Chapitre 14 : Les disparus de l’Afrique

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Aussi improbable que cela puisse paraitre, je m’étais endormie sur le carnet de mon père. Moi-même, je n’en revenais pas. Après ce que je venais d’apprendre ! Penser à mes parents qui s’étaient mutuellement pris pour des objets suffisait à me réveiller tout à fait. Les lâches ! Ils n’avaient jamais osé nous raconter ça. Je me demandais si, après ces débuts chaotiques, ils s’étaient sincèrement aimés, un jour. Je ne pouvais pas m’imaginer qu’après toutes ces années, ils ne s’étaient pas attachés l’un à l’autre. Après tout, nous étions une famille, pas vrai ? Ou bien, l’amour n’était-il qu’un rêve ?

J’en doutais. L’amour, c’était un truc qui nous dépassait. Qui faisait mal, qui allait trop haut, trop fort. Et qui ne disparaissait jamais tout à fait. Je l’avais appris à mes regrets. J’ai attrapé mon téléphone sur la table de chevet. L’écran était noir. Il fallait que je me fasse une raison : Yassine resterait à jamais mon fameux secret, mais il ne ferait plus partie de ma vie. Mes yeux se sont remplis de larmes. Le vide de son absence me pesait.

J’ai traîné des pieds jusqu’à la cuisine où mon frère mangeait des céréales face à ma grand-mère qui portait déjà son tablier.

— Toujours pas de nouvelles d’Alexandre ? leur ai-je demandé.

On était vendredi. Ça faisait une semaine. Mickaël a baissé les yeux sur son bol.

— Rien du tout.

Lui aussi s’inquiétait pour notre ancien baby-sitter.

— Où est papa ?

— Disparu, m’a-t-il répondu en claquant son verre de jus d’orange sur la table.

— Parti courir, a rectifié mamie.

Je me suis avachie sur une chaise sans savoir quoi me préparer à manger. Papa n’avait jamais, au grand jamais eu envie de faire du sport. C’était contraire à sa nature. Qu’il se mette à courir du jour au lendemain n’avait aucun sens. AUCUN. Les clés d’Alex m’ont narguée. La dernière fois que mon père avait fait un footing, notre voisin s’était volatilisé. J’ai sorti la brique de lait du frigo sans savoir quoi en faire.

Comment était-il possible d’en arriver là ? La semaine dernière, je me serais moquée de mon père s’il m’avait raconté qu’il avait haussé le ton avec notre voisine. Il était discret, timide, un peu froussard sur les bords et pourtant aujourd’hui, je ne pouvais plus garantir son innocence. Peut-être avais-je été naïve. J’avais fermé les yeux tellement de fois sur tellement de choses…

— Au fait, je ne vous ai pas dit ! a chuchoté mamie en nous faisant signe de nous pencher au-dessus de la table. J’en ai appris de belles sur votre voisine.

Elle a étalé de la confiture d’abricot sur sa tartine et elle a passé sa main dans ses cheveux grisonnants. Mickaël s’est redressé et il nous a lancé :

— Depuis qu’elle m’a dit qu’elle avait fugué de chez ses parents pour aller en Afrique quand elle était jeune, plus rien ne m’étonne.

— Attends un peu d’entendre ça !

Elle a avalé la moitié de sa tisane d’un seul coup et je me suis servi un bol de céréales. J’ai attaqué mon petit-déjeuner en l’écoutant.

— La fille de l’ancien maire, Marie-Jeanne, est venue à la soirée jeux de société, lundi. J’allais plumer tout le monde à la Bonne Paye quand elle est arrivée avec son Cluedo, seulement, entre Francine qui ne comprend jamais rien aux règles et Albert qui a l’Alzheimer, c’était compliqué. Et comme toutes les personnes d’un certain âge lorsqu’elles s’ennuient, on s’est mis à dire du mal de tout le monde. Votre voisine était là, elle jouait au Scrabble. Marie-Jeanne ne l’a pas loupée. Et Albert s’est rappelé d’anciennes histoires à son sujet. M’est avis qu’il n’a pas vraiment l’Alzheimer, celui-ci. D’ailleurs, je vous ai raconté la fois où il a…

— Mamie, l’ai-je interrompue le plus poliment possible, tu pourrais d’abord nous parler de notre voisine, s’il te plaît ? Ça m’intéresse.

Mickaël m’a regardé de travers. J’en connaissais un qui n’avait pas envie de mettre la grand-mère d’Agathe derrière les barreaux. Mamie a continué :

— Le père de madame Choux était fromager et elle l’aidait chaque mercredi au marché. Mais un jour, elle lui a annoncé qu’elle voulait partir au Kenya grâce à ses économies. Ça a fait un de ces scandales ! On ne parlait que de ça devant les courgettes et les tomates, toute la populace était au courant dans un rayon de trois kilomètres. J’aurais adoré tenir un bar à cette époque, les vieilles d’aujourd’hui faisaient de ces choses dans l’ancien temps… J’en viendrais presque à regretter les grenouilles de bénitier !

— Les grenouilles de bénitier ? a répété mon frère.

— Des peaux de vache qui courent à l’église toutes les cinq minutes et qui n’ont pas un seul sentiment chrétien de leur vie. Toutes des hypocrites ! J’en connais de belles à propos de certaines.

Je me suis impatientée. On n’allait tout de même pas s’interrompre toutes les deux minutes pour des détails, si ?

— Bref, peut-on en revenir à madame Choux ?

— Où est-ce que j’en étais ? a cherché mamie, sa tartine à la main. Ah oui ! Donc, elle voulait partir mais ses parents l’en dissuadaient. Comment auraient-ils pu l’approuver ? Elle était réputée pour son imprudence et ses mauvaises manières, malgré toutes les remontrances qu’elle pouvait essuyer. Une fille à peine adulte qui est restée une sale gosse toute sa vie, si vous voulez mon avis. Quand elle est partie sans prévenir, personne ne s’est étonné. Ça jasait fort dans le dos du fromager, mais lui-même savait que sa fille aurait mal fini, quoi qu’il puisse faire.

Elle a tapé du poing sur la table.

— Et pourtant ! l’Afrique ne semblait plus si terrible quand il lisait ses lettres. La plupart du temps, il donnait de ses nouvelles au marché et il en parlait chez le barbier. Il avait l’air d’avoir calmé sa colère contre elle mais Albert, qui était postier, et Marie-Jeanne, qui l’a entendu parler au maire, savaient qu’il en était tout autrement.

Elle a terminé sa tartine et je me suis tendue sur ma chaise, une cuillère de céréales en suspension dans les aires.

— Son père passait son temps à lui écrire des horreurs. Tout était prétexte pour la critiquer et la forcer à revenir. Un jour, elle a fini par arrêté de lui répondre. Tout le monde pensait qu’on ne la reverrait jamais, jusqu’à ce qu’un militaire parte en voyage là-bas et qu’il revienne avec de sinistres nouvelles.

— Et tout ça, tu le tiens de tes potes du club de jeu de société ? ai-je demandé en la regardant plier sa serviette.

— Puisque je te le dis ! Mes sources sont fiables à deux-cents pour cent.

— Une vieille dame et un amnésique, ce n’est pas ce que j’appelle des sources fiables.

— Ellie, je suis une professionnelle des ragots, tu peux me faire confiance.

Elle s’est redressée sur sa chaise et elle a tartiné une nouvelle tranche de pain avec toute la dignité dont elle était capable.

— Je disais donc, madame Choux a eu droit à un sacré coup de publicité quand le soldat est revenu au pays. Apparemment, elle avait exploré la savane avec une amie… Jusqu’à ce qu’un jeune homme qui les accompagnait soit porté disparu.

J’ai fait retomber des céréales dans mon bol et Mickaël a avalé de travers. Mamie était ravie de son petit effet.

— Et ce n’est pas tout ! a-t-elle surenchérit. Les autorités n’ont jamais retrouvé son cadavre.

Elle a regardé dans la cuisine, comme si quelqu’un pouvait nous entendre, et elle a murmuré :

— Quelques semaines plus tard, un vieux monsieur qui les avait guidées jusqu’à un site touristique mystérieusement disparu, lui aussi.

Mes yeux écarquillés ne lâchaient plus ma grand-mère. Mickaël était trop choqué pour réagir et mamie en a profité pour nous raconter la fin de l’histoire.

— Madame Choux et son amie ont été suspectées de meurtre. Mais sans preuve, elles sont restées libres. Elle n’a jamais réécrit à son père et il n’a plus voulu entendre parler d’elle. Elle est revenue au pays des années plus tard, sous un faux nom. Personne n’a su ce qui était arrivé à son amie. Elle a disparu, elle aussi. Peut-être est-elle toujours en Afrique, qui sait ? Ou bien alors, madame Choux l’a tuée. Je vous dirai ça dans une heure.

Mamie a débarrassé la table en fredonnant, toute pimpante. Elle a resserré son tablier avant d’aller dans l’entrée, le sourire aux lèvres, comme si tout était normal. Je me suis relevée pour la suivre.

— Mamie, quand tu dis une heure…

— Je vais voir votre voisine.

— Pardon ?

— Bah oui, m’a-t-elle répliqué le plus naturellement du monde. Les potins, c’est bien beau, mais ils ne servent à rien s’ils ne nous aident pas à en apprendre plus sur les gens qu’ils concernent. Je suis certaine que cette madame Choux en a de belles à me confier ! Je ferai parler un mur, vous pouvez me faire confiance. Je vais lui tirer les vers du nez à propos de ces disparitions.

Et elle a refermé la porte sans demander son reste.

— Elle est incroyable, a soupiré Mickaël. On tourne en rond depuis une semaine et elle, elle va carrément lui demander si elle n’aurait pas assassiné une ou deux personnes, occasionnellement.

— Au moins, cette fois, on est fixé.

— Fixé ?

Nous nous sommes étalés sur le canapé et je lui ai annoncé :

— Notre petite enquête est terminée. Mamie vient de nous prouver que la vieille a l’âme d’une tueuse. La disparition d’Alexandre n’est pas une coïncidence, j’en suis certaine. Pas besoin d’avoir un doctorat pour le comprendre. Ce n’est pas génial ?

Mickaël a pris la télécommande dans ses mains. La télévision est restée éteinte. Un froncement de sourcil a froissé son visage.

— Pourquoi est-ce que ce serait génial ?

— Papa n’est pas un tueur, lui ai-je dit. On peut arrêter de s’inquiéter, tout va bien dans le meilleur des mondes.

— Mouais. Tu oublies maman. Elle ne nous laissera plus jamais revenir ici si elle apprend qu’on vivait à côté d’une tueuse en série depuis tout ce temps.

— Ou peut-être que tout va bien se passer. On n’est pas obligé de s’inquiéter à propos de maman, tu ne penses pas ?

— Ellie, tu recommences à fermer les yeux.

— N’importe quoi.

— Maman se marie bientôt et il faudra qu’on fasse un choix, inutile de faire l’autruche.

J’ai pris un coussin et je l’ai serré dans mes bras. J’avais besoin de réconfort.

— Et si rien ne changeait ? ai-je proposé. On pourrait très bien faire comme avant. Maman fera juste plus de route pour venir nous chercher.

— Tu sais tout aussi bien que moi que maman et papa se disputent depuis des mois pour savoir qui nous verra tous les jours et qui sera obligé de se contenter des vacances. Même s’ils essaient de toutes leurs forces de régler ça comme des adultes, nous serons les seuls à trancher. Aucun des deux ne cèdera et on s’y retrouvera mêlé, quoi qu’il arrive.

— Peut-être qu’ils finiront par y arriver, cette fois.

Même moi je ne croyais pas en ce que je venais de dire, mais je n’avais pas envie de m’en préoccuper pour l’instant. J’avais une rupture à digérer et une vieille peau à faire coffrer.

Je suis partie dans la salle de bain et j’ai ouvert le placard. C’était le bazar, papa avait mis tout et n’importe quoi à l’intérieur. Il avait dû paniquer quand sa mère avait débarqué. J’ai cherché les boites de pansements pendant plusieurs minutes mais quand une pile de livres de cuisine pour les nuls m’est tombée dessus, j’ai abandonné.

— Mickaël, t’as pas vu les pansements ?

— Nop. Peut-être dans le tiroir du bureau ? Ou dans le placard de papa, là où il range les médicaments.

Des catalogues et des feuilles volantes ont glissé de tous les côtés quand j’ai tiré le tiroir. J’ai farfouillé sur les côtés jusqu’à ce que je trouve une enveloppe. Elle était normale, il n’y avait rien d’étrange. Mais, allez savoir pourquoi — la chance ou le destin — j’ai lu ce qui était écrit dessus. Elle était adressée à Alexandre. Les mains tremblantes, je l’ai cachée dans la poche de mon jogging. Je me suis retenue pour ne pas me mettre à penser à deux cent cinquante hypothèses farfelues. J’ai refermé le tiroir et j’ai continué mes recherches. Dans le placard, c’était encore pire. La chambre de mon père m’avait toujours paru vide, mais c’était parce que je n’avais jamais ouvert la penderie. Sur le sol, des boites s’empilaient et des vêtements étaient calés entre elles. J’ai sorti la trousse de secours et un drap a glissé. Derrière, un colis était planqué. Il n’était pas ouvert. J’ai vérifié : c’était la même adresse que sur la lettre.

Je suis retournée dans ma chambre sur la pointe des pieds. Dans mon placard, l’enveloppe a rejoint les clés et le crocodile vert. Non. Non, ce n’était pas possible. Ce n’était qu’un malentendu. Sinon, je n’aurais pas trouvé si vite autant de preuves accablantes. Mon père était innocent, il était la victime des circonstances. Sinon, il se serait au moins donné la peine de mieux se cacher. Il y avait forcément une explication à ce mystère. Et puis, la voisine n’était-elle pas une ordure ? Si j’arrivais à la coincer, si elle était coupable, mon père ne serait pas mêlé à tout ça. Je refusais de croire qu’il puisse être malfaisant. Madame Choux était un monstre, c’était elle qui méritait d’être accusée. Pas lui. Pitié, faites que ce soit n’importe qui d’autre, mais pas lui.

J’avais envie de pleurer et de cogner mon crâne contre le mur. Pour une fois, est-ce que mes prières pouvaient être entendues ? D’accord, je ne croyais en aucun dieu, mais vouloir très fort que mon père soit innocent suffisait peut-être.

L’écran de mon portable s’est allumé. Je me suis habillée en lisant le texto de Léa : ses parents sortaient. Elle prévoyait de refaire un anniversaire, mais cette fois, sans alcool. J’ai entendu papa rentrer dans l’appartement et dire bonjour à Mickaël. Mes mains étaient moites.

— Bien dormi ? a-t-il dit en passant la tête dans l’encadrement de ma porte. Prépare-toi, la voisine ne va pas tarder.

Il est parti se doucher. Il portait encore son tee-shirt jaune fluo et son legging trop petit. Ça m’a perturbée. C’était à ce moment que j’ai compris qu’il fallait que j’enclenche la vitesse supérieure. Plusieurs heures plus tard, j’ai saisi ma chance. C’était peut-être du délire, mais c’était ma seule piste et il fallait que je la tente. Pour Alexandre, et pour mon père. J’étais en train de remuer du compost qui puait la mort lorsque la vieille s’est enfin décidée à aller aux toilettes. Dès qu’elle nous a tourné le dos, ma pelle s’est écrasée au sol.

— Qu’est-ce que tu trafiques ? A râlé Mickaël.

— Je reviens. Toi, tu fais le guet.

— Hein ?

— Si elle revient, tu lui dis que je suis partie vomir à cause de l’odeur.

Ni une, ni deux, j’ai couru jusqu’à l’abri de jardin. Je ne savais pas ce que je cherchais, mais j’étais déterminée à le trouver. Il devait bien y avoir un indice quelque part ! L’urgence pulsait dans mes veines. Au fond du cabanon se trouvaient les cartons qui avaient déserté la cuisine de la vieille. Celui d’Alexandre était avec les autres, mais il n’y avait que du tofu dedans. Près des outils, il y avait tellement d’armes blanches et de bouteilles suspectes et salies que je ne savais pas par où commencer. Le meurtre était partout et nulle part. Mes yeux on parcourut les rayonnages de cisailles, de haches et d’objets tranchants jusqu’à ce qu’ils se posent sur les produits chimiques.

Entre deux bouteilles d’engrais se trouvait un panier d’où dépassait un bidon étrange. Je l’avais déjà vu quelque part. Je l’ai pris pour lire l’étiquette et là, la mémoire m’est revenue. Vendredi treize ; la voisine qui débarque au supermarché, tard le soir sans aucune raison ; un caddie presque vide où il y avait du scotch, des allume-feux, de l’alcool pur et… De l’acide chlorhydrique. J’avais même imaginé la voisine en train de récurer le sol et de creuser sa tombe avec ça. Les trois pictogrammes rouges me narguaient. Quoi de meilleur pour faire disparaitre un corps qu’un produit hautement corrosif ?

Je suis revenue près de Mickaël au pas de course. Un cadavre était planqué là, quelque part. Je voulais trouver une blague, détendre l’atmosphère et me rassurer moi-même, mais j’étais bouleversée. La vie était horrible depuis que j’ouvrais les yeux. N’y avait-il donc plus aucun moyen de faire marche arrière ? Faire l’autruche me manquait.

— Ellie, a râlé mon frère, qu’est-ce qui t’arrive ?

— Rien.

— Arrête de mentir.

— Venant de ta part, ai-je marmonné en ramassant ma pelle, c’est plutôt gonflé.

— Quoi ? Tu m’en veux encore parce que je ne t’ai pas dit qu’Agathe était la petite fille de notre voisine ?

— Non. Je t’en veux parce que tu fais comme si tout était normal ! Sauf que rien, absolument rien n’est normal depuis qu’on est revenu chez papa.

Il a donné un coup de pied dans une motte de terre et il m’a crié :

— Comment est-ce que tu peux m’en vouloir ?! C’est facile de m’autopersuader que je vais bien ! En revanche, croire que je vais mourir à chaque fois que je fais un pas sur le trottoir, c’est vraiment flippant.

— Et si on allait vraiment mourir ?!

Il est devenu tout pâle.

— J’ai déjà assez à faire avec Agathe, a-t-il chuchoté. Je crois qu’elle fréquente un gang ou une organisation criminelle dans le genre.

— Pourquoi ? Parce qu’elle fume ?

— Parce que ses amis fument, ils ont des tatouages et, je ne sais pas trop, j’ai peur.

Je n’avais pas le cœur à me moquer de lui. On a recommencé à touiller le compost et il s’est confié à moi.

— Je suis mort de trouille à l’idée que celui qui a enlevé Alexandre recommence. Ce sera peut-être, nous, les prochains. Et je vais me faire agresser si je continue à traîner avec les amis d’Agathe, mais je ne sais pas comment lui dire et j’ai peur de retomber sur des cacahuètes, aussi, et j’ai peur que maman nous oublie, qu’elle parte avec Mathieu et que…

— Stop ! Ça suffit, calme-toi.

Il était essoufflé, comme s’il venait de faire une crise d’angoisse. Il s’est assis à côté du compost puant, il a recoiffé ses cheveux noirs et il m’a dit :

— Promets-moi que tu ne vas pas me laisser tomber. Promets-moi que, si c’est moi qui disparais, tu viendras. Je t’en supplie.

— C’est promis. Rassure-toi, je crois que je sais qui a fait le coup.

— Ah bon ?

— La vieille était là, vendredi soir. Et elle a acheté de l’acide.

Mickaël est devenu encore plus pâle. Il avait raison de s’inquiéter : on était dans le pétrin. Un peu plus loin, les pieds de la vieille ont fait crissé le gravier. Elle avait repris sa canne. Nous avons terminé la séance de jardinage sans oser dire un mot plus haut que l’autre. Pour ne rien arranger à notre angoisse, elle nous a regardés avec des yeux suspicieux.

J’étais partagée entre la joie d’avoir compris la vérité, l’horreur de l’avoir comprise et le désir de ne jamais l’avoir sue. Pourquoi n’avais-je pas prétendu qu’Alexandre était parti en vacances ? Pourquoi ne m’étais-je pas persuadée, un peu comme Mickaël le faisait, qu’il allait revenir un jour ? Qu’il allait bien ? Qu’il existait toujours, dehors, à quelque part ?

Maintenant, je savais qu’il n’avait pas mis le monde sur pause. J’avais tué mes espoirs. Mes rêves étaient morts. Lorsque nous sommes arrivés dans le salon, papa l’a senti. J’étais quand même heureuse qu’il ne soit pas le tueur. Il a relevé les yeux de son ordinateur et il a attendu que je lui parle.

— La voisine est une meurtrière.

Il a enlevé ses lunettes pour se frotter les yeux.

— C’est mamie qui t’a mis ça dans le crâne ? Ne l’écoute pas, elle exagère toujours. Tu sais bien que les drames de ce genre la passionnent.

Il avait l’air plus ennuyé par sa mère que surpris par ma révélation. J’ai insisté.

— Papa, je te jure. Elle est dangereuse !

— Arrête avec ça, ta grand-mère va bientôt revenir des courses. Si elle voit que tu es effrayée, ton frère et toi ferez vos valises avant ce soir. Ellie, ce n’est rien. La voisine habite ici depuis toujours, elle ne s’en est jamais prise à vous et ce n’est pas aujourd’hui que cela va changer, il n’y a aucun danger. Elle est trop vieille de toute façon.

Je me suis assise à côté de lui.

— Elle a de l’acide dans son jardin.

— De l’acide ? C’est peut-être pour certaines plantes.

Il s’est replongé dans son ordinateur.

— Pourquoi tu ne me crois pas ? ai-je chuchoté, au bord des larmes. Je sais que c’est elle qui s’en est prise à Alexandre ! S’il te plaît, il faut faire quelque chose.

— Il n’a pas disparu, il est juste parti en vacances.

J’ai commencé à me tordre nerveusement les mains tandis que mon père ne quittait pas ses airs distraits.

— Alors pourquoi est-ce qu’il a laissé son téléphone ? Ses clés ? Ses cigarettes ?

— Il fumait ?

— Papa, ce n’est pas le sujet ! Alexandre ne va pas revenir, tu le sais très bien.

— Il a peut-être décidé de se refaire une vie loin de nous, tu sais.

— Mais il ne nous aurait pas laissés seuls !

Il s’est gratté la barbe, il a posé ses lunettes sur la table et il m’a dit en fermant son ordinateur :

— Certaines personnes font des erreurs. Et c’est peut-être mieux ainsi. Je commençais à avoir peur de te voir trainer trop souvent avec lui.

Il m’a regardé avec pitié. Je me sentais nulle. Mickaël a débarqué. Il était si blanc qu’il aurait pu tomber par terre à n’importe quel moment. Papa s’est levé pour voir ce qu’il lui arrivait.

— Où sont rangés les médocs pour le ventre ? a demandé mon frère, les larmes aux yeux. Agathe m’a plaqué, elle a dit que je n’étais pas assez cool. J’ai envie de vomir.

Il a tiré sur les manches de son pull pour s’enfoncer dedans et il a fondu en larmes.

Moi aussi, j’avais envie de pleurer.

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