Chapitre 11 : Une grand-mère, une pouffe et un jumeau parfait

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Mon père a jeté un regard à sa montre.

— Elle arrive dans dix minutes, c’est mort. On n’aura jamais le temps de terminer de nettoyer.

Mickaël a soufflé et a jeté son éponge. Le lave-vaisselle était plein à craquer mais il restait encore des assiettes crasseuses et des couverts tachés sur le rebord du lavabo, juste à côté des saladiers que j’essuyais au fur et à mesure. Papa a abandonné le tri du linge pour tout planquer dans la salle de bain.

— On passe en mode alerte rouge, nous a-t-il lancé.

Avec mon frère on s’est lancé un regard pour confirmer ce qu’on venait d’entendre. C’était risqué de tenter le coup, mais avions-nous le choix ? Le mode alerte rouge était notre seul espoir pour éviter que notre grand-mère s’affole. Si elle découvrait l’appartement dans cet état, elle se mettrait à accuser son fils de négligence et en deux temps trois mouvements, elle nous kidnapperait à nouveau pour nous garder au premier étage de son bistro. Papa pourrait essayer de l’amadouer pour nous libérer, mais si notre mère, Liliana, s’en mêlait, ils allaient encore une fois se disputer et nous n’avions pas envie de revivre les trois mois catastrophiques qui avaient suivi leur dernière dispute.

Je me souvenais encore de Mickaël qui pleurait dans un coin tandis que j’attendais de savoir, assise devant les dessins animés sans même les regarder, où je dormirais la semaine d’après. Je crois que c’était arrivé après notre emménagement ici. Nous avons abandonné la vaisselle pour nous précipiter dans le séjour et ramasser tout ce qu’on pouvait.

— Déplacez les affaires dans ma chambre, a ordonné notre père.

Il s’est chargé de la cuisine, j’ai fait ce que je pouvais dans la salle de bain et Mickaël a commencé à paniquer. Pour une fois, il n’hyperventilait pas, il se contentait de ronger ses ongles et de faire les cent pas dans le couloir.

— On n’aura jamais assez de temps, a-t-il crié. Papa, faut qu’on éloigne mamie encore un peu, juste le temps de terminer de cacher la misère. Elle va arriver d’une seconde à l’autre !

— Et comment veux-tu qu’on s’y prenne ? Jeremy et moi, on a tenté mille et une façons de la tenir à distance quand on était ado et il n’y a pas une seule fois où nous avons réussi. C’est peine perdue.

— Pas si on la distrait.

Je suis sortie de la salle de bain pour dévisager Mickaël. Quelle bêtise avait-il encore inventée ?

— Je pourrais lui demander de m’emmener chez Agathe. Elle adore les potins, elle ne pourra pas s’empêcher de s’en mêler. Elle ira avec Ellie et…

— Ne te moque pas de moi ! a rugi notre père. Il est hors de question que je te laisse utiliser sa faiblesse pour me désobéir et aller chez ta petite copine. Tu es censé la quitter, je te signale.

— Mais papa, nous n’avons plus le temps ! Pense à ce qu’il se passera si mamie nous reprend chez elle.

Les garçons n’eurent pas le temps de discuter davantage, l’interphone a sonné. Mamie était arrivée. Mon père était au pied du mur, il ne lui restait plus qu’une seule solution.

— Bon, d’accord, allez-y. Mais Mickaël, je te préviens, c’est la dernière fois que tu vas voir cette Agathe et tu n’as pas intérêt à avoir le moindre accident, c’est compris ? Interdit de traîner dehors sans surveillance, interdit de lui dire à propos de notre bizarrerie, interdit de se déshabiller, interdit de manger des cacahuètes…

Il n’avait pas encore terminé sa liste que Mickaël courait déjà dans les escaliers avec sa veste sous le bras et un sac à dos sur les épaules. Le petit malin. Pour une fois, j’avais vraiment l’impression que nous étions jumeaux. Il avait reproduit ma technique en attendant pile le bon moment pour faire céder notre père et désobéir aux règles.

Mamie nous attendait devant les escaliers avec un sac de voyage plus gros que n’importe quel sac de sport. Il était jaune canari, sa couleur fétiche. Elle avait dû l’acheter en même temps que les valises qu’elle nous avait offertes pour Noël il y a déjà plusieurs années. Elle avait manifestement prévu de rester trois ou quatre jours chez nous. J’espérais que mon père ne l’imiterait pas quand j’aurais mon chez-moi, plus tard. Les visites surprises avaient le don de me mettre mal à l’aise, comme si tous mes secrets allaient accidentellement être trahis (j’avais un mauvais feeling avec les imprévus). Elle nous a fait la bise puis Mickaël s’est empressé de mettre son plan à exécution. À la seconde où mamie a entendu le nom d’Agathe, elle s’est mise à me sourire malicieusement de ses petites dents comme si mon frère ne la voyait pas. Ses yeux verts se sont mis à pétiller. Elle a recoiffé ses cheveux châtains en lissant les plis de son tablier qu’elle ne quittait jamais.

— En route ! a-t-elle clamé. Je vais déposer mon sac et dire bonjour à votre père, je reviens tout de suite.

— Non ! s’est empressé de dire Mickaël. Je vais m’en occuper, va t’installer dans la voiture avec Ellie.

Il a saisi le sac et a disparu à toute vitesse dans les escaliers. Elle s’est tournée vers moi pour me souffler :

— Quelle énergie ! Ton frère m’a l’air en pleine forme. C’est cette Agathe qui lui fait cet effet ?

— Peut-être bien. Tu n’imagines même pas à quel point il a changé pour elle. D’ailleurs, je n’aime pas trop ça.

— Merveilleux ! Des potins. Vous m’avez beaucoup manqué, tu sais. Au bistro, les histoires vont et viennes comme au club de jeux de société. Les petits secrets de tout le monde s’échangent contre les faux billets de Monopoly aussi bien que les rumeurs, mais cela ne m’empêche pas de m’ennuyer après de mes garçons et mes petits-enfants.

— Vous jouez au Monopoly ?

— Évidemment ! Mais dis-moi, ma petite Ellie : à quel genre de jeu joue ton frère ?

— Ah, ça, je ne sais pas.

— Et ton père ? Il ne voit personne, j’espère ?

— Absolument personne, a affirmé Mickaël en surgissant dernière nous. C’est bon, on peut filer. Mamie, papa te passe le bonjour.

Notre grand-mère a passé l’intégralité du trajet à nous parler de son bistro et de ses clients préférés. J’adorais l’écouter nous parler de cette vie lointaine que nous avions quittée il y a plusieurs années. Le bar me manquait. Quand nous étions petits, Mickaël et moi avions l’impression de vivre dans un palais. C’était le royaume des bonbons, des diabolos à la menthe et des limonades. Papa lisait le journal ou terminait ses devoirs pour la fac entre nous deux, installé sur la table du fond. Mamie zigzaguait entre les clients avec son plateau en équilibre sur son avant-bras et retournait derrière le comptoir avec son tablier toujours bien accroché autour de sa taille. Elle était petite, pour une Demir. Mon frère et moi la dépassions déjà de trente centimètres. À côté de papa et de tonton Jeremy, elle était minuscule.

Nous avons déposé mon frère au terrain de skate. Agathe l’attendait avec des amis. Elle portait une chemise brune comme la boue et un pantalon orange criard qui piquait les yeux. Ma grand-mère prit un air dégouté lorsqu’ils s’embrassèrent.

— C’est qui, cette pouffe ?

J’ai explosé de rire.

— Cette pouffe, c’est la merveilleuse petite peste que Mickaël a choisie pour faire des conneries. Elle est insupportable, égocentrique et stupide.

— Il a perdu la tête ?

— Et même plus. L’autre jour, il a failli perdre la vie parce que cette imbécile l’a laissé manger des cacahuètes à une soirée alors qu’il était bourré.

— Ma petite Ellie, je comprends que tu détestes Agathe, mais ne l’accuses pas des erreurs de ton frère. C’est lui qui a mangé ces saletés, elle n’y est pour rien s’il n’a pas su rester sobre. Après tout, ce n’est pas elle qui l’a poussé à boire, que je sache.

— J’ai un doute là-dessus.

— Oh, je vois. Dans ce cas, j’espère que cette pouffe va bientôt déguerpir. Non mais ! Il est hors de question que mon petit-fils soit amoureux d’une imbécile pareille.

— Papa serait soulagé de revoir Mickaël célibataire, mais c’est plus difficile que prévu.

— Et pourquoi ? Ton frère est un ange qui a peur de son ombre. De toute ma vie, je n’ai jamais vu un enfant aussi sage. Il fait ses devoirs, il écoute ce qu’on lui dit, il obéit aux règles…

— Et il s’est lassé d’être le jumeau parfait.

Mamie a redémarré sa voiture en se grattant le menton.

— Décidément, c’est fou ce que les fils changent pendant l’adolescence. Je me souviens encore de Jeremy et de Gabriel, quand ils avaient son âge. Je n’ai rien compris et je comprends encore moins aujourd’hui. Ça les a pris d’un coup, comme ça. Un jour, mon petit dernier me faisait une scène pour sortir avec ses copains et le lendemain, il devenait papa. Comment voulez-vous que j’y comprenne quoi que ce soit ? Pour moi, c’est encore un petit garçon.

— Tu sais, papa n’a plus rien d’un enfant, maintenant.

— Peut-être, mais ça ne veut pas forcément dire qu’il est complètement adulte. D’ailleurs, s’il a des difficultés à s’occuper de vous, il faut me le dire tout de suite. D’accord ? Allez vient, je vais remettre de l’essence dans ma voiture et nous irons au parc.

J’avais l’impression d’avoir à nouveau quatre ans quand elle me disait ça, mais ça ne me dérangeait pas. J’aimais me souvenir de toutes ces après-midis passées à me promener au jardin public. Ma grand-mère a fait le plein (heureusement, sans faire de crise cardiaque au moment de payer) et je l’ai guidée à travers la ville. Au moment où nous nous sommes installées sur un banc, mon père a appelé pour prévenir qu’il nous rejoignait. Il avait terminé de nettoyer l’appartement bien plus vite que prévu, j’étais étonnée. Sous la pression, il pouvait devenir incroyablement efficace.

— Ma petite Ellie, il faut qu’on parle.

Je me suis raidie contre le dossier de bois. La tête tournée vers les arbres et l’aire de jeu, j’écoutais les cris des enfants qui dévalaient le toboggan en tentant de cacher ma nervosité. Ma grand-mère ne parlait que de sujet léger. Les seules fois où elle était vraiment sérieuse, c’était quand elle reprochait à son fils de ne pas être prêt pour la paternité.

— Comment va ton père ?

— Très bien, ai-je répliqué du tact au tact.

— Ne joue pas à ce jeu-là avec moi, ma petite Ellie. Je sais qu’il s’est passé quelque chose cette semaine, je suis venue dès que Jeremy a dénoncé son petit frère. Et puis, j’ai appris pour l’accident des cacahuètes et ce garçon qui avait disparu. Comment s’appelait-il, déjà ?

— Alexandre.

— Oui, c’est ça ! Alexandre. Gabriel m’a dit que tu l’aimais beaucoup. Je me demande à quel point.

— Comment ça ?

— Il m’a dit que tu voyais ce voisin en cachette depuis un bon moment. Il n’était pas un peu grand, pour toi ?

— Quoi ?! Papa savait ?

Elle m’a dévisagée sévèrement et je me suis empressé de préciser :

— Il n’y avait rien entre lui et moi ! Mamie, c’est dégoutant ! Il avait huit ans de plus. Il était mon baby-sitter, il m’emmenait à l’école et il m’aidait à faire mes devoirs. Il était là pour moi quand j’en avais besoin, c’est tout. Je l’ai caché à papa parce que je craignais qu’il n’approuve pas, mais je ne faisais rien de mal. Mamie, pourquoi est-ce que tu m’as posé cette question ? Papa t’a demandé d’enquêter ?

Elle se concentrait sur son sac à main dont les perles énormes brillaient sous la lumière du soleil. Les cris des enfants me paraissaient lointains.

— Non, mais il se fait du souci pour toi, tu sais. Il pense que tu es triste à cause de ta mère. Liliana a été maladroite avec cette histoire de mariage.

— Ça m’a fait de la peine d’être la dernière à être au courant. Et puis, maman a décidé de partir tellement loin ! J’aurais aimé faire partie de ses plans.

— Mais elle ne va pas vous abandonner, ne t’en fais pas.

J’allais lui répondre que c’était moi qui allais l’abandonner, mais la douleur m’a noué la gorge. Pourquoi aurais-je dit une chose pareille, maintenant que plus personne ne me retenait ici ? Bien sûr, il y avait Léa, il y avait la danse, il y avait mon père. Mais sans Yassine pour m’attendre au bout de la rue, sans lui pour traîner au skate parc, sans lui pour me redonner le sourire quand je n’allais pas bien, il ne me restait rien de si important dans cette ville. Elle avait abrité mon enfance et mes rêves d’adolescente, deux univers qui avaient connu la fin du monde. L’avenir ne se trouvait peut-être plus ici, mais ailleurs.

— Pour en revenir à ton père, chuchota ma grand-mère, je me demandais s’il avait changé, les derniers temps. Il doit être nerveux depuis qu’il est au courant pour Liliana et Mathieu, non ?

— Maman ne lui a jamais menti à propos de ses petits copains. Ils se disputent souvent, mais ils ne sont pas en guerre.

— Et pourtant, si elle décide de s’approprier votre garde exclusive et qu’il s’y oppose, on risque d’assister à la quatrième guerre mondiale. Cela ne m’étonnerait pas de Gabriel qu’il attende le bon moment pour dévoiler ses plans et contrarier ceux de votre mère. Il est prêt à tout lorsqu’il s’agit de ses jumeaux.

J’ai joué avec la fermeture éclair de ma veste. Je ne savais pas quoi répondre, je me demandais juste combien de temps s’écoulerait avant que je ne revoie ma mère et combien de temps s’écoulerait avant que je ne puisse revoir le visage d’Alexandre, mort ou vivant. Mamie a repris ses moutons :

— Tu es sûre que tu n’as rien remarqué à propos de ton père ?

Je voyais très bien où elle voulait en venir, mais je n’avais pas l’intention de lui parler de notre repas de famille catastrophique. Le petit problème de visage et de regard noir qu’avait eu mon père lundi soir ne devait surtout pas être mentionné.

— Il s’est mis à courir, ai-je dit en levant les épaules. Et il n’a pas hérité de ton talent pour la cuisine, même si ce n’est pas une nouveauté.

Faire l’autruche était le seul moyen de m’en sortir sans avoir à le balancer, mais elle ne m’a pas laissé le choix.

— Ma petite Ellie, s’il te plaît, je veux juste m’assurer que tout va bien. Il n’y a pas que Jeremy qui m’a parlé de ton père, tu sais. J’ai eu Liliana au téléphone.

— Et ?

— Et j’aimerais savoir ce qui est arrivé à ton père.

— Rien du tout.

— Rien ? a-t-elle répété sans y croire une seule seconde.

J’ai secoué la tête de droite à gauche. J’aurais pu dire à ma grand-mère qu’elle n’avait aucun droit de nous kidnapper et que la vie de son fils ne la regardait plus depuis un bon moment, mais je n’avais pas le courage de lui faire de la peine. Elle voulait juste bien faire.

— Je vois, a-t-elle fini par céder.

Elle a sorti un vieux carnet de son sac à main et elle me l’a tendu.

— Lis-le quand tu auras un peu de temps. Je sais que cela t’ennuie, mais cette histoire pourrait te plaire. Et puis, il est temps que tu comprennes pourquoi je suis aussi prudente avec Gabriel. Il y a longtemps qu’il cherche ce vieux carnet pour te le donner, mais je l’ai caché.

J’ai pris le petit livre bleu entre mes mains sans une parole et je l’ai glissé dans une poche intérieure de mon blouson. Je ne savais pas quoi en penser, j’avais le ventre à la fois noué par la trouille et agité par la curiosité. Ma grand-mère s’est remise à parler comme si de rien n’était.

— Voilà ton père ! Il en a mis du temps, dit donc.

Papa s’est approché de nous au pas de course et il a dit bonjour à sa mère en se forçant à sourire. Il se grattait la barbe et regardait ailleurs.

— Qu’est-ce qui te préoccupe ? demanda-t-elle.

— Mickaël. Je ne veux pas le laisser seul trop longtemps. Où l’avez-vous déposé ?

— Au skate park, ai-je répondu. Il a rejoint Agathe et d’autres mecs qui traînent avec elle.

En arrivant là-bas, je me suis souvenue d’un détail à propos d’eux. Ils fumaient. Ils fumaient même beaucoup.

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