Chapitre 10 : La fin du monde

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— Pourquoi est-ce que tu m’abandonnes ?

— Je ne t’abandonne pas, je reviens demain matin.

Assis sur mon lit, mon frère me regardait faire mon sac en me lançant des regards noirs. Il avait à nouveau l’air d’un enfant apeuré, avec ses ongles rongés et son angoisse chronique.

— N’empêche, tu vas rester toute la nuit chez Léa et tu pars à la danse dans dix minutes, a-t-il continué. Tu me laisses seul.

— Mickaël, ce n’est pas la première fois que je pars. Alors, dis-moi franchement : pourquoi est-ce que tu boudes ?

— Parce que tu pars.

— Je ne comprends pas.

— C’est bien le problème ! Tu refuses de comprendre.

Il m’a lancé un truc vert sur le sol avant de s’enfuir de l’autre côté du couloir et de claquer la porte de sa chambre.

— Doucement ! a crié notre père. Y’en a qui bossent, je vous rappelle.

J’ai ramassé le truc vert. C’étaient les clés d’Alexandre avec le crocodile en plastique au bout. Ah, j’avais compris. Il m’en voulait de le laisser avec papa. J’étais certaine qu’il n’avait pas kidnappé Alexandre et que cette histoire de clés n‘était qu’un malentendu, mais Mickaël n’était pas du même avis. Moi, j’étais persuadée qu’il ne risquait rien, papa n’oserait pas lui mettre une claque même s’il le prenait en train de rouler un joint avec notre livret de famille. Et en ce qui concernait la voisine, il y avait peu de chances pour qu’elle se décide à frapper ce soir, sans raison, au beau milieu de la nuit.

J’ai terminé mon sac à dos en ruminant sur les différents lieux où elle aurait pu séquestrer Alexandre, ce qui me fit tilter que j’avais sérieusement besoin de me changer les idées. Rien d’intéressant ne s’est produit jusqu’à ce que je franchisse la porte du gymnase en bonne dernière (comme d’habitude) et que j’aperçoive Yassine. Il était accroupi, en train de refaire les lacets de ses baskets. Son débardeur collait à sa peau, ses tresses étaient relevées dans un chignon lâche et ses boucles d’oreilles scintillaient dans la lumière chaude de la fin d’après-midi. C’était un spectacle époustouflant. Il a commencé à s’échauffer et je l’ai rejoint. Sa peau brillait, ses muscles se tendaient et se détendaient. Ses jambes surfaient sur le sol, ses bras glissaient dans l’air. Il avait cette majesté, cette maitrise, cette grâce des danseurs que je n’aurais jamais.

Moi, j’avais l’énergie, la volonté, le fun. Mon corps vibrait, il ne dansait pas. Décidément, nous étions complémentaires. Nous étions faits pour nous aimer. L’amour — cette fameuse drogue, ce fameux sujet. L’amour. J’étais prête à abandonner ma mère pour lui. J’étais prête à laisser mon frère partir avec elle et Mathieu à trois heures d’ici. Cela ressemblait à une folie, à un caprice de petite fille, mais n’avais-je donc pas le droit de trouver le bonheur, moi aussi ?

Habituellement, j’aurais continué de rêvasser à ce sujet en admirant Yassine, mais il fallait que j’ouvre les yeux. Ma mère n’allait certainement pas laisser à mon père ma garde exclusive. Elle se disputerait avec lui jusqu’à ce qu’il cède et elle essaierait de me convaincre par tous les moyens que Mickaël et moi serions mieux avec elle et Mathieu, dans une maison avec un jardin et deux chiens. C’était son rêve depuis toujours, elle allait se marier, elle allait être heureuse. Et avec son bonheur, elle allait m’offrir une possibilité de m’enfuir, de partir loin de Yassine pour le bien de notre famille et pour mon propre bien. Cela m’éviterait des ennuis, cela me permettrait de grandir comme les autres filles, d’avoir un copain normal. De me sevrer, de cesser d’être une junkie.

Et pourtant, je lui en voulais. Je lui en voulais depuis la seconde même où j’avais compris qu’elle allait provoquer ma rupture avec Yassine. Et je m’en voulais encore plus d’être d’accord avec ça. Je m’en voulais de penser que je devais le plaquer alors qu’il était si beau, si gentil et qu’il me regardait avec son fameux regard. Pas son regard de tombeur, mais l’autre regard, celui qui ne voulait dire qu’une seule chose : qu’il m’aimait. Je pouvais douter de son amour et de sa sincérité à cause de son âge, mais pas quand il me regardait comme ça. Il avait cette étincelle dans le regard, cette douceur sur le visage… C’était le garçon le plus facile à aimer. Bien sûr, l’amour était compliqué. Mais Yassine savait comment faire pour m’en donner l’envie. Yassine et son sourire, Yassine et ses blagues, Yassine qui me racontait ses figures de skate, Yassine qui me demandait des nouvelles de mon frère… Yassine et son regard, Yassine et ses mains sur ma taille, Yassine et ses baisers. Malgré les détails qui pouvaient clocher, je ne cessais pas de l’aimer. Je ne cesserais jamais.

Une fois que Léa et moi avions terminé d’échanger les dernières nouvelles à propos de Théo et de mon enquête, la musique nous a fait virevolter dans l’air. Malgré tous mes efforts, je dansais encore plus mal que d’habitude. Léa a senti que j’étais triste. À la pause, elle a passé son bras derrière ma nuque et j’ai calé ma tête sur son épaule en évitant de me prendre ses cheveux argentés dans la bouche. Le reste de la séance, j’ai regardé Yassine. Il tourbillonnait sur lui-même, il improvisait des pas de danse, il me faisait des sourires plus grands que la distance terre-lune et riait comme un enfant. Je regrettais de ne pas en avoir profité plus. Je regrettais l’époque où je pouvais encore fermer les yeux et prétendre que notre histoire durerait pour toujours.

À la fin de la séance, j’ai fait un petit sourire à Léa (qui me parlait de son horoscope) avant de prendre mon courage à deux mains. Le sol en plastique du gymnase couinait sous pas. Je suis allée dans les vestiaires. Personne n’y allait jamais, les autres se douchaient chez eux après le cours. Pendant ce temps, Léa est allée attendre sa mère sur le parking. Je n’avais pas beaucoup de temps. Yassine m’a rejointe et il a fermé la porte du vestiaire sans un bruit.

— Tu vas bien ? a-t-il murmuré.

Je me suis rapprochée de lui pour le prendre dans mes bras. Il m’a serrée très fort, comme s’il craignait que je disparaisse. J’avais honte de ce que je devais lui dire.

— Il faut que je te quitte. Je suis désolée, j’ai parlé avec mon père et même s’il ignore pour nous… Je ne peux pas continuer, c’est tout. Ce n’est pas ta faute, je t’aime, mais…

Je n’ai pas eu assez de courage, finalement. J’avais l’impression d’être une grosse hypocrite, une menteuse doublée d’une lâche. J’avais une boule dans la gorge. La respiration de Yassine s’est arrêtée. Il a passé ses mains sur mon dos, il a prit une grande inspiration et il m’a dit :

— Tu n’as pas à te justifier.

Il a posé son visage sur le haut de ma tête et il m’a caressé les cheveux.

_ Je n’ai pas à te demander pourquoi tu me quittes, a-t-il chuchoté, je n’ai pas le droit de te retenir ni de te dire que je t’aime et que je veux que tu restes, même si je le pense.

Je l’ai serré un peu plus fort contre moi. Sa voix s’est affirmée :

_ Je t’aime. Je t’aime comme un dingue. Et j’ai été assez fou pour croire que je pourrais encore t’aimer. Mais tu as raison, ça me bouffe de l’admettre, mais il faut que tu me quittes. Je savais que ça finirait par arriver, même si je ne voulais pas que ça se produise si vite.

J’ai voulu dire quelque chose, mais je ne savais pas quoi. J’ai relevé la tête pour le regarder droit dans les yeux. Ses mains ont continué leurs caresses dans mon dos.

_ Je n’ai pas envie de faire ça, lui ai-je avoué, je te le jure. Je pensais vraiment qu’on pourrait être heureux. Je voulais vraiment faire abstraction du reste. Je suis désolée. Sincèrement.

_ Ellie, je t’ai aimée au-delà de tous les interdits. Je ne peux pas de te demander quoique ce soit. Tu as tous les droits envers moi, tu dois me quitter, je le sais, c’est comme ça. Et si tes parents t’y encouragent… C’est peut-être ce qu’il faut faire.

Il avait déjà pensé à notre rupture, je le savais bien. Il avait toujours craint que nos parents apprennent ce qu’on faisait et qu’ils nous forcent à nous séparer. Il avait conscience qu’il ne pouvait pas me retenir, c’était au-delà de son pouvoir – il n’aurait même jamais dû avoir de pouvoir sur moi. D’un côté ça me faisait mal de voir qu’il était si raisonnable, si adulte et maitre de lui-même et de l’autre, j’étais rassurée d’entendre qu’il m’aimait. J’aurais voulu que Yassine se comporte comme un gamin, qu’il m’embrasse et qu’il me dise que nos parents pouvaient aller se faire voir ; j’aurais voulu qu’il me montre que son amour était sincère et que je comptais autant pour lui qu’il comptait pour moi.

— C’est injuste, ai-je chuchoté. Je voudrais que tu puisses me prendre la main et me dire que tu ne veux pas que je te quitte.

Ses larmes menaçaient de déborder et malheureusement, les miennes aussi. C’était horrible, mais ça m’a fait du bien de savoir que, malgré ses paroles, lui aussi était triste. Il m’a serrée plus fort contre lui. Nos fronts se sont touchés. J’ai continué de le regarder entre mes larmes. Il s’est retenu de me dire qu’il m’aimait. Il s’est retenu de me supplier. Je le connaissais. Il avait son regard de chien battu, il me berçait contre lui comme s’il n’allait jamais me laisser partir. Son souffle était rauque. On avait aussi mal au cœur l’un que l’autre. On voulait rester ensemble pour toujours, on s’aimait comme des dingues, mais je devais le quitter et il devait me laisser. C’était ce qu’il fallait faire, c’étaient les règles. C’était comme ça que le monde marchait en dehors de notre rêve. Et ça faisait mal. Je me sentais nulle.

— Et après ? ai-je demandé. Qu’est-ce qu’on fait ? On ne peut pas juste couper les ponts et faire comme si on ne s’était jamais aimé.

— Non, impossible. Je ne pourrais jamais te faire une chose pareille. Mais, si on reste en contact, si on essaie de rester amis…

— On finira par craquer, je sais. On a déjà franchi trop de limites pour croire qu’une seule pourra encore nous retenir.

Le problème, quand on se quittait alors qu’on s’aimait, c’était le paradoxe. Comment ne pas aimer quand on aimait ?

— On peut éviter de se voir en tête à tête, a-t-il proposé.

— Oui, ça pourrait marcher. On serait obligés de se voir avec d’autres personnes et de se faire discrets.

J’ai serré mes bras autour de son cou et il s’est rapproché de moi au milieu du vestiaire terriblement vide à cet instant.

— Oui, ai-je chuchoté. On pourrait faire semblant, jouer la comédie. Continuer à se voir, mais seulement de manière amicale. Sous surveillance.

Nos nez se touchaient. Notre couple allait s’éteindre. Ça me donnait envie de me mettre en boule par terre, de me mettre en colère et de pleurer jusqu’à ce que je puisse tout oublier. Mon ventre me nouait de l’intérieur, ma gorge m’étranglait. La rupture n’était pas une expérience que je recommandais, elle était atroce. Une fille qui connaissait la véritable atrocité, l’horreur, la souffrance, le mal, la faim, la guerre ou une tout autre chose vraiment grave me mépriserait au plus haut point si elle m’entendait dire ça, mais je me sentais comme si plaquer Yassine était la pire chose qui pouvait m’arriver. J’avais l’impression d’être tellement malheureuse que plus rien ne pourrait jamais me consoler. Et si une rupture n’était qu’une rupture, alors je refusais d’imaginer ce qu’était le malheur, le vrai.

Comment pourrais-je relativiser alors que Yassine était là, face à moi, avec ses yeux qui brûlaient d’amour pour moi et son souffle si rapide, si tendu et lourd, comme le mien ? On s’est embrassé comme deux désespérés. C’était ma toute dernière dose, c’était l’ultime souffle de la junkie. Nos deux corps se sont serrés l’un contre l’autre comme pour fusionner avant qu’il ne soit trop tard, mais c’était trop tard, justement. Tout le drame était là. Ce matin, nous étions heureux. Ce soir, nous n’étions plus rien.

Léa m’a appelé. C’était trop tôt, je ne voulais pas y aller, mais je n’avais pas le choix. J’ai quitté Yassine en retenant mes larmes. Une demi-heure plus tard, quand Léa a refermé la porte de sa chambre sur nous, je les ai laissées couler. J’ai mouillé l’épaule de ma meilleure amie pendant un quart d’heure. Je me suis arrêté de pleurer seulement parce qu’il fallait que je me mouche et que j’avais mal au crâne (et que les cheveux teints en argenté de Léa risquaient de ne pas apprécier l’eau salée sur leurs pointes). J’étais dans le mal, j’avais le seum, je puais la déprime à quatre kilomètres à la ronde — bref, je commençais à me dire que j’avais peut-être fait une erreur. Comment était-il possible de sentir aussi mal après une bonne action ? Avais-je raison d’écouter mon père ?

J’avais l’impression d’être un zombie. J’ai passé ma soirée à faire des trucs inintéressants, à me lamenter auprès de Léa et à essayer de me concentrer sur les messages qu’elle envoyait à Théo en me retenant de ne pas en envoyer un à Yassine. J’ai pleuré encore et encore. J’avais du mal à encaisser le choc. Comment est-ce que ça pouvait être fini avec lui ? Au moins, j’avais une amie pour me tenir compagnie dans ma déprime. Elle savait comment me faire rire et j’en avais besoin. C’était moins dur de me dire que les choses ne seraient plus jamais comme avant, quand quelqu’un était là pour moi.

Le lendemain, je suis rentrée avec mes écouteurs visés à mes oreilles, le son à fond pour rester immergée dans ma playlist de musiques tristes. J’ai enlevé ma capuche seulement quand je suis arrivée au deuxième étage de mon immeuble et que j’ai vu que la porte de la voisine était ouverte. Je n’étais pas d’humeur à prendre une sale remarque ou à jouer les gentilles filles, j’avais juste envie de l’encastrer dans un mur et de l’obliger à me rendre Alexandre, mais ce n’était pas possible. Pourquoi avait-il donc fallu qu’elle s’en prenne au garçon le plus gentil de la planète ? Les abrutis, ce n’était pourtant pas ce qu’il manquait. J’étais en colère contre le monde entier, mais surtout contre moi-même et ça donnait envie de pleurer. J’étais en train de me transformer en une fontaine à eau. J’ai décidé d’ignorer la vieille et j’ai tracé jusqu’à mon appartement sans relever les yeux. Le lino bleu-gris était couvert de traces de pas.

Au salon, tout était sens dessus dessous. Papa avait surement dû passer sa soirée à travailler sur son nouveau manuscrit, des tasses traînaient entre les coussins jetés au sol et les piles de magazines. La vaisselle n’avait pas été faite depuis deux jours, des factures étaient accrochées au frigo et la salle à manger était ensevelie sous les piles de linge sale qu’on avait à peine commencé à trier. Même la salle de bain faisait pitié, le placard des serviettes ne fermait plus tant on avait essayé de bourrer les gants de toilette. Des bouteilles à moitié vides s’alignaient tantôt sur le lavabo, tantôt sur le sol de la douche. J’ai remis ma brosse à dents dans mon gobelet et j’ai tendu l’oreille. Mon père ronflait et Mickaël n’était pas levé non plus.

Dans une autre vie, j’en aurais profité pour aller au troisième étage de l’immeuble et parler avec Alexandre. Je lui aurais demandé des conseils, il m’aurait fait voir la vie sous un autre angle et je serai rentrée le cœur plus léger. Il m’aurait empêché de pleurer devant des photos de moi et Yassine en train de danser sur une vieille musique ou d’enchainer les chutes sur son skate. Mais je n’étais pas dans cette autre vie. J’étais condamné à ouvrir les yeux sur un monde où il avait été kidnappé. J’allais me demander quel était le meilleur moyen pour déprimer sur mon sort en silence comme une pauvre malheureuse quand le téléphone fixe a sonné. Je me suis précipitée dans la cuisine et j’ai décroché le combiné.

— Allô ?

— Ellie ! Ma chérie, comment vas-tu ?

— Mamie ?!

Il n’y avait que ma grand-mère pour hurler à ce point dans un téléphone (mon tympan l’avait reconnue sur le champ).

— La seule et l’unique ! Préviens ton père, j’arrive dans une heure. Vous avez besoin que je vous rapporte quelque chose ? Des Tupperwares, peut-être ?

Pas le temps de bredouiller une réponse correcte qu’elle avait déjà raccroché en me disant à quel point elle avait hâte d’arriver. J’ai regardé l’heure : onze heures et quart. On était mal. On était même très mal. J’ai traversé l’appartement au pas de course.

— Papa ! Papa, réveille-toi. On a un problème !

— Hein ?! Quoi ?

Il avait du mal à émerger. Je n’avais pas le temps d’attendre qu’il se réveille complètement, j’allais devoir lui mettre un petit coup de pression.

— Mamie arrive.

Ma phrase a eu l’effet d’un électrochoc.

— Merde ! Quand ?! Quelle heure ?! Elle est déjà partie ? Va réveiller ton frère ! Vite, il faut qu’on nettoie l’appart. C’est la cata !

Il a bondi hors de son lit et il a allumé son téléphone en pestant.

— Je vais lui dire qu’on est absent ! Qu’on est parti en vacances ? Non, je vais lui dire que je vous ai emmené au musée ! Tu penses que ce sera crédible ?

— Papa, elle a un double des clés.

— Ah, oui. J’avais oublié. On est mal.

— Yep.

Cette fois, c’était officiel : même si nous avions survécu à un vendredi treize, la fin du monde allait se déclencher.

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