Chapitre 15 : Une batte de base-ball, Samantha et une évasion.

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Il n’y avait pas eu de rassemblement aussi triste dans ma famille depuis des lustres. En vérité, je ne me souvenais pas de la dernière fois où ma grand-mère avait consolé mon frère sur le canapé pendant que mon oncle arrivait avec de la crème glacée et que mon père faisait les cent pas, à deux doigts d’exploser. Moi aussi, j’avais la haine contre Agathe. Quelle sale peste ! Mickaël nous avait montré ce qu’elle lui avait balancé par texto avant de rompre. (Elle n’avait pas seulement dit qu’il n’était pas « cool » — loin de là).

— On va la traîner en justice ! a clamé mon oncle avec des trémolos dans la voix. On va bousillée sa vie et remplir son casier judiciaire.

Mon père a réagi au quart de tour.

— Arrête tes conneries, Jeremy ! On va la faire payer nous-même, pas besoin d’un type en uniforme pour nous apprendre à parler avec nos poings.

Mes poings se sont serrés. Moi aussi, j’étais prête à en découdre. Mickaël pleurait trop pour comprendre ce qu’on disait et c’était tant mieux. Mamie est restée avec lui et nous nous sommes éclipsés discrètement. Sur le parking, papa a vérifié que la voisine ne nous espionnait pas depuis sa fenêtre, et il a ouvert le compartiment du coffre de sa voiture où on rangeait normalement la roue de secours et la boite à outils. Je ne sais pas trop ce qu’il avait trafiqué, mais il valait mieux qu’on ne crève jamais sur la route : la roue de secours avait disparu. À sa place étaient rangés en diagonale une batte de base-ball abimée, une bouteille de gaz lacrymogène et un sac de couchage.

— Qu’est-ce que c’est que ce binz ? s’est moqué tonton.

— Trois fois rien. Juste le minimum syndical en cas de problème.

J’ai chuchoté :

— Je comprends de qui tient Mickaël, maintenant.

Papa a souri et nous avons grimpé dans la voiture, la batte à l’arrière. Dehors, le ciel était gris. Je me suis demandé quel temps il ferait au mariage de ma mère. Allait-elle bien ? Ça faisait longtemps que je ne l’avais pas appelée. Habituellement, ni elle ni moi ne nous en serions formalisés, mais j’avais besoin d’elle. J’étais arrivée chez mon père en croyant qu’il me sauverait d’une apocalypse avec Yassine et j’avais eu tort. Peut-être avais-je eu tort aussi de ne pas vouloir déménager. Après tout, que me resterait-il par ici, une fois que l’apocalypse aurait terminé de tout détruire ?

La seule réponse qui me venait en tête, c’était mon père. Il serait là pour m’aider avec ma tache. Seulement, étais-je prête à faire face à notre petite bizarrerie ? Je commençais à mépriser ce secret qui pouvait déclencher l’apocalypse. Je ne voulais plus être moi, je ne voulais plus ressembler à mon père, avoir sa tache, ses cheveux noirs et ses traits ; je voulais devenir quelqu’un d’autre, quelqu’un qui retrouverait Yassine. J’en avais tellement envie ! Il me manquait ; il était encore là, dans ma tête, dans mes veines, dans mon cœur. J’avais perdu des tas d’illusions, mais je n’avais pas perdu mon rêve avec lui.

Dans la rue d’Agathe, nous sommes sortis sur le trottoir. On s’est faufilé dans l’ombre, telle une bande de mafieux, et on s’est arrêté au milieu de la rue. L’absurdité de la situation m’a éclaté au visage. Qu’est-ce qu’on foutait là ? Papa a cherché le numéro de la maison sans réussir à s’en souvenir, la batte de base-ball sur l’épaule et les sourcils froncés. Il faisait les cent pas d’un air féroce pendant que mon oncle le regardait faire, planter comme un piquet à côté de moi. Je commençais à avoir froid, j’avais oublié ma veste chez nous. Notre équipe de bras cassés commençait à réaliser que notre plan n’avait aucune chance de marcher. Papa a fini par cesser son manège et je lui ai demandé :

— Est-ce que ce ne serait pas le bon moment pour faire demi-tour ?

Tonton s’est tapé un fou rire et je me suis jointe à lui. On était pathétique, à tourner en rond dans une rue inconnue à la recherche d’une ado (à qui nous n’aurions rien osé dire, de toute façon). Même si papa continuait de froncer les sourcils, il savait que ce n’était pas un mec dans la trentaine, son frère mécano et sa fille lycéenne qui allaient faire quoi que ce soit à Agathe. On était le pire gang qui soit. Désolé Mickaël, mais ce n’était pas nous qui allions défendre ton honneur. Avec quatre neurones dans l’équipe, pas d’adresse et la nuit qui tombait, c’était foutu pour le meurtre d’Agathe. Et puis, de toute façon, jamais papa ne l’aurait frappée, encore moins avec une batte. Au mieux, qu’avions-nous espéré ? L’effrayer, lui faire la morale et lui demander de s’excuser auprès de Mickaël ? Elle n’aurait jamais accepté. Je ne savais même pas si elle se serait donné la peine de nous ouvrir.

Je riais encore quand nous sommes remontés dans la voiture. Papa avait l’air vexé, mais il a fini par se raviser.

— Oublions ça. Ce qui s’est passé dans cette rue restera dans cette rue, compris ? Jeremy, pas un mot à notre mère. Et arrête de prendre cet air vexé ! Je te connais, tu nous aurais balancé à la première occasion, juste pour avoir le plaisir de te moquer de moi.

Tonton a taquiné son frère, puis papa m’a proposé d’aller faire des courses pour Mickaël. Il devait beaucoup aimer ses enfants pour aller dans un supermarché de son plein gré. J’ai accepté son sacrifice et nous nous sommes retrouvés au milieu des rayons. Tonton a jeté un œil aux énormes congélos pleins de glaces et il m’a demandé :

— Qu’est-ce que ton frère préfère comme parfum ?

— Chocolat.

Papa a râlé :

— Jeremy, tu viens d’en ramener chez nous ! Mon freezer n’est pas extensible. Ellie, tu n’as pas une autre idée ?

J’avais beau être sa jumelle, je connaissais encore mal Mickaël.

— Des caramels ? Ou bien des gaufrettes ? Je ne sais pas trop. En fait, je crois qu’il préfère les chips.

Nous étions en train d’hésiter entre les chips aux barbecues et celles au paprika quand une femme s’est approchée et s’est adressée à mon oncle.

— Jeremy Demir ?

Elle avait l’air dégoutée. Tonton est devenu tout pâle. Elle a tourné la tête vers papa.

— C’est Gabriel, ça ?

Elle m’a ensuite dévisagée de la tête aux pieds. Je ne me suis pas gênée pour la regarder, elle aussi. Elle portait un tee-shirt de football au-dessus d’un jean plein de taches de graisse. Papa avait l’air de la connaitre, il voulait s’enterrer six pieds sous terre. Elle a jeté en arrière ses longs cheveux bruns et j’ai écarquillé les yeux devant la taille de ses ongles rouges. Elle l’a remarqué et son regard sur moi s’est fait encore plus sévère. Tonton a pris les devants :

— C’est Ellie, ma nièce. Tu te souviens ?

— Et comment ! Vous avez traumatisé toute la ville avec vos histoires. J’espère que vous gardez cette gamine bien loin de son taré de grand-père.

— Samantha ! a grondé papa.

— Quoi ? C’était un pervers ! Une brute ! a-t-elle craché en nous tournant le dos pour fouiller dans les rayons.

— Je ne te permets pas !

— Je n’ai pas besoin de la permission de quelqu’un comme toi ! Je n’ai ni oublié ce qu’a fait ton père, ni l’âge qu’il avait lorsqu’il s’est marié à ta mère et encore moins ce qu’il s’est passé lorsque tu t’es débrouillé pour mettre ta copine enceinte.

Papa a fusillé son frère du regard pour lui demander de faire quelque chose. Samantha s’est retournée et nous a dit :

— Heureuse de vous avoir revu. À une prochaine.

Elle était d’une hypocrisie sans pareille. Elle m’a lancé un dernier regard. Je ne savais pas comment l’interpréter. Dégout ? Colère ? Peur ? Papa a posé sa main sur mon épaule, les larmes aux yeux.

— Ne fais pas attention.

— C’était qui ?

— Personne, a dit tonton. Alors ? Paprika ou barbecue ?

Papa lui a lancé son regard qui tue, comme s’il avait envie de l’étriper. Son frère avait l’air d’être responsable du dégout que nous vouait Samantha. J’hésitai à reposer des questions. Ouvrir les yeux ou les garder fermés ? Je ne savais pas vraiment ce que je voulais. J’avais besoin d’en parler à quelqu’un, de demander conseil. D’habitude, Alexandre aurait réglé mes problèmes mais, dorénavant, j’allais devoir trouver quelqu’un d’autre. J’ai pensé à Léa.

— Papa, je peux aller chez Léa ce soir ?

Il a relevé les yeux du tapis roulant.

— Léa ?

— Oui.

— Tu ne serais pas en train de me raconter des salades, par hasard ? Tu la vois beaucoup en ce moment. Pourquoi ?

— C’était son anniversaire ! Et puisque ça a légèrement dérapé…

— Ton frère s’est retrouvé aux urgences, m’a-t-il interrompu.

— Bon, très bien. Puisque ça a complétement dérapé, elle aimerait refaire une fête avec moins de monde. Un truc plus tranquille, tu vois ?

— Non, je ne vois pas.

Pendant ce temps, tonton en a profité pour prendre des tas d’œufs kinders. Il terminait de les planquer dans le caddie quand papa m’a dit que « les circonstances se prêtaient mal à une fête d’anniversaire chez une fille qui avait failli empoisonner Mickaël ». J’allais lui répliquer que Léa était ma meilleure amie et que nous étions en vacances, mais je me suis ravisée quand j’ai vu mon oncle me faire un clin d’œil. Nous avons chargé le coffre et quand papa est parti pour ranger le caddie, tonton m’a chuchoté :

— Ne discute pas avec lui. Vu ce qu’il vient de se passer, il dira non à tout. Mais moi, je peux peut-être t’emmener. Je vais mettre ta grand-mère sur le coup.

Sur le chemin du retour, j’ai réfléchi à des questions que je pourrais poser (et au genre de réponses que je ne voulais pas entendre). J’ai réfléchi à ma mère et à cette Samantha qui ne nous aimait pas. Je voulais fermer les yeux et les réouvrir sur un monde où tous mes soucis auraient disparu et où je pourrais vivre heureuse avec Yassine. Seulement, ce n’était pas possible alors je me suis mise à imaginer ce qui aurait pu se passer si mon père avait su reconnaitre la maison d’Agathe. Dans une réalité alternative, la batte aurait servi. Ça devait être cool se savoir se battre. Parfois, j’avais envie de me disputer avec la terre entière et de frapper jusqu’à ce que je ne puisse plus bouger.

Je me sentais comme ça quand je suis rentrée à l’appartement et que je me suis enfermée dans ma chambre pour appeler ma mère. Avec tout le remue-ménage au salon, la voisine n’arrêtait plus de taper contre le mur. J’avais besoin d’être seule, de m’isoler un peu. J’avais besoin de parler à ma mère, de frapper, de me calmer ou de trouver un moyen de faire taire en moi toutes ces pensées qui s’agitaient. J’étais à la fois épuisée et incapable de dormir. Ma tête courait dans tous les sens pendant que mes membres étaient lourds. Étalée sur mon lit, la tête à la place de mes pieds, j’ai écouté la sonnerie de mon téléphone retentir à mes oreilles en fixant les murs vert menthe. Maman n’a pas décroché. Je me sentais vide. J’avais besoin de quelqu’un. J’ai pianoté sur l’écran et j’ai cliqué sur le numéro de Yassine. J’ai relu nos messages. J’ai regardé nos photos. Ça faisait mal.

J’allais me rouler en boule sur le côté pour pleurer sur mon sort, mettre de la musique à fond dans mes écouteurs, m’apitoyer et à réfléchir à quel point la vie était moche et dénuée de sens, mais (coup de bol), ma grand-mère a toqué à ma porte à ce moment-là. Elle est entrée sur la pointe des pieds et je me suis redressé avec tout le poids de mes sentiments au fond de l’estomac.

— Bah alors, ma petite Ellie, ça ne va pas ?

— Pas trop, non.

Elle s’est assise à côté de moi et elle s’est mise à observer ma chambre.

— Oh, a-t-elle dit en regardant ma lampe en forme d’étoile, tu l’as toujours ! Je me souviens encore du jour où ton père est revenu de la fac avec et qu’il l’a installée dans ta chambre, au-dessus de mon bistro. Quelle drôle d’époque ! Tu n’aimais déjà pas ranger…

J’ai jeté un œil aux pairs de chaussettes qui avaient à nouveau coloniser le sol et aux piles de vêtements bancales soutenues par des bouquins jamais lus. Sur ma commode, mon peigne et un pull à capuche traînaient. Mon sac à dos — qui n’était toujours pas défait depuis que j’étais revenue de chez Léa — lançait des SOS dans un coin. Si je ne faisais pas attention, j’allais vite me laisser dépasser par la situation.

— C’est à cause des cactus ? m’a brusquement demandé mamie.

— Quoi ?

— Gabriel m’a expliqué que tu avais noyé les cactus. Tu les aimais beaucoup, non ?

— Je ne suis pas triste à cause d’eux.

— Et bien alors, pourquoi ça ne va pas ?

— Peut-être parce que mon voisin s’est fait kidnapper et que ma famille me cache des trucs importants.

Elle a toussé, mal à l’aise, et elle a resserré la ceinture de son tablier.

— Effectivement… J’avais oublié ces détails.

Elle n’a rien ajouté. J’ai essayé de lui tirer les vers du nez :

— Madame Choux ne t’a rien dit, ce matin ?

— Rien de nouveau, non. Elle est partie en Afrique avec une amie, elle est rentrée sans. Des gens ont disparu. Fin de l’histoire, elle n’a pas voulu s’éterniser et elle est partie jardiner avec vous.

— D’accord.

Je me suis redressée, mon dos bien droit, je l’ai regardée droit dans les yeux comme mon père quand il avait besoin de me parler d’un sujet sérieux et là, je lui ai posé une autre question. Une question que jamais je n’aurais osé poser avant.

— Est-ce que tu pourrais me raconter ce qu’il s’est passé avant que je naisse, s’il te plaît ?

Ses doigts ont joué avec un file de son pantalon et elle m’a répondu :

— De quoi as-tu envie de parler ? De ton père ?

— Non, j’aimerais qu’on parle de son père à lui, pas de mon père à moi.

— Mais enfin, Ellie, qu’est-ce que tu veux savoir à propos de lui ?

Elle n’en croyait pas ses oreilles. J’ai hésité à faire machine arrière, mais j’ai tenu bon.

— J’aimerais savoir comment tu l’as connu. Comment ça s’est passé ? Tes parents étaient d’accord pour que tu te maries avec lui ?

— S’ils étaient d’accord ? Bien sûr que non ! Ils n’étaient pas non plus d’accord pour que j’ouvre un bar ou que je porte des pantalons. Au début je les écoutais. Mais à quoi bon ? Je comprenais leurs inquiétudes, je voyais le danger. J’avais conscience de toutes ces choses qui pourraient mal tourner et pourtant, j’ai persisté à vouloir sortir avec ton grand-père et à faire le métier qui me plaisait.

— Et tu n’avais pas peur de lui ?

— Parfois, oui. Je savais qu’un homme comme lui pouvait me faire du mal. Il était beaucoup plus âgé, il aurait facilement eu le dessus sur moi. Mais je l’ai aimé dès le début, tu sais. Et lui aussi, il m’aimait.

— Et ce n’était pas un peu malsain, des fois ?

— S’il m’avait aimée pour de mauvaises raisons, je serais partie ! Et s’il m’avait mise en danger, je l’aurais quitté plus facilement que si je m’étais mariée à un homme de mon âge... Au final, notre relation était beaucoup plus saine comme ça.

— Mais, comment pouvais-tu être sûr de comprendre la situation ? Tu aurais pu te faire avoir ! Personne ne peut vraiment voir ce qu’il se passe, non ?

— J’ai parlé de ton grand-père à mes amis. J’ai forcé mes parents à le rencontrer, j’ai ignoré les remarques sur son âge et sur sa vie passée, et je me suis concentrée sur ce que les gens pensaient de sa personne. Ils m’ont aidé à y voir plus clair. Et puis, tout s’est bien passé.

— Mais alors, comment…

« Comment a-t-il pu disparaitre ? » avais-je envie de demander. Je n’ai pas réussi. Il y avait ce je-ne-sais-quoi, cette appréhension, ce souvenir des yeux noirs qui me retenait. Mamie a pris ma main dans la sienne. J’ai regardé ses yeux verts se remplir de larmes et elle m’a dit :

— Certains coupables sont innocents.

Ma grand-mère mettait un sens particulier dans ces mots. Je ne comprenais pas ce qu’ils chuchotaient entre les lignes. J’avais l’impression d’avoir à nouveau quatre ans. Il me fallait des mots simples, des mots qui faisaient sens. Pas des énigmes. Mon grand-père était-il un monstre, oui ou non ? Il ne pouvait être à la fois victime et condamné. Je voulais savoir, je me sentais prête à découvrir la vérité sans fard. Mais encore une question et les larmes de mamie couleraient. Je n’avais pas envie de lui rappeler des mauvais souvenirs. Qu’aurais-je fait à sa place, si on m’avait demandé de me rappeler de Yassine ? Elle m’en avait déjà assez dit pour aujourd’hui. Elle m’a serré dans ses bras et je me suis sentie bien.

En début de soirée, j’ai pris une douche brûlante sous laquelle j’ai pensé au mal et à l’amour. Je me suis demandé pourquoi j’existais, si la vie avait du sens et je me suis souvenue qu’on allait tous mourir, alors j’ai coupé l’eau et j’ai mis un nouveau pansement sur ma cuisse - fallait pas non plus déconner ; c’était un jour sans, ok. Mais la situation finirait par s’arranger. Mamie allait faire diversion en emmenant mon père au magasin, il fallait que je termine de me préparer pour aller chez Léa. Mamie adorait les magasins. Je ne savais pas pourquoi, mais c’était à cause d’elle que papa détestait faire les courses.

Quel genre d’enfance avait-il eu ? Il n’en parlait pas souvent. Son père en faisait partie alors, il évitait le sujet. Quel genre d’homme était mon grand-père ? Quel genre d’amoureux, quel genre de mari, quel genre de père ? J’ai essayé de me souvenir des tatouages que j’avais aperçus sur ses bras, quand papa s’était transformé. Je n’avais plus qu’une idée floue des muscles et de l’encre noire qui tourbillonnait dangereusement à l’autre bout de la pièce, tandis que je reculais toujours plus loin pour fuir les yeux noirs, si noirs, si pareils aux miens. Je suis retournée dans la salle de bain pour ajuster mon chemisier vert menthe et j’ai détaillé mes pupilles. Là, juste ici : n’était-ce pas la même lueur ? Peu importe qui était mon grand-père, j’étais faite d’un peu de lui — et mon père aussi.

Mickaël est arrivé dans la salle de bain en traînant des pieds.

— Tu vas quelque part ? m’a-t-il demandé en s'asseyant sur le rebord de la baignoire. Tu es drôlement jolie.

— Merci. Je vais chez Léa, ce soir.

— Papa te laisse y aller ?

— Non.

Il a froncé les sourcils. Je m’attendais à ce qu’il me fasse la leçon, mais à la place il m’a dit :

— Comment vas-tu y aller, alors ?

— Tonton et mamie vont m’aider à m’évader.

J’ai regardé sa mine pâlotte, ses yeux bouffis et son petit sourire triste et je lui ai proposé :

— Ça te dirait de venir avec moi ? Théo sera là.

— Ce n’est plus mon meilleur pote.

— Pourquoi ?

— Il m’en veut parce que je ne l’ai pas écouté quand il m’a dit de plaquer Agathe.

— Tu veux qu’on en parle ?

— Qu’est-ce que tu veux en dire ? J’ai été stupide. Je voulais être quelqu’un d’autre, je voulais me prouver que je n’étais pas qu’un pauvre type qui avait peur de son ombre et je me suis trompé.

— Mickaël, je te promets que tu n’es pas qu’un pauvre type. Viens avec moi, je vais te le prouver !

Il a accepté, mais je sentais bien que le cœur n’y était pas. On s’est rejoint dix minutes plus tard devant l’immeuble. Mamie et papa étaient partis.

— Ellie, tu ne crois pas qu’on est en train de faire une bêtise ?

— Si, mais je m’en fous. J’ai besoin de m’enfuir. J’ai besoin de mettre papa en colère.

— Toi aussi, tu lui en veux ?

— Ouais. Il ne veut pas croire qu’Alexandre a disparu, ça m’énerve. Je ne sais plus où j’en suis. J’ai juste envie de fermer les yeux et de tout oublier alors, je vais voir Léa, je vais m’amuser et demain matin, les choses seront différentes.

— Tu le crois vraiment ?

— Non. Mais ça fait du bien de rêver.

Mon frère a brusquement changé de sujet.

— Toi aussi, tu as peur de ce qui pourrait se passer si jamais c’était papa qui…

Il n’a pas terminé sa phrase, mais c’était inutile. Nous savions très bien où il voulait en venir. Je le savais même mieux que lui : j’avais vu l’adresse sur la lettre et le carton. Mais il me restait encore la voisine ; il me restait encore un espoir plus crédible.

— C’est la vieille, ai-je affirmé. C’est forcément la vieille. Papa est un peu louche, c’est vrai, mais il ne faut pas déconner : madame Choux est un monstre sans cœur qui a des tas de trucs à se reprocher. Franchement, même si nous n’avions rien découvert, nous aurions pu l’accuser. Il n’y a qu’elle pour faire un truc aussi moche, il n’y a qu’elle pour s’en prendre à Alexandre !

— Tu crois qu’il est mort ? m’a demandé Mickaël en regardant les affiches sur les murs (Garfield, le chat des voisins, était toujours porté disparu).

— Ouais.

— Tu crois que la vieille va essayer de nous zigouiller, nous aussi ?

Je ne savais plus quoi répondre. Nous étions deux gamins terrorisés, en pleine hésitation entre notre imagination et le vrai danger. Est-ce qu’on se faisait des films ? Est-ce qu’on était sur le point de mourir ? Tonton est arrivé. Sans un mot, nous avons grimpé dans sa voiture. Peu importe à quel point la situation était catastrophique, peu importe notre peur, peu importe les pensées qui nous torturaient : ce soir, nous allions respirer et faire comme si rien ne s’était passé.

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