais je sais qu’avec Agathe, je peux y arriver. Je peux arrêter d’avoir peur, il n’y a pas de danger.

J’avais envie de lui rappeler qu’elle l’avait regardé avaler des M&Mn’s sans broncher le weekend dernier et que s’il y avait bien une personne sur terre qui était inconsciente des dangers, c’était elle, mais je me suis abstenue. À quoi bon ? Il était résolu à la garder coute que coute comme petite amie, même s’il devait en mourir. Je l’ai trouvé stupide et d’un coup, moi aussi, je me suis trouvée stupide. Je l’avais même été plus que lui, j’avais juste fermé les yeux bien plus fort et bien plus longtemps. Oui, décidément, j’avais été inconsciente.

Il était temps que je me rende à l’évidence : je n’avais aucune notion de bien ou de mal en ce qui concernait Yassine. J’avais failli perdre mon pansement plus d’une fois et je savais que si je restais avec lui, cela se reproduirait. Malgré les avertissements de mon père, je me savais capable de déraper et de faire une overdose. Quand j’étais près de Yassine, plus rien ne comptait à part lui et je savais que cela pourrait me conduire à ma perte. Yassine était une drogue, Yassine était l’amour, Yassine était un danger. Il fallait que je l’accepte. Et le pire, c’était qu’au fond de moi, je ne savais toujours pas si, en dépit de toutes les preuves d’amour qu’il m’avait donné, je pouvais le croire. C’était facile d’aimer la Ellie que je lui laissais voir, mais aimerait-il la véritable Ellie ? Était-il sincèrement amoureux de moi, au point d’accepter ma tache ?

Le repas s’est terminé dans le silence. J’ai aidé mon frère à débarrasser la table. En lavant les assiettes, j’ai réfléchi à ce que j’allais faire de mes problèmes. Il y a seulement une semaine, j’aurais fermé les yeux sur ces décisions à prendre, sur ces choses difficiles à faire. Ces choses. Je ne savais même pas quel nom leur donner. Existait-il des mots pour parler de ce que nous dérangeait ? Qu’importe comment je les appelais, si je ne trouvais pas de solution, personne d’autre ne le ferait. Fermer les yeux n’allait pas m’aider, cette fois-ci.

Pas quand j’étais si proche d’une apocalypse.

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