Chapitre 12 : Le tchèque fou dans la cuisine de la voisine

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— Mickaël Demir ! a hurlé mon père. Viens ici tout de suite ! Qu’est-ce que tu trafiques avec ces voyous ? Éteins-moi cette cigarette ! Tu es devenu fou ?!

Agathe a repris sa cigarette et mon frère a toussé si fort que j’ai cru qu’il étouffait. Mamie a commencé à rire malgré sa surprise.

— Et bien, m’a-t-elle lancé, quand tu me disais qu’il s’était lassé d’être le jumeau parfait, tu ne plaisantais pas.

Mon frère a remonté le trottoir de la honte en quatrième vitesse pour fuir la colère de notre père et se cacher de sa copine qui nous regardait comme si nous n’étions que des moucherons. Mickaël s’est jeté sur la banquette arrière, il était si pâle qu’il me rappelait la fois où on avait découvert un nid d’araignée dans le placard de sa chambre. Agathe, fidèle à elle-même, a demandé à mon père de la déposer chez elle.

— Pardon ? s’est-il étranglé.

— S’il vous plait, m’sieur. Je n’ai plus d’argent pour le bus et j’habite pas trop loin. Vous voulez bien me déposer près du supermarché ?

Elle a grimpé dans la voiture de mon père sans même attendre sa réponse. À mon avis, elle ne fumait pas que du tabac. Elle a jeté ses cheveux bruns en arrière et elle s’est mise à compter les clopes qui lui restaient. Mon père s’est figé. À côté de moi, derrière le volant, mamie s’est mise à klaxonner. Le bruit l’a fait sursauter et reprendre ses esprits. Elle m’a glissé :

— J’espère que ton frère ne tenait pas trop à la vie.

Nous avons déposé Agathe chez elle et notre petite famille est rentrée à la maison. Pendant que mamie collait les garçons, à l’affut du moindre petit potin, je traînais dans les escaliers. La porte de la voisine était toujours ouverte et le couloir était encore plus sale que ce matin. Je me suis approchée.

— Y’a quelqu’un ? ai-je crié.

— Par ici ! Dans la cuisine !

J’ai franchi le paillasson en retenant ma respiration. Au bout du couloir, je m’attendais à retrouver la pénombre, la poussière et les papiers tue-mouche autour des animaux empaillés, mais il n’en était rien. La vieille avait ouvert ses fenêtres en grand pour aérer et ne pas tomber sur les montagnes de cartons qui s’empilaient à gauche et à droite, sur le canapé, dans la bibliothèque vidée et sur la commode où ses photos de la savane avaient disparu. Je suis entrée dans la cuisine qui sentait le moisi avec l’espoir qu’enfin, mon rêve se réalise. Allais-je fêter son déménagement ? Tout ce remue-ménage était suspect. Elle a jeté un chiffon dans son évier crasseux, elle a nettoyé un cendrier et elle a remis son ridicule bob beige sur sa tête.

— Tu tombes à pic, gamine. J’étais en plein dans mon nettoyage de printemps et j’ai besoin de bras.

Pourquoi avais-je ouvert la bouche ? Je venais de me faire avoir comme une débutante. J’ai dansé d’un pied sur l’autre sans oser protester. Madame Choux — j’avais encore du mal à l’appeler par son nom — a déplacé sa table branlante pour que nous puissions accéder au mur du fond, sur lequel elle avait tendu un rideau. Je croyais que l’intégralité des cartons du monde se trouvait dans son salon, mais elle a l’a tiré et j’en ai vu d’autres qui se bousculaient sur les étagères. Des conserves dépassaient, des collections de torchons étaient pliées n’importe comment à l’intérieur d’une boite à moitié déchirée et il y avait même des magazines avec des lions et des rhinocéros sur leur couverture. Pourquoi est-ce que je n’étais pas étonnée ? Mystère. La vieille m’a tendu une chaise pour que je grimpe dessus et que je lui passe les cartons en hauteur.

— On va tout déplacer dans la cour, m’a-t-elle expliqué. Comme ça, mon fils pourra les charger dans sa camionnette et je n’aurais plus qu’à emporter mon bazar à la verrière. Pendant que ton frère et toi vous vous occuperez du terreau, je ferais du tri.

Mes manches retroussées, j’ai tiré les paquets un par un. Il y avait des tas de traces de doigts sur l’étagère en bois, comme si on y avait déjà touché il y a peu de temps. La poussière m’a piqué les yeux et je me suis mise à tousser. Combien de chances avais-je de ressortir de cet appartement vivante ? J’allais m’étouffer avec de l’air pollué quand je l’ai vu : un carton tout simple, de même dimension que les précédents, mais incroyablement propre. Il était fermé. Je l’ai rapproché du bord et c’est là que j’ai vu son nom écrit sur le côté au marqueur noir : Alexandre.

— C’est quoi, ça ?

La vieille a relevé la tête lorsqu’elle a entendu le ton sur lequel je lui parlais.

— Ça te regarde ?

— Dites-moi pourquoi vous avez ça chez vous, sinon j’appelle les flics.

Elle s’est mise à pâlir. Ses yeux se sont écarquillés et ses pupilles énormes se sont fixées sur moi.

— Ellie, arrête tes bêtises. Nous ne sommes pas à la télévision dans une de ces émissions stupides. Ce n’est qu’un carton !

— Avec le nom de mon ami disparu écrit en gros dessus.

Je suis redescendue de mon perchoir avec la preuve entre les bras.

— Et qu’est-ce que tu crois ? s’est-elle défendue. Que j’ai empaqueté le gamin là-dedans ?! Si j’avais un cadavre à cacher, je ne l’aurais pas stocké dans ma cuisine. Alexandre a disparu, il s’est sauvé avec sa copine, il est parti en vacances, il a voulu partir en Afrique… Je ne sais pas, moi ! Mais arrête de poser des questions à une vieille dame en insinuant que j’y suis pour quelque chose si Sophie a perdu son fils. Il en a peut-être eu marre d’elle, tiens.

— Mais bien sûr ! Et en partant, il vous a demandé de garder un carton pour lui au cas où il reviendrait, c’est ça ?

Elle s’est dangereusement approchée de moi et elle s’est mise à me parler d’une voix tellement froide, avec des pupilles si dilatées et un aplomb si terrible que j’ai frissonné.

— Baisse d’un ton, jeune fille. Sinon, je vais m’arranger avec ton père pour qu’il t’apprenne les bonnes manières. On ne me parle pas à moi de cette façon.

— Pardon, me suis-je écrasée, mais vous pouvez comprendre que ça me perturbe.

— Les jeunes de nos jours, tous des petites natures.

Je ne savais pas si je devais me comporter comme une petite arrogante et lui cirer dessus ou si je devais la fermer et me contenter de tout répéter à la police avant qu’elle ne brûle le carton. La deuxième option était la moins risquée. J’ai laissé les affaires en plans et j’ai couru vers la sortie. À peine avais-je commencé à remonter le couloir que madame Chou m’a crié :

— Ellie, on ne va pas se fâcher pour si peu ! Promis, je vais t’expliquer. Contente ? Maintenant, reviens ! J’ai besoin de toi pour m’aider.

Je me suis stoppé. Elle était plantée dans l’encadrement de la porte à me faire les yeux doux.

— S’il te plaît, a-t-elle ajouté.

J’ai hésité. Soit c’était un piège, soit c’était ma chance de retrouver Alex. Je suis revenue dans sa cuisine et je me suis assise en face d’elle. Je l’ai prévenue :

— Je ne porterais aucun carton tant que vous ne m’aurez pas dit la vérité à propos d’Alexandre.

— Très bien, petite gnome. Puisque tu veux tout savoir… Ton pote s’est radicalisé.

— Hein ? Comment ça, radicalisé ?

— Sa copine l’a entrainé dans un groupe de zozos. Tous des complotistes !

Elle a claqué un verre sur la table. En empilant sa vieille vaisselle dans une caisse, elle m’a expliqué :

— Un jour, il m’a appris tout un tas de trucs sur les animaux et sur les plantes que je devais soi-disant faire pousser. Et il y a une ou deux semaines, il m’a demandé de garder ce carton pour éviter que sa mère ne le trouve chez lui. Je me suis contentée de cacher ses bêtises de tchèque fou, que veux-tu. À mon âge, je n’ai plus le courage d’essayer de comprendre ce qu’il me raconte.

Mon estomac s’est retourné. Alexandre ? Tchèque fou ? J’ai ouvert le carton.

— Du tofu mariné ?

— Oui, c’est ça ! J’ai dû confondre quand je t’ai dit tchèque fou. Et puis, avec cette histoire de mariné, je n’ai pas tout compris. Il voulait peut-être parler de la méditerranée ? Sa copine l’a converti à tous ces machins bio avec des graines et de la nourriture pour les poules. Ra-di-ca-li-sé, je te dis. Un jeune qui fonce droit dans le mur !

Elle a claqué un saladier sur la table et j’ai cru qu’il allait se briser. Elle a continué son délire en agitant ses bras dans tous les sens.

— Quand Sophie a vu qu’il dépensait toutes ses économies dans des savons inutilisables et des baguettes chinoises, elle lui a remonté les bretelles ! Alexandre a planqué ses achats comme il l’a pu. Je me suis retrouvée avec son stock de fromage sans gout sur les bras. Drôle de truc, ce tchèque fou.

— Tofu, madame Choux ! Ça se prononce tofu.

Elle commençait à me gonfler, celle-là. Franchement, qui aurait pu confondre tofu et tchèque fou ? Qui ?! Elle me racontait des salades, ce n’était pas possible. J’en avais marre. Allait-elle finir par avouer où était Alexandre, oui ou non ? C’était bien beau de me faire des frayeurs et de malmener mon enquête, mais plus le temps passait et plus je m’inquiétais. Les premiers jours de la disparition d’Alexandre, j’avais encore l’espoir qu’il puisse revenir de ses vacances. Mais plus maintenant ; il lui était vraiment arrivé un malheur. La vieille ne pouvait-elle pas faire preuve d’empathie, pour la première fois de sa vie ? J’ai continué de descendre ses cartons comme convenu en ruminant contre son histoire de radicalisation.

Sophie avait toujours craint les extrêmes. Si Alexandre était devenu un végan un peu trop à fond et qu’il lui avait fait peur, elle avait dû monter sur ses grands chevaux. Elle lui avait peut-être demandé d’arrêter son délire et peut-être qu’il avait continué à jeter son argent par les fenêtres dans son dos avec l’aide de la voisine. Et ensuite ? Ce scénario n’avait pas de sens. Comment une histoire de graines et de tofu avait-elle bien pu provoquer sa disparition ? Cela n’avait surement pas de rapport. En plus, Alexandre n’était pas du genre à se soucier de ce qu’il mangeait et, il fumait.

Pourtant, je continuais de m’interroger. La vieille n’était pas du genre à rendre service. Avec elle, tous les jeunes étaient des pourris et Alex était même un extrémiste. Alors pourquoi avait-elle accepté de garder ce carton ? Je ne me suis pas gênée de lui poser la question.

— Et bien, a-t-elle bégayé, c’est que… Je ne sais plus.

— Vous ne savez plus ?

— Non.

J’avais très envie de lui mettre des baffes, mais je me suis contenue. J’ai traversé son salon en l’écoutant me raconter des banalités sur ce qu’elle avait lu dans le journal à propos de la délinquance chez les jeunes, puis je me suis figée. Dans un des seuls cadres qui restaient sur son mur, entre un éléphant et un portrait d’elle en tenue de safari, il y avait la photo d’une jeune fille qui faisait la tronche devant l’objectif. La même expression vicieuse, la même lueur malfaisante dans le regard, le même air agaçant qui enveloppait toute sa personne : pas de doute possible, c’était Agathe.

Je l’ai pointée d’un doigt tremblant.

— Vous connaissez Agathe ?

— Bien sûr ! C’est ma petite fille. Elle m’a dit que vous étiez dans le même lycée. Elle est adorable, n’est-ce pas ?

J’ai hoché la tête et je suis partie sans un mot. La colère animait chacun de mes pas. Je suis rentrée et j’ai à peine salué mon père et ma grand-mère qui buvaient un café. Ils m’ont regardé traverser le séjour au pas de course sans comprendre ce qui m’arrivait, puis ils ont repris leur discussion quand j’ai disparu dans le couloir. Tant mieux (j’avais envie d’insulter mon frère en toute tranquillité). La porte de sa chambre a sauté dans ses gonds que je l’ai frappé pour m’annoncer. Je suis entrée sans attendre sa permission. Il a sorti son visage de l’oreiller dans lequel il était en train de pleurer et avant même qu’il ne puisse comprendre ce qu’il lui arrivait, je lui ai crié :

— Espèce d’enfoiré ! Tu t’étais bien gardé de nous dire que la voisine était la grand-mère de ta chère Agathe. Cette pouffe t’a retourné le cerveau ! Quand je pense que depuis le début, tu sais que j’ai raison et tu me fais croire que papa a kidnappé Alexandre juste pour éviter de faire de la peine à ta stupide petite copine, ça me dégoute ! La vieille est une meurtrière, je te dis ! Ce n’est pas parce que tu aimes Agathe que tu as le droit de manipuler les autres pour lui faire plaisir. Et par pitié, arrête de vouloir lui plaire à tout prix. Tu te ridiculises pour une abrutie qui te jettera comme un vieux mouchoir à la première occasion ! Tu ne comprends pas que la disparition d’Alexandre est importante ? Que je m’inquiète ?! Que tu es le plus bête de tous les frères ? Mickaël, j’en ai assez. Ton rôle, c’était d’être le fils parfait que méritait maman !

Mes jambes tremblaient. J’ai desserré mes poings et je me suis assise sur sa chaise de bureau. J’attendais qu’il cesse de me regarder avec ses yeux de merlan frit pour en rajouter une couche, mais il m’a prise par surprise :

— C’est bon, Ellie. Ne te fatigue pas, je sais que j’ai fait des trucs nuls. Mais laisse-moi te dire un truc.

Il s’est remis à pleurer.

— J’ai super peur de mourir, a-t-il sangloté. J’ai peur d’avoir attrapé un cancer en fumant une fois avec Agathe et j’ai peur que mes poumons ne puissent plus jamais respirer, et j’ai peur des effets des cacahuètes et j’ai peur que maman nous abandonne. Parce que, si maman nous abandonne, on est mal. Ellie, je ne t’ai pas menti, si je t’ai dit que je pensais que la vieille était innocente, c’était sincère ! Papa a deux fois plus de muscles qu’elle, il est fort, il est grand, il vit seul et on a retrouvé les clés d’Alexandre sur son bureau. C’est la seule preuve qu’on a et elle est contre lui !

— Et l’attitude de la voisine, alors ?

— Ce ne sont que des mots ou des malentendus.

— Je viens de trouver un carton chez elle avec le nom d’Alexandre dessus, ai-je rétorqué. Il était rempli de tofu et elle a appelé ça du tchèque fou, mais bref. Pas besoin d’être un génie pour comprendre qu’elle n’est pas nette.

Mon frère s’est mouché et m’a regardé droit dans les yeux pendant que je fuyais ses pupilles noires. Concentrée sur les murs bleus, ses draps défaits et ses étagères bien rangées, je l’ai entendu chuchoter :

— Et qu’est-ce que tu fais des clés ? Ellie, ne me mens pas. Je sais que tu es tout aussi froussarde que moi, tu refuses juste de l’admettre en te cachant derrière des explications farfelues. Mais réfléchis bien et dis-moi : tu ne t’es jamais dit que ça pourrait être lui ?

Mes poings se sont serrés. Non. Non, il ne fallait pas que ce soit papa. Si c’était lui, il n’y aurait plus personne pour nous aider avec notre bizarrerie. Plus personne pour nous comprendre. Plus personne pour venir nous chercher chez maman, plus personne pour empêcher mamie de nous cloitrée dans son bistro. Plus personne pour prendre soins de nous. Si papa partait en taule, nos vies seraient foutues. Il faudrait faire une croix définitive sur Yassine, mes amis et toute l’existence j’avais connue jusqu’ici. Ce n’était pas négociable, j’avais besoin de mon père. Il fallait que je l’innocente.

J’ai pensé aux clés que j’avais cachées dans mon armoire. Puis au visage de mon grand-père dans la pénombre, après l’annonce de Mickaël ; à la peur, à ma mère qui n’osait pas raccrocher au téléphone ; à ma grand-mère qui en savait plus qu’elle ne le disait et qui menait sa petite enquête. Et puis, j’ai repensé à ce moment où elle avait cru que je sortais avec Alexandre. Mon père aussi savait que je le voyais en cachette. Peut-être que c’était ça, son mobile.

Peut-être que mon père nous cachait bien quelque chose, finalement. Peut-être qu’il s’était mis en colère contre Alexandre quand il avait découvert qu’il me fréquentait. Peut-être que ma grand-mère aussi avait envisagé cette hypothèse. Peut-être. Ou peut-être pas.

J’avais peur. Je ne voulais pas savoir. Qu’est-ce qui était le pire ? Trouver un moyen d’innocenter mon père ? Ou trouver un moyen pour qu’il ne soit pas déclaré coupable ?

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