Chapitre 13 : Du sang, une lampe en forme d’étoile et un bébé.

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Allongée dans mon lit, je dressais la liste des endroits où pourrait être séquestré Alexandre, en vain. Le visage de mon grand-père revenait sans cesse sur l’arrière-plan de mes pensées. Je me suis relevée et j’ai allumé ma lampe de chevet en forme d’étoile. Je n’arrivais pas à dormir. J’ai repensé à Yassine. J’ai pleuré, j’ai beaucoup pleuré, j’ai tellement pleuré que j’ai eu envie d’appeler ma mère pour qu’elle puisse me consoler. Mais le drame, c’était que je ne pouvais pas lui raconter que je venais de rompre avec un garçon de quatre ans de plus que moi. Je me suis remise à pleurer et à m’apitoyer sur mon sort. Mon visage a commencé à me piquer, comme si mes joues étaient couvertes de plaies ouvertes. Je pouvais presque sentir le sel de mes larmes brûler ma peau.

Du sang a taché mon haut de pyjama. Mes pleurs se sont tout de suite calmés. J’ai passé ma main sur mon visage. Mes doigts sont devenus rouges. Sur la pointe des pieds, je me suis faufilée à la salle de bain pour comprendre ce qu’il se passait. Il était tard. La lumière au-dessus du lavabo était faible. Dans le miroir, j’étais aussi grande que d’habitude. Mais les proportions de mon buste avaient changées. Mon ventre était gonflé. J’ai jeté un œil au miroir. Face à moi se tenait ma mère. Elle était jeune, dix-sept ou dix-huit ans. Elle était rousse, elle était belle et elle avait des coupures légères le long de ses bras et sur son visage. Comme un robot, j’ai épongé le sang avec un coton mouillé. C’était la première fois que je prenais l’apparence de ma mère. Je ne savais même pas que j’étais capable de le faire. Et le plus étrange, c’était que mon pansement était toujours à sa place sur ma cuisse.

La douche et les murs se sont mis à tourner autour de moi. En un claquement de doigts, je me suis étalée par terre sur le carrelage froid. Mes jambes tremblaient si fort que je n’arrivais pas à les étendre sur le sol. Mon corps était à la fois gelé et en surchauffe. Je me suis mise à paniquer. Ma tête me faisait mal. J’ai cligné des yeux. J’ai entendu quelqu’un marcher dans le couloir comme si j’avais la tête sous l’eau et que tous les sons étaient distordus. Je me sentais faible, si faible… Lever la main pour protéger mes pupilles de la lumière de l’ampoule était dur, mes membres étaient lourds. J’ai senti mon estomac se retourner et, comme dans un rêve, j’ai vu mon père se pencher au-dessus de mon visage. Il m’a demandé quelque chose que je n’ai pas compris. J’ai pleuré. Je ne savais même pas pourquoi.

Il s’est assis à côté de moi. Il m’a séché le visage du dos de la main et il m’a rincé la peau avec un gant de toilette. Le son est redevenu net petit à petit.

— C’est terminé, m’a-t-il chuchoté. Tu vas redevenir toi-même.

Mon père me souriait, mais je sentais qu’il n’était pas rassuré. Je suis restée allongée pendant des minutes qui devenaient des secondes, et des secondes qui devenaient des heures. Le temps n’avait plus aucun sens. Depuis combien de temps étais-je par terre ? Mes bras me piquaient. Papa m’a recouverte avec un peignoir.

— Pas trop froid ?

— Non.

Le murmure qui était sorti de ma bouche m’avait épuisée. Je voulais m’endormir et ne plus me réveiller jusqu’à ce que j’arrive ailleurs, dans un monde meilleur où je me sentirais à nouveau vivante, et pas à mi-chemin entre la fièvre et le cauchemar.

Petit à petit, à force de regarder mon père me passer de l’eau sur le visage, j’ai senti mes plaies se refermer. De ce que je pouvais voir, mes cheveux étaient redevenus noirs. Mes joues ne saignaient plus et mon ventre avait dégonflé. Je me suis sentie respirer comme si c’était la première fois depuis longtemps. Mon dos a frissonné et mes sensations sont revenues. En sortant de mon engourdissement, j’ai remarqué que mon père ne me quittait pas d’une semelle. Le regard vissé sur moi, il épiait des changements dont je n’avais pas conscience. Les traits de la figure de ma mère disparaissaient tout doucement pour laisser les miens revenir. Il m’a chuchoté :

— Ce n’était qu’un accident, juste un accident.

J’ai hoché la tête sans y croire une seule seconde. Papa m’a serrée contre lui et je me suis souvenue des câlins qu’il me faisait quand j’étais petite et que j’avais peur du monstre sous le lit. Ce câlin était différent des autres. Cette fois, il craignait aussi le monstre. Maintenant que le choc était passé, j’étais terrorisée. Il a resserré ses bras autour de moi et j’ai entendu sa voix se nouer.

— Désolé, je pensais que… enfin, je croyais, avec les pansements et — pour moi, quand j’étais jeune… Je ne sais pas. Je ne sais pas pourquoi ça t’arrive alors que j’ai fait ce qu’il fallait, je ne comprends pas.

— Papa, ai-je murmuré en me retenant pour ne pas repleurer, pourquoi est-ce que maman était blessée ? Elle était enceinte, en plus. Je l’ai vu.

Il a fermé les yeux le plus fort possible et j’ai posé ma joue sur son épaule.

— C’était un accident, m’a-t-il répondu. Un petit accident. Une erreur. Ce n’était que du verre, si elle avait eu un accident vraiment grave, je vous l’aurais dit.

Il m’a raccompagnée dans ma chambre. Dans le couloir, on a entendu mamie se retourner sur le canapé et nous avons retenu notre respiration. Je me sentais drôle. J’ai grimpé dans mon lit et papa s’est assis près de ma lampe en forme d’étoile. Il a fixé les murs vert menthe et il m’a chuchoté :

— Ta grand-mère a raison de s’inquiéter pour vous. Je n’ai pas toujours été un bon père, tu sais, j’ai fait des erreurs. Si tu partais vivre chez elle avec ton frère, je ne te jetterais pas la pierre.

— Mais je ne veux pas vivre avec elle, je veux rester avec toi.

— Moi aussi, je veux que tu restes. Mais je ne veux pas te faire peur. Je ne veux pas que tu te sentes en danger, comme lundi soir. Je ne veux pas que tu transformes à cause de moi.

J’ai froncé les sourcils.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— C’est compliqué, a-t-il soupiré. Parfois, quand on utilise trop notre tache de naissance, il arrive qu’on puisse se transformer sans le vouloir. Les émotions fortes nous rendent incontrôlables.

— C’est ce qui est arrivé à ton père ?

Il a baissé les yeux.

— Ce n’est pas une belle histoire.

— Je ne suis plus une petite fille, tu sais. Tu n’as plus besoin de me raconter des bobards pour que je m’endorme. Je crois que j’ai vraiment besoin de savoir. Comment était ton père ?

— Je crois que je ne l’ai jamais vraiment su. Il a épousé mamie lorsqu’ils étaient jeunes, elle avait dix ans de moins que lui.

— Dix ans ?!

— J’ai eu la même réaction quand je l’ai compris pour la toute première fois. Mais, va savoir pourquoi, ils allaient bien ensemble. Il n’a jamais crié, jamais frappé, c’était l’exemple même du self-control. Quand j’étais petit, je croyais qu’il préférait Jeremy. Je l’ai détesté pour ça. Et puis, j’ai grandi et les choses ont changé.

Je me suis tortillée dans mes draps.

— Comment ça ?

— Je l’ai détesté parce que je croyais que c’était à cause de lui que je me transformais. Ma mère m’a aidé à contrôler ma tache. Et après, je l’ai détesté parce que je pensais qu’il ne pouvait pas vraiment l’aimer.

Il a plié un de mes pulls qui trainait en bas de mon lit, pour s’occuper les mains et ne plus penser à ce qu’il était en train de me confier.

— Dix ans d’écart, a-t-il continué, ça impliquait des différences énormes. Elle avait l’énergie qu’il n’avait plus, il avait la sagesse qu’elle n’avait pas encore. Parce qu’il était l’homme, parce qu’il était plus vieux et que ma mère était belle, je pensais à mal. Pourtant, ils s’aimaient vraiment. Ils savaient très bien dans quoi ils s’embarquaient et ils ont fait en sorte que ça fonctionne.

Je me suis allongée sur mon matelas et j’ai remonté la couette jusqu’à mon menton. Pensive, j’ai observé mon père se pincer les lèvres sous sa petite barbe noire. Je lui ai demandé :

— Il te manque ?

— Beaucoup. Si tu savais à quel point j’ai pleuré quand j’ai compris qu’il ne vivrait plus avec nous… Il s’est envolé si vite que je n’ai pas réalisé ce que j’allais perdre, jusqu’à ce que vous veniez au monde. Il n’était pas là pour vous voir, il n’était pas là pour m’aider à vous porter dans mes bras. J’avais besoin de lui, j’avais besoin de son regard, de ses conseils, j’avais besoin d’un père que ma mère n’incarnerait jamais et que personne d’autre ne remplacerait. J’ai fait du mieux que j’ai pu, seulement, quelques fois, là où il se montrait trop vieux, je me suis montré trop jeune. Et encore aujourd’hui, je fais des erreurs.

— Ça fait longtemps que tu n’es plus trop jeune.

Il a ri et je me suis redressé sur un coude.

— Et quand bien même, ai-je ajouté, je ne retournerais pas chez mamie.

— Pourquoi ?

— Elle n’est ni ma mère ni mon père. Cela devrait suffire pour que je refuse, non ?

Papa s’est penché et m’a embrassé sur le front.

— Repose-toi, a-t-il murmuré, la voisine veut encore vous faire travailler, demain matin.

J’ai râlé et il m’a tiré la langue. En fermant doucement ma porte, il m’a sourit. Ma lampe en forme d’étoile éteinte, j’ai lâché un soupir de soulagement. Papa ? Kidnapper Alexandre ? Non. Non, ça ne pouvait pas être lui.

Je me suis remise assise et j’ai rallumé ma lampe. Ma grand-mère m’avait dit qu’Alex était trop vieux pour moi alors qu’elle s’était mariée avec un garçon encore plus grand. Elle était culottée. Mais ça lui ressemblait tellement ! Je n’avais pas envie de dormir. J’ai repensé à notre discussion, dans le parc, et je me suis souvenue du carnet bleu. Je l’ai récupéré dans la poche de mon manteau qui trainait sur ma chaise de bureau ; j’ai passé mes doigts sur la couverture usée du petit livre bleu. Sur la première page, mon père avait écrit son nom de sa belle écriture. La date en dessous m’a fait tiquer : c’était l’année de ma naissance. Il avait rédigé des tas de paragraphes. Dans le silence de l’appartement, à nouveau emmitouflée sous mes couvertures, j’ai commencé à les lire.

« Papa a disparu. Ils sont venus le chercher et il a disparu. Depuis, maman est seule. Je n’ai jamais souhaité que tout cela se produise, je voulais juste devenir adulte, comme Jeremy. Je me sentais seul, à être le dernier « petit » de la famille. Je voulais qu’on me fasse enfin confiance, je voulais faire partie de ceux qui décident. Je voulais prendre une décision importante, et j’ai pris la mauvaise. Le plus grave dans mon problème, c’est que maintenant, mon père n’est plus là pour m’aider à réparer mes bêtises. Comment vais-je faire, avec Liliana ?

Et dire que je ne l’aime même pas… Liliana est amoureuse Mathieu depuis la nuit des temps. Ils se sont disputés et elle a voulu le rendre jaloux, voilà tout. Je n’étais qu’un pion dans leur jeu, ça n’aurait jamais dû aller plus loin. Je n’aurais pas dû devenir plus. J’étais au courant de la situation avant même qu’elle ne vienne me demander de sortir avec elle. Alors pourquoi avais-je dit oui ?

Quand mon frère m’a posé cette question, je n’ai pas osé lui dire que c’était parce que Mathieu était beau, populaire et sportif. Quand Liliana m’a choisi pour le remplacer, j’ai eu envie de devenir son ancien petit copain. Je voulais devenir Mathieu et prendre sa place, comme si ça pouvait m’aider à changer de vie. Liliana est devenu un moyen d’arriver à mes fins et comme un imbécile, je ne l’ai jamais regardé comme si elle était plus que ça. De toute façon, moi aussi, je n’étais qu’un moyen.

Si nous avions osé nous regarder droit dans les yeux, nous aurions tout de suite arrêté notre amourette. On se serait rendu à l’évidence et la situation n’aurait pas dérapé. Mais c’était grisant de se sentir enfin exister : elle avait l’impression d’être devenue plus aux yeux de Mathieu et j’avais l’impression d’être devenu plus aux yeux de ma famille.

Jeremy se fichait bien que je me trouve une petite amie, mais mes parents, c’était une autre histoire. Maman a cru que j’allais devenir comme mon frère et elle m’a passé un savon. Papa n’a rien dit. J’aurais préféré qu’il me crie dessus, qu’il m’interdise de revoir Liliana ou même qu’il me punisse, mais un froncement de sourcils, c’était déjà pas mal. Je venais de prouver — non seulement à eux, mais aussi à moi-même — que je pouvais être plus que le petit dernier.

Jeremy était celui sur qui papa s’était toujours focalisé. Sa tache de naissance obéissait bien mieux que la mienne et maman était toujours son dos pour qu’il arrête de voir des filles et qu’il se donne enfin la peine de respecter notre secret de famille. Papa le regardait faire de loin, mais il ne manquait jamais de lui glisser un ou deux avertissements quand il sortait de table ou qu’il le voyait faire n’importe quoi. Mais Jeremy était un adulte, il était grand, il était libre. J’ignorais comment il avait réussi à atteindre ce stade, mais je l’enviais chaque jour un peu plus. C’était comme si mes parents le voyaient comme une personne à part entière alors que moi, je restais l’enfant, celui qui ne comprenait pas les choses importantes. J’étais l’irresponsable, le gamin qui restait à l’écart.

Avoir une copine faisait de moi quelqu’un de dangereux pour notre famille. Grâce à Liliana, mes parents en avaient enfin conscience. Ils n’avaient jamais voulu me voir grandir, mais je ne leur laissais pas le choix ; ils espéraient que je reste inoffensif et du jour au lendemain, je devenais une bombe à retardement. Je savais bien que ce n’était pas une petite copine qui allait faire de moi un adulte, mais j’avais tout de même le sentiment d’avoir progressé dans cette direction. Ma mère me suppliait de revenir en arrière et j’avais le cran de lui répondre non. Elle ne savait plus quoi faire. Quel idiot j’étais ! Mon père a fini par venir me voir. Il m’a parlé de ma tache, de nos métamorphoses, du risque et de tout ce que cela impliquait. Je savais qu’il avait raison, mais j’ai refusé de l’admettre. Je n’allais pas céder et lui obéir alors que je me sentais si proche de lui, si proche des adultes et de Jeremy.

A cette période-là, Liliana désespérait. Mathieu jouait au même jeu qu’elle, il s’était trouvé quelqu’un d’autre. Alors elle a pris les choses en main et notre couple s’est transformé en une équipe redoutable. Il fallait qu’elle m’aime pour faire peur à Mathieu et il fallait que je l’aime pour faire peur à mes parents. Parce que nous avions dix-sept ans et que nous avions besoin d’aimer et d’être aimés, nous nous plaisions bien dans l’illusion. Nous avions voulu croire que nous nous aimions.

Et ainsi, nous étions dans de beaux draps. Même si j’en avais conscience, cela ne m’a pas empêché d’entrer dans ceux de Liliana. Ce n’était qu’une amourette, ce n’était qu’un jeu, qu’un moyen de passer le temps tout en obtenant ce qu’on voulait : l’attention de nos proches, un peu d’amour, un peu de sexe. Que celui qui n’a jamais eu les mêmes envies que moi vienne me le reprocher. Je ne le répéterais jamais assez : j’avais dix-sept ans, j’avais besoin d’aimer et d’être aimé. Je ne prenais pas ça au sérieux.

Et puis, pourquoi me serais-je soucié du danger ? Les problèmes étaient pour les autres, pas pour moi. Je me disais qu’il y avait peu de chance pour que je me métamorphose en couchant juste une fois avec Liliana. Quand les « fois » se sont multipliées, je me suis dit qu’il y avait peu de chance pour qu’elle tombe enceinte. Elle m’avait dit qu’elle l’avait déjà fait avec Mathieu et qu’il ne s’était rien passé. Pourquoi est-ce que ça aurait mal tourné avec moi ? Elle prenait la pilule un jour sur deux, c’était déjà ça. Je pensais vraiment que les accidents étaient rares et que les risques n’étaient que des risques, et pas des réalités.

Mais l’illusion s’est très vite dissipée. Je me suis retrouvé chez le médecin avec des regrets plus gros que moi-même. Jeremy n’a jamais su que j’avais chopé la chlamydia et je ne remercierais jamais assez mes parents de m’avoir enguirlandé dans son dos, je me sentais déjà assez stupide comme ça, pas la peine qu’il en rajoute une couche. J’avais voulu jouer au plus malin, j’avais perdu. Fin de l’histoire.

Enfin, presque. Je ne le savais pas en sortant de la pharmacie, mais je n’étais pas encore au bout de mes peines — j’étais simplement heureux de ne pas avoir attrapé un virus incurable et je me jurais à moi-même que cet épisode bancal de ma vie me servirait de leçon. Si seulement j’avais su…

Ce n’était pas qu’une leçon.

Cela allait bien au-delà d’un épisode. J’aurais aimé pouvoir quitter Liliana dès que je me serai lassé d’elle ou dès qu’elle se serait lassée de moi, j’aurais aimé pouvoir faire comme si je n’avais jamais défié mes parents, comme si je n’avais jamais été jeune et stupide, mais ce fut les derniers instants de mon adolescence. Et comme les dernières paroles, ce sont les derniers instants qui comptent. Après eux, j’ai basculé dans un autre monde.

Je me souviendrais toujours du début de ma vie d’après. Liliana et moi étions seuls chez elle. Son père, qui me détestait, était parti je ne sais trop où loin de notre petite bulle. J’aimais bien les moments où on se taisait ainsi, le silence était comme une grande page blanche où tout pouvait être écrit la minute d’après. Liliana a attaché ses cheveux roux en un énorme chignon et elle a essuyé ses mains moites sur son pantalon. Je sentais qu’elle était nerveuse alors je lui ai demandé :

— J’ai fait quelque chose qu’il ne fallait pas ?

— Non. Mais je te quitte.

Je me suis redressé sur son matelas.

— Pourquoi ?

— Parce que, a-t-elle chuchoté, je suis enceinte. Et je sais qu’on ne s’aime pas vraiment alors, tu peux partir. Je te laisse y aller, je vais me débrouiller. Pas la peine de jouer les hypocrites et de rester avec moi pour ne pas avoir l’air d’un connard. Je ne le dirais à personne, c’est promis. Merci de m’avoir aidé à rendre Mathieu jaloux, même si ça n’a pas marché.

— Quoi ? Mais attends ! Tu ne peux pas me larguer comme ça.

— Bien sûr que si, je peux.

Je suis resté immobile plusieurs secondes. Enceinte. Elle était enceinte. Je n’ai pas compris ce qu’il se passait dans ma tête. Tout se mélangeait. J’étais choqué. Son ventre allait faire un bébé. Notre bébé. Ses mains tremblaient. Ça ne me semblait pas réel, je ne me rendais pas compte. Non, je ne me rendais pas compte. Cet enfant a-t-il vraiment existé ? J’ai quand même eu un doute.

— Tu veux le garder ?

— Gabriel, arrête de me poser des questions. Ça ne te regarde pas, je suis déjà assez perturbée comme ça.

— Désolé, c’est juste que, si ce qu’il y a dans ton ventre devient un bébé, ça va me regarder.

— Je ne sais pas.

— Comment ça, tu ne sais pas ? C’est Mathieu qui t’a mise enceinte ?

— Bien sûr que non, andouille !

Assise à côté de moi, elle regardait les photos de sa mère qu’elle avait encadrées au mur. Elle était morte il y a longtemps. Je n’avais jamais osé en demander plus. Elle m’a dit :

— Je ne sais pas si je veux le garder. Je ne veux même pas choisir. On n’aurait pas dû prendre autant de risques.

— Qu’est-ce que ton père va dire ?

— Que tu es un crétin, qu’il va te faire la peau et que je ferai mieux d’avorter avant de me retrouver coincée avec un enfant.

— Et tu vas l’écouter ?

— Je ne sais pas, j’ai toujours eu envie d’avoir des enfants. Ce n’est pas le meilleur moment pour en avoir un, mais j’hésite. Et si je pouvais le faire ? Je ne serais pas la première.

J’ai regardé son ventre. « Et si ». Et si j’avais un bébé ? Je n’avais pas beaucoup d’expérience avec les enfants, mais j’aimais bien m’occuper d’eux. Ils étaient mignons. Ce ne devait pas être si difficile d’élever quelqu’un, tous les parents l’avaient fait, non ? Et puis, je me suis mis à penser à autre chose : être parent, c’était créer quelqu’un qui nous aimerait toujours, c’était pour la vie, c’était permanent. Un enfant, ça vous aimait plus que n’importe qui, c’était celui qui vous faisait grandir, c’était celui qui donnait à sens à votre vie. Je n’étais rien, mais si demain Liliana mettait au monde un bébé, je deviendrais papa et personne ne m’en empêcherait. Un couple était une manière d’aimer temporaire, fragile et hypocrite. Être père était une manière d’aimer infinie, solide et sincère. Je suis tombé amoureux de cette idée avant même de réaliser ce qu’il m’arrivait. Avoir un bébé serait génial, ai-je pensé. Comment Liliana pouvait-elle hésiter ?

— Parce que c’est difficile, m’a-t-elle expliqué. Je vais avoir mal, je vais sentir mon corps se déformer et je suis certaine qu’être parent, c’est bien plus compliqué que ça.

— Je ne peux pas choisir pour toi, ai-je répondu. Je ne peux pas te dire ce que tu devrais faire. Mais je veux juste que tu saches que si tu le gardes, je serai là. On est presque majeurs, je pense qu’on en est capable. Et puis, neuf mois, c’est si long ! C’est si loin ! Quand il naîtra, on sera peut-être devenu assez grand. Toi et moi, on voulait devenir important, on voulait se sentir aimer. Et si c’était ça, notre solution ? »

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