Chapitre 16 : La gentille fille. Le monstre. Et moi.

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Léa était radieuse. Ses cheveux argentés glissaient sur ses épaules, ses yeux gris étaient grand ouverts sous la poudre à paupière et elle avait remis sa nouvelle petite robe rouge, comme samedi dernier. Encore une fois, j’eus l’impression de parler à une actrice qui défilait sur le tapis rouge. Elle n’avait pas son pareil pour rayonner en soirée (vraiment, c’était à se demander si Théo avait bien les yeux en face des trous). J’ai lissé les plis de mon chemisier et elle m’a emmenée au salon. Cette fois, pas de foule, pas de brouhaha ni de musique insupportable : rien qu’une bande de potes qui se chamaillait gentiment autour de la bouteille de coca.

Mickaël et Léa ont repéré Théo au même moment. Mon frère a baissé les yeux pendant que ma meilleure amie les levait. J’avais l’impression d’être dans une mauvaise comédie romantique pour ado. Coincée entre eux, j’ai essayé de me faufiler vers la table. Pas d’Agathe pour me casser les oreilles, alléluia, mais il y avait Daphné, son amie tellement timide que je me demandais encore comment j’avais pu m’apercevoir qu’elle existait.

Je me suis assise à côté d’elle et elle s’est écartée. Moi qui avais l’intention d’engager la conversation, j’en étais pour mes frais. Elle m’a lancée un regard noir. Les autres ont marqué un silence, le temps de s’apercevoir de ma présence, et ils m’ont dévisagée. J’avais l’impression d’être une extra-terrestre. Léa m’a prise par le bras et elle m’a tirée jusqu’à la cuisine, qu’elle a fermée à double tour derrière nous.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Elle avait l’air super inquiète. On s’est rapproché du plan de travail et elle a ouvert un paquet de chips.

— Je ne comprends pas, ai-je dit en prenant une poignée. Je n’ai vu personne depuis la danse.

— Personne ? Tu en es sûre ?

Elle n’avait pas l’air de me croire. Elle a commencé à piocher dans le paquet avec une main tremblante. Je lui ai déballé tout ce qui m’a traversé l’esprit :

— Mon frère s’est fait plaquer par Agathe, ma voisine est une tueuse et je crois que mon père n’est pas clean non plus. Et j’ai plaqué Yassine, mais ça, tu le sais déjà. Et je le regrette comme je n’ai jamais regretté quelque chose.

— Quoi ? Comment ça ? Attends, je ne comprends plus rien. Je te parlais de l’histoire de visage.

— Quelle histoire ? ai-je demandé en fouillant dans les placards à la recherche de serviettes en papiers.

Léa s’est dandinée d’une jambe sur l’autre, elle a posé sa main sur mon bras et elle m’a chuchoté :

— Agathe a annoncé qu’elle avait quitté Mickaël parce que vous vous amusiez trop souvent à échanger vos places.

— Nos places ? ai-je répété en fronçant les sourcils.

Léa a pris une grande inspiration et elle m’a annoncé la catastrophe :

— Elle a raconté que tu te métamorphosais en Mickaël et qu’elle ne savait plus lequel des deux jumeaux était vraiment son copain. Elle a dit que vous vous moquiez d’elle. Je sais très bien que tu ne te moques pas d’elle, même si tu la détestes, mais à propos de cette histoire de visage… Les autres se posent des questions. Daphné a même failli ne pas venir, ses parents vont la tuer s’ils apprennent qu’elle traîne avec des gens qui… Tu sais bien.

— C’est faux.

Tout d’un coup, les chips étaient fades. J’ai avalé ma dernière bouchée en serrant les dents. Léa ne devait pas savoir à propos de ma bizarrerie. C’était encore trop tôt, et la situation était critique. Comment pourrait-elle me croire si j’avouais tout maintenant ? Il fallait que je sois forte.

— On ne s’est jamais métamorphosé, ai-je affirmé, ni Mickaël, ni moi. Agathe n’est qu’une connasse qui a menti à tout le monde, c’est un putain de monstre. Je vais lui faire payer.

Léa s’est mise à picorer des chips de plus en plus rapidement jusqu’à ce qu’elle fasse tout tomber par terre. Les chips ont craqué sous ses dents et elle m’a regardée d’un air coupable pendant que je l’aidais à ramasser. J’avais un mauvais pressentiment.

— Léa ?

Elle s’est rincé les mains au lavabo et j’ai entendu les autres rigoler dans la pièce d’à côté. Elle a recoiffé ses mèches argentées et elle a pris mes mains dans les siennes.

— J’ai invité Agathe. Elle n’est pas encore arrivée.

J’ai eu envie de me balancer à travers la fenêtre et de m’enfuir. Mais (comme si ça ne suffisait pas) elle a ajouté :

— Oh et, Yassine aussi va venir. Il ramène les pizzas. Je me suis dit que ce serait une bonne idée pour vous réconcilier mais finalement, j’aurais peut-être dû t’en parler avant.

J’ai poussé un long soupir et je me suis pincée l’arrête du nez.

— Léa, je t’adore. Mais là, j’ai envie de t’encastrer dans le mur !

— Désolée. Je vais retourner avec les autres, d’accord ? Toi, va attendre Agathe et Yassine et règle le problème. Je vais expliquer aux autres ce qu’il s’est vraiment passé.

— Pardon, je vais encore gâcher ta fête avec mes histoires.

Je le pensais vraiment, mais Léa n’avait pas l’air de s’en soucier.

— Ne t’en fais pas, au moins chez moi il y a plus de drames que chez Manon. Toutes ses soirées se ressemblent alors que nous, on frôle la troisième guerre mondiale à chaque fois.

Un rire nerveux m’a secouée. Je suis sortie de la cuisine en taquinant Léa (que j’avais déjà à moitié pardonnée) et je suis tombée sur Mickaël, qui déprimait sur le paillasson.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— Théo n’est pas venu me parler, et les autres sont bizarres.

Je lui ai frotté le bras pour le réconforter et je lui ai dit :

— Ça va aller, Agathe a raconté des conneries sur nous. Si quelqu’un t’accuse, dis-leur que c’est faux.

— Qu’est-ce qui est faux ?

— Que nous sommes métamorphes.

Il a écarquillé les yeux, ses mains moites ont frotté son jean. Il a pâlit dans la pénombre du hall d’entrée.

— Mickaël, ai-je grondé, tu n’aurais pas une idée de ce qu’aurait pu voir Agathe pour raconter des histoires pareilles ?

Il a regardé ses pieds.

— Non.

— Rien du tout ? Tu ne lui as rien dit qui aurait pu être… Mal interprété ?

Il a levé les yeux au ciel.

— Non !

Il était tellement fermé que j’ai cru bon d’insister.

— Pas le moindre dérapage ? Pas la moindre petite erreur ?

Plus je me rapprochais de lui, plus il me fuyait.

— Non ! Est-ce que tu peux me laisser tranquille maintenant ? Je n’ai rien fait ! Je voulais juste une copine, d’accord ? Je n’ai jamais demandé à ce qu’elle me brise le cœur comme ça.

Il est reparti et je me suis retrouvée seule, comme une imbécile. Je suis allée m’assoir sur les marches du perron et j’ai regardé la rue plongée dans la nuit. L’air était frais. J’ai resserré ma veste contre mon corps. Il y avait une large allée entre la maison de Léa et celle de ses voisins. Les haies étaient tellement hautes qu’elles nous cachaient. Dans le jardin, l’obscurité était renforcée par cette barrière de verdure. Le silence, brisé par des cris de chats qui se battaient, me foutait les jetons. J’ai eu une petite pensée pour Garfield, le chat de la famille au quatrième étage de mon immeuble. Il n'était toujours pas réapparu. Il y avait une forme de solennité dans le fait d’être seule à l’extérieur, exclue de tous, un peu comme si j’avais mis le monde sur pause et que je profitais de l’instant pour disparaitre dans les ombres. J’avais envie de rester ici pour toujours.

Sous les lampadaires, une voiture est arrivée. Elle était noire, basse et incroyablement vieille. Yassine l’avait récupérée de sa mère. Il adorait le volant usé, les sièges confortables qui s’abaissaient à l’arrière et la boite à gants énorme dans laquelle on aurait pu ranger la moitié de mes cahiers de cours. Le coffre était plein de couvertures. Autrefois, on avait rêvé de dormir là-dedans (dormir et peut-être même plus, mais c’était inutile d’y repenser). Je l’ai regardé couper le contact et récupérer les cartons de pizzas. J’ai lutté pour ne pas me lever et courir vers lui. Habituellement, il aurait jeté un coup d’œil à droite et à gauche et il m’aurait embrassée contre la portière, mais plus ce soir. Plus jamais.

Quand il a remonté l’allée, mes bonnes vieilles habitudes me sont revenues. J’ai détourné le regard et j’ai eu envie de fermer les yeux sur la tempête qui grondait en moi. Yassine n’en avait rien à faire : il s’est assis à côté de moi.

— Salut, a-t-il murmuré.

J’avais envie de sentir son cou sur ma joue et son bras autour de ma taille. J’ai rapproché mon visage du sien et je lui ai souri. Un sourire de fille sage, un sourire innocent, gentil et poli. Un sourire hypocrite. Comment était-il possible de s’approcher si près de quelqu’un tout en prétendant qu’on ne ressentait rien ? Je n’avais pas encore percé ce mystère.

— Tu vas bien ?

Il a hoché doucement la tête de haut en bas. Ses boucles d’oreilles dorées ont scintillé dans la lumière du lampadaire, comme deux petites étoiles. Il avait mis son pull bleu avec un col en v. Ses dreads étaient emmêlées, il avait des cernes et sa petite barbe était mal rasée. Il avait l’air aussi triste que moi.

— Qu’est-ce que tu fais ? Tu ne rentres pas chez Léa ?

— J’attends quelqu’un, ai-je répondu. Et toi ? Tu ne veux pas aller dire bonjour aux autres ? Les pizzas vont être froides.

Il a posé sa main chaude sur mon genou.

— Ellie, s’il te plaît, arrête de prétendre que tout va bien, je sais que c’est faux. Qui est-ce que tu attends ?

— Agathe.

— Pourquoi ?

J’ai rapproché mes jambes de ma poitrine et j’ai noué mes bras autour d’elles.

— Elle a plaqué Mickaël et elle a raconté des conneries sur moi. Les autres ne veulent même plus me voir à cause d’elle.

— Merde.

— Ouais. Ça craint.

J’étais contente de le voir. Pas seulement de le voir, mais aussi de pouvoir le regarder. Nos yeux n’avaient pas la même discussion que nos bouches. Nos cils se faisaient des clins d’œil, nos pupilles riaient et même nos iris scintillaient. Je me suis demandé comment faisaient les aveugles pour aimer. Peut-être qu’ils sentaient ce regard sur leur peau. La mienne avait l’air de sentir la moindre petite caresse qu’osaient me faire les yeux de Yassine. J’avais beau me traiter de nunuche intérieurement, j’adorais quand il me regardait ainsi ; entre l’admiration et le désir.

On devait ressembler à deux idiots avec notre amourette et notre chagrin d’amour. Mais, que voulez-vous ? J’avais besoin de cette idiotie, maintenant plus que jamais. J’allais craquer et retomber dans l’amour.

Sans prévenir, il s’est levé. C’était surement la meilleure chose à faire. Il serait resté une minute de plus et, malgré notre promesse, j’aurais été capable de replonger. Nous avions encore des tas de choses à nous dire, on le sentait dans l’air ; mais notre histoire devait s’arrêter là. Il a disparu dans la maison avec les pizzas et j’ai tourné la tête vers la rue. Agathe était là. Elle était tellement absorbée par le contenu de son sac à main qu’elle ne faisait même pas attention à moi. Je me suis levée pour qu’elle s’arrête. Elle ne l’a pas fait, elle a continué son chemin et elle a gravit les marches du perron.

— Agathe ?

Ses yeux se sont déplacés sur moi comme si je n’étais qu’une plante verte. L’ancienne Ellie aurait été ravie de faire comme s’il ne s’était jamais rien passé. Elle aurait juste dit bonsoir à Agathe et elle l’aurait laissé repartir. Elle aurait été lâche. Elle aurait fui. Mais cette époque était finie. J’avais ouvert les yeux, je savais ce qu’avait fait Agathe et je la détestais. Mais maintenant, qu’est-ce que j’étais censé faire ? La dévisager ? Lui lancer un regard noir ? J’ai essayé.

Agathe n’a même pas bronché. Elle a continué de mâcher son chewing-gum, comme si elle attendait la suite, mais je n’en avais pas. Soulée d’attendre que je veuille bien me réveiller, elle a tourné le dos et elle est entrée dans la maison de Léa. J’allais la suivre dans le séjour mais elle m’a claqué la porte au nez. Je me suis sentie plus nulle que jamais. Je m’attendais à autre chose. Je croyais que j’allais me comporter comme toutes ces filles géniales à la télé qui trouvent les bons mots, les placent au bon moment et affrontent leurs ennemis dignement ; mais la réalité, c’est que je ne n’étais pas et que je ne serais jamais comme ça. J’étais encore une gamine immature qui avait voulu jouer dans la cour des grands (et qui s’était fait taper sur les doigts). Ça faisait mal. Non, décidément, je n’étais pas à la hauteur, je n’étais pas prête.

J’ai à nouveau jeté un œil sur la nuit et l’obscurité. Elles m’appelaient. Elles me tendaient les bras pour que je disparaisse de cette soirée, mais au même moment, Léa est revenue me voir.

— C’est bon ! Agathe est en train de dire bonjour aux autres et je crois qu’ils ne la croiront plus de sitôt.

— Super. Et avec Théo ? Ça avance ?

— Il est en plein duel de regard avec ton frère.

Je suis allée voir ça par moi-même. Agathe se pavanait à l’autre bout de la pièce tandis que Mickaël et Théo étaient assis sur le canapé. Pas un mot. Juste le silence glacial. Je savais que mon frère le vivait mal. Théo ne faisait jamais trop attention à moi, mais ce soir, pour une obscure raison, il se mit à me faire la conversation en excluant mon frère le plus possible.

— Alors Ellie, quoi de neuf ? Ça faisait longtemps.

— Oui.

— C’est enfin les vacances !

— Oui.

— Tu aimes les chips ?

— Oui, merci.

J’ai tendu le bras pour en prendre une petite poignée. J’avais hâte d’entamer les pizzas pour pouvoir prétendre avoir la bouche pleine et ne plus répondre « oui » toutes les dix secondes. Théo était gentil, mais il m’ennuyait et voir mon frère dans cet état ne me faisait pas du bien. Léa a jeté ses cheveux argentés sur son épaule et elle s’est mise à détourner son attention. Parfait. Je me suis approchée de Mickaël.

— Tu veux qu’on s’en aille ?

— Non, c’est bon.

— Il y a du sirop à la menthe dans la salle à manger. Tu viens ?

Je nous ai servi un diabolo chacun et il s’est tourné vers l’autre bout de la pièce en rabattant sa capuche sur sa tête.

— Regarde-la, dit-il en parlant de son ex. Regarde comme elle est toujours belle, toujours impeccable. Comment est-ce qu’elle fait ? Elle avait raison, je n’étais pas à sa hauteur.

— Arrête de dire des conneries.

— Je suis sûr que c’est une espionne.

— Pourquoi ?

Il m’a traînée dans un coin de la pièce.

— Agathe ressemble à une star, a-t-il chuchoté. Si ça se trouve, elle m’a quitté parce que sa mission l’y obligeait.

Le pire, c’est qu’il y croyait vraiment. J’avais envie de rire. Mon bon vieux Mickaël était de retour.

— Ou alors, ai-je répondu en m’appuyant contre un mur, ce n’est qu’une peste hautaine qui t’a traité comme un moins que rien.

— Ellie, tu crois que je vais mourir ?

— Hein ?

— Tu sais, avec les ondes des téléphones. Et les cacahuètes. Et les fumeurs.

— Léa n’a pas mis de cacahuètes sur la table, elle a fait attention. Et je ne crois pas que quelqu’un fume ce soir, sauf peut-être Agathe.

J’ai siroté mon diabolo en regardant mon frère tourner nerveusement sa paille dans le sien.

— Tu crois que papa va nous mettre dehors quand il comprendra qu’on a fait le mur ?

— Non. Il sera juste fâché.

— Fâché au point de crier ou fâché au point de nous enfermer dans le congélateur ?

— Bois ton diabolo, ai-je ri. Et arrête de te faire des nœuds au cerveau, tout va bien. Cette nuit, on prend une pause. Il ne peut rien nous arriver.

Il m’a souri et je me suis sentie mieux. J’ai reboutonné mon chemisier vert menthe en vérifiant dans le reflet de mon verre si mes cheveux étaient encore lisses. Il m’a posé une autre question :

— Est-ce que Théo ne voudra plus jamais me parler ?

— Je pense que si tu vas t’excuser, il te pardonnera. Mais attend un peu, je crois que Léa arrive enfin à quelque chose avec lui.

— Il était temps.

On était bien, tous les deux appuyés contre le mur à siroter nos verres. Je me suis demandé si mon père avait connu ça avant de nous avoir et s’il avait eu l’occasion de faire la fête depuis. J’allais raconter à Mickaël ce que j’avais lu dans le carnet bleu quand la voix d’Agathe s’est faite plus forte à l’autre bout de la pièce.

— Je vous jure ! Des monstres ! J’ai bien cru que je ne m’en sortirais jamais. Et puis, toute cette peau qui dégouline et se déforme… C’était ignoble ! Je n’ai jamais vu un truc aussi moche. En plus, il parait que la rumeur est vraie : il y a toujours une histoire de consanguinité dans ces familles. Franchement, je ne sais pas ce qui m’a pris de sortir avec ce garçon.

Mickaël a claqué son verre contre la table. Ils ont sursauté, sauf Agathe. Elle savait très bien ce qu’elle faisait. Je crois même qu’elle avait fait exprès de dire ça dans la même pièce que nous. Daphné et un garçon se sont tournés vers nous. Il y avait du mépris dans leurs yeux. Les autres prétendaient que nous n’étions pas là et Agathe jubilait. Mon frère était sur le point de pleurer et cette pétasse a enfoncé le clou : elle s’est penchée vers un mec et elle lui a chuchoté quelque chose, en nous regardant comme si nous étions dignes de pitié. Elle était dans le beau rôle et nous, nous n’étions que deux microbes exilés sur le banc de la honte. Mickaël ne l’a pas supporté. Il est sorti tellement vite que je me suis retrouvée seule face à ces hypocrites en moins de trois secondes. Mes mains tremblaient. J’ai posé mon verre et j’ai demandé à Agathe de venir me voir. Elle m’a regardée comme si j’étais bonne à enfermer. J’ai répété :

— Viens, s’il te plaît. J’ai besoin de te parler.

— Et pourquoi est-ce que je ferais ça ?

Je me suis rapprochée d’elle, je lui ai fait mon plus beau sourire et je lui ai dit :

— Viens. Léa m’a demandé de te parler d’une surprise, ça urge.

Elle a froncé les sourcils et je me suis comportée comme si de rien n’était. J’ai souri aux autres, j’ai continué à sourire à Agathe. Je faisais semblant d’être la fille aveugle qui ne savait pas qu’on parlait d’elle. Les autres se demandaient si j’avais toute ma tête, mais je m’en fichais. Agathe m’a suivie. Je suis sortie, puis j’ai contourné la maison. Mes mains tremblaient toujours, la haine piquait mes veines. Je sentais mon corps vibrer dans l’obscurité. Tendue à l’extrême, j’avais l’impression d’être un élastique prêt à lâcher. La colère me démangeait. Les autres avaient raison, j’étais folle. Folle de rage.

Une fois à l’abri des regards, je me suis arrêtée au milieu de la pelouse. On ne voyait pas grand-chose, mais j’arrivais à distinguer le visage d’Agathe. Elle me regardait comme si je n’étais qu’une araignée qu’elle aurait aimé écraser sous ses semelles. Je me suis mise à crier.

— Pourquoi as-tu fait ça à mon frère ?!

Elle a levé les yeux au ciel et elle m’a craché :

— Ellie, je t’en prie ! Nous ne sommes plus en maternelle. Grandi un peu, je ne vais pas mentir à propos de ton frère. Pourquoi est-ce que je ferais ça ? Le monde ne tourne pas autour de ta petite personne.

J’ai fait un pas en avant et, sans même comprendre comment, j’ai attrapé son bras, je l’ai tiré vers moi dans un élan surpuissant et j’ai jeté cette fille de toutes mes forces sur le sol. En quelques secondes, je me suis penchée vers elle et je l’ai à nouveau agrippée. J’étais pleine de confiance. Elle s’est débattue, elle allait me crier quelque chose mais mes mouvements étaient fermes, mon corps a agi de lui-même. J’ai tiré Agathe par le col de sa robe, elle était suspendue au bout de mon bras. Ma main était large, mes avant-bras avaient triplé de volume. Quand je me suis remise debout, je voyais le monde de plus haut. Agathe m’a regardée avec non plus de la pitié dans le regard, mais de la terreur. Ses pieds ne touchaient plus la pelouse. J’avais toujours été grande, mais jamais à ce point. Mon équilibre était différent et pourtant, jamais je n’avais eu l’impression d’être aussi stable. Jamais. C’était tout nouveau pour moi, je me sentais emportée par ces sensations inconnues. Elles me grandissaient, elles propulsaient mes instincts, elles me rendaient plus forte et plus bestiale.

J’ai regardé ma deuxième main. J’ai serré les doigts contre ma paume. Mon poing ressemblait à un boulet de cannon. J’ai remis Agathe par terre et là, j’ai frappé. J’y ai mis toute ma force. Je sentais mon visage jubiler à chaque coup, comme si un sourire venait déformer mes traits. Je sentais le souffle d’Agathe se couper. La douleur émanait de sa peau et ça me faisait du bien. J’avais besoin de la voir faire une grimace à chaque fois que mon poing la cognait et que mes mâchoires se resserraient. Ça me libérait. Je lui faisais aussi mal qu’elle m’avait fait mal. Je lui rendais la souffrance qu’elle avait infligée à Mickaël. J’avais envie de mordre, de lui lancer des insultes au visage. J’ai continué de frapper plus ou moins fort, plus ou moins rapidement, sans jamais lâcher le col de sa robe de mon autre main.

Elle était recroquevillée sur elle-même. Je crois qu’elle a parlé, je crois qu’elle a même crié, mais je n’entendais rien. La violence de l’instant bourdonnait encore à mes oreilles. J’avais envie de hurler encore, de frapper non plus avec mon corps mais avec toute la puissance de mon être. Je voulais voir Agathe au fond du trou, triste et consciente de ce qu’elle était réellement : un monstre. Oui, c’était elle le monstre. Pas moi.

J’ai lâché son col. Elle pleurait. Elle s’est écartée de moi à toute vitesse et avant qu’elle ne puisse fuir, j’ai attrapé sa manche. Elle a fermé les yeux, comme pour éviter le prochain coup, mais j’avais retrouvé le contrôle de mon corps.

J’ai passé ma main sur la petite barbe qui avait poussé sur le bas de mon visage, j’ai fait des mouvements pour me détendre le poignet et je me suis approchée de son visage. Un courant d’air est passé sur ma nuque nue. Quand une voix grave est sortie de ma poitrine, il n’y a qu’Agathe qui a sursauté, au comble de l’horreur. Je lui ai dit des choses que jamais je n’oserais répéter. Je l’ai menacée comme jamais je n’ai osé menacer quelqu’un. Cette fille a découvert ce qu’il y avait de plus féroce en moi et elle s’en est mordue les doigts. Quand j’ai ouvert mon poing pour la libérer, elle a couru et je me suis assise au milieu du gazon.

Quelques minutes plus tard, une voiture s’est garée devant la maison. Mes yeux s’étaient assez accoutumés à l’obscurité pour que je puisse reconnaitre ses amis fumeurs. Ils avaient l’air défoncés. Elle est montée dans la voiture avec sa veste autour des épaules et son visage caché par son écharpe. Pourtant je n’avais frappé que des zones où les bleus ne se verraient pas.

Quand la voiture est repartie, il n’y avait plus que la lune et moi. Pas d’étoile filante, dommage. J’aurais aimé faire le vœu d’être une gentille fille. J’aurais dû regretter ce que je venais de faire, j’aurais dû être horrifiée de mes actes. J’aurais dû pleurer, demander pardon. Mais non, je ne sentais rien de tout ça. Juste un immense soulagement d’avoir enfin pu me défouler sur celle qui m’avait énervée, même si elle n’avait pas mérité tant de haine.

Peut-être que je n’étais pas la gentille fille. Peut-être étais-je un peu méchante. La conscience que je n’avais pas le droit de faire ça et que je m’étais comportée comme une brute n’arrivait même pas à me faire culpabiliser. Faire quelque chose de mal m’avait fait du bien. La puissance avait parlé pour moi. Les coups et la douleur qu’ils causaient étaient un langage universel, Agathe l’avait compris. Et bon sang, qu’est-ce que ça faisait du bien !

Mais toute cette violence, toute cette haine et ces sentiments, étaient-ils réels ? Avaient-ils surgi de mon esprit, ou bien venaient-ils de la personne en qui je venais de me métamorphoser ? Qu’importe. Ce qui était fait était fait. J’ai regardé mes phalanges rougies se réduire petit à petit. Ma barbe a disparu, j’ai perdu des centimètres. Je suis redevenue moi. Ma crise m’avait fatiguée, je n’avais plus l’énergie de penser. Je me sentais calme. J’étais sur pause.

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