Chapitre 18 : Un savon magistral

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Le lendemain matin, j’ai désactivé mon réveil sur mon téléphone sans même pester contre lui. Je me sentais calme. Il était très tôt, le soleil se levait à peine. Yassine s’est tourné vers moi et m’a fait un bisou sur le bout du nez. J’avais envie de lui sauter dessus, mais il fallait qu’on se lève et qu’on fasse comme s’il ne s’était rien passé (et je ne m’étais pas lavé les dents la veille alors, il valait mieux que j’évite de lui souffler mon haleine de chacal en pleine poire). J’ai remonté l’allée dans son jogging comme si j’étais un zombie. Je ne savais pas encore ce que j’allais raconter à mon frère pour expliquer ma disparition et mes vêtements ruinés, mais je me sentais d’humeur à improviser. Notre oncle n’allait pas tarder à venir nous chercher. Avec un peu de chance, nous serions rentrés avant même que notre père ne s’aperçoive de notre disparition.

J’ai franchi la porte d’entrée avec des jambes tremblantes. Léa était juste derrière, en train de chuchoter avec mon frère. Lorsqu’ils m’ont remarquée, j’ai eu droit à deux regards noirs (j’en ai déduit que je les avais fait flipper en oubliant de prévenir que j’étais toujours en vie).

— Ellie, où est-ce que tu étais ?

La voix de ma meilleure amie avait beau paraitre froide et sûre d’elle, je savais que de la panique se cachait derrière ses mots.

— Désolée, ai-je murmuré. J’ai dormi dehors. Une galère, je vous raconterai. Et vous ? Ça va ? L’anniversaire était sympa ? Mickaël, ça s’est bien passé ? Et avec Théo ? Qui a dit quoi à Théo ?

— Oublie ça, a rétorqué mon frère en attrapant un balai. Pourquoi as-tu changé de tenue ? Tu étais très jolie avec ton chemisier. Là, on dirait que tu as emprunté les habits de papa.

Léa a ajouté :

— Tu m’as fichu la trouille ! Plus jamais tu ne me refais ça, d’accord ? J’ai bien cru que j’avais réussi à paumer ma meilleure pote à une soirée d’anniversaire, je t’ai cherchée partout quand je me suis rendue compte que tu n’étais plus avec nous.

Elle s’agitait dans tous les sens, un sac poubelle à la main pour faire le ménage en même temps.

— Les autres ont dit qu’Agathe et toi étiez parties depuis des siècles ! Ses affaires ont disparu et elle m’a prévenue un quart d’heure plus tard qu’elle était finalement rentrée chez elle, mais pas moyen de savoir ce qu’il en était de toi. Elle n’a même pas voulu me dire ce qu’il s’était passé entre vous !

Sa main a broyé un gobelet quand elle m’a dit ça et mon frère a récuré le sol plus énergiquement.

— Elle a juste dit que vous aviez parlé de Mickaël, a-t-elle continué, qu’elle était désolée et que tout était terminé. Trop bizarre. Meuf, t’as intérêt à nous expliquer tout ça parce que là, je nage dans le flou !

Pas le temps de lui répondre que mon téléphone vibrait déjà. Mickaël aussi a allumé son écran. Tonton était en avance. J’ai dit au revoir à Léa en vitesse, j’ai rassemblé mes affaires et avec mon frère, nous avons traversé le jardin. J’ai regardé Yassine droit dans les yeux. J’aurais aimé lui dire au revoir à lui aussi, mais nous savions que c’était impossible : mon oncle faisait rugir son moteur juste sous son nez. Mon secret se faisait tout petit derrière son volant, il recoiffait ses tresses en faisant semblant de n’être que de passage. Les couvertures avaient disparu dans le coffre et il faisait de son mieux pour paraitre normal. Quand je me suis installée derrière tonton, il m’ a dit :

— Il y a des gens louches par ici, j’espère que vous n’êtes pas sortis seuls ! D’ailleurs, je suis bien content que vous ayez passé une bonne soirée.

— Comment peux-tu savoir que nous avons passé une bonne soirée ? ai-je ri. Tu ne nous as même pas encore dit bonjour !

Nous avons attaché nos ceintures, il a démarré et dans un sourire triomphant, il a clamé :

— Personne n’est mort ! Pas un seul jumeau à l’hôpital, pas la moindre petite cacahuète dans l’estomac. Ça, c’est ce que j’appelle une soirée réussie.

Quand nous sommes arrivés, Sophie était sur le parking de l’immeuble. Elle n’a pas relevé les yeux sur nous. Elle était dans la voiture de son fils, en train de fouiller désespérément la boite à gants. Alexandre avait dû laisser la clé dans sa chambre. Sophie était encore en robe de chambre, les yeux rouges et la mine pâlotte. Je lui ai fait un signe mais elle ne m’a pas vue.

Papa nous attendait dans le salon. Lui aussi avait des cernes énormes sous les yeux. Son visage était si dur qu’on aurait cru qu’il allait nous sauter à la gorge. Ça faisait longtemps que je ne l’avais pas vu dans cet état. Il était immobile, mais nous sentions bien que son calme n’était qu’une façade. Tonton a tenté de s’expliquer puis, quand il a compris que son frère n’allait pas tarder à exploser de rage, il a pris la fuite. Ça sentait le roussi. Pour une fois, Mickaël et moi n’avons pas cherché à esquiver quoi que ce soit, nous avons posé nos affaires en tremblotant dans l’entrée et nous l’avons rejoint au milieu du séjour.

La peur me tenait bien droite dans le jogging de Yassine qui, à cette heure, m’accusait de tous les crimes possibles. Je n’avais pas peur d’une punition, mais j’étais terrorisée par la colère de mon père. Que dire, que faire, face à un juge, lorsqu’on ne regrettait pas ses fautes ? Quel genre de fille étais-je, si j’aimais à ce point mes crimes ? J’étais même prête à mentir pour faciliter les choses, quitte à inventer des bêtises qui justifieraient mon chemisier préféré en lambeaux et ma figure fatiguée. J’ai repensé au vendredi treize où papa ne m’a pas disputée pour la course de caddie. J’espérai que le même charme mystérieux referait effet, mais c’était prendre mes désirs pour des réalités. Mon père, fidèle à lui-même, s’est mis à nous parler juste assez fort pour nous donner l’impression qu’il criait mais pas assez pour que la voisine appelle les flics pour tapage nocturne (même si c’était le matin, elle en était capable).

— UNE NUIT ! UNE NUIT ENTIÈRE À M’INQUIÉTER !

Loupé. La voisine a instantanément cogné le mur (qu’est-ce qu’elle foutait debout à cette heure, en même temps ? A croire qu’elle cherchait à ce qu’on la dérange…). Papa a vu rouge. Il est sorti de l’appartement (j’ai cru qu’il allait décrocher la porte d’entrée), il s’est planté derrière la porte de la vieille (bien heureusement sans arme dans les mains) et il a hurlé :

— CE N’EST PAS LE MOMENT !

Il a donné un grand coup de poing dans la porte.

— Vous pouvez bien appeler les flics, je n’en ai rien à foutre ! Tapez autant que vous voulez sur ce putain de mur, je crierai encore plus fort !

Deux gros mots. La voisine allait surement prévenir les services sociaux et leur dire que notre père n’était qu’un délinquant vulgaire et incapable d’éduquer ses enfants. (Ou alors, elle était en train de prendre peur et de se barricader). Papa est revenu au pas de course, comme un boulet de canon. Mickaël s’est mis à respirer plus fort. Moi aussi, j’ai senti mes poumons se compresser.

— Franchement, vous n’aviez que ça à faire ?! Vous barrez dans mon dos ?

Il a balancé un magazine sur le canapé et il s’est planté devant nous.

— Comme si ce n’était pas déjà assez compliqué avec Liliana ! Il a fallu que vous vous mettiez de mèche avec ma mère et mon frère.

A l’évocation de notre mère, mon frère et moi avons fait profil bas. Papa bouillonnait toujours autant.

— Depuis quand vous vous prenez pour les rois du macadam ?! On est où, là ? Qui est-ce qui vous a appris à faire ce que vous voulez ? Qui vous a appris à vous comporter comme des enfants pourris gâtés ?! Certainement pas moi ! Je ne vous reconnais pas.

Il nous a dévisagé chacun notre tour. Je n’ai pas su quoi dire. J’ai soutenu son regard par principe, pour ne pas baisser les yeux et ne pas me montrer lâche. Je voulais lui prouver que je comprenais, que j’assumais, mais la vérité c’est que je n’avais pas la moindre idée de ce que j’étais supposée faire. Je ne savais même pas ce que j’étais censée ressentir. Honte ? Regret ? Colère ? Calme ? Insouciance ? Résignation ? Rien ne convenait. Il s’est dirigé vers la table de la cuisine. Il s’est mis à plier un tas de linge en le frappant presque.

— J’ai l’impression de voir votre abruti d’oncle quand il avait votre âge. Rien dans le crâne ! Tout le temps fourré dans les mauvais coups, jamais conscients du danger, toujours à faire ce qui lui plaisait sans se soucier des conséquences.

Ses bras se sont mis à voltiger dans les airs au rythme de ses phrases. Ses yeux noirs lançaient des éclairs.

— Vous savez ce que vous risquez à jouer les imbéciles ? La taule ! Et je vous préviens : il est hors de question que je vous laisse y aller.

Il nous a pointé du doigts chacun notre tour.

— La prochaine fois que votre chambre est vide alors que j’avais dit non pour sortir, je vous préviens, ce n’est même pas la peine de rentrer. Vous appellerez votre mère et vous lui expliquerez pourquoi vous êtes seuls dans la rue au beau milieu de la nuit ! Elle sera ravie, j’en suis certain !

— Désolé, a murmuré mon frère.

Papa a avalé le fond d’une tasse et il l’a claquée sur la table de la cuisine. J’espérais pour ses nerfs et pour notre survie que ce n’était pas du café.

— Désolé ? Désolé ?! C’est tout ce que vous avez à me dire ? Je me moque bien de vos excuses ! Quand on se croit assez beau et intelligent pour faire ce qu’on veut et mettre toute sa famille en danger, on n’est pas désolé. On est stupide ! Dangereux ! Ridicule ! Quand est-ce que vous allez le comprendre ?

J’ai essayé de le calmer un peu.

— On était chez Léa. Tonton nous a déposés devant la porte et on est resté à l’intérieur et…

— Jeremy n’est pas votre père ! a rétorqué papa.

Sa voix s’est cassée.

— Il est aussi ignorant que vous. Ses pouvoirs, il les mène à la baguette depuis qu’il est tout petit. Le jour où il y aura un problème, il sera complètement perdu, ce n’est pas lui qui vous sauvera le jour où vous déraperez.

Ses yeux se sont mis à briller. La panique et la colère étaient retombés, il allait presque pleurer de soulagement.

— C’est bien pour ça que j’ai besoin de savoir où vous êtes. Et si je vous enferme dans cet appartement et que vous n’êtes pas content, ce n’est pas mon problème ! Faites ce que je vous dis, bon sang. Quand vous serez capable d’écouter ne serait-ce que la moitié de ce que je vous raconte, peut-être que vous pourrez comprendre pourquoi je ne veux pas vous voir avec une petite copine ou des amis complètement dépassés pas la situation. Nos histoires ne regardent pas les autres !

Mickaël a essuyé ses mains moites sur son pantalon, il était raide comme un piquet. Moi, je dansais d’une jambe sur l’autre. J’ai répété :

— Des amis dépassés ?

— Léa est gentille, mais ce n’est qu’une enfant !

Papa a soupiré, il s’est assis sur le canapé et il m’a expliqué :

— Léa est incapable de gérer les problèmes. Elle joue à la fille populaire, elle invite plein de monde chez elle et quand ça déraille, il n’y a plus personne. Elle s’amuse à se croire dans une série américaine et pendant ce temps, ma fille et mon fils prennent des risques inconsidérés. Ellie, tu peux la voir pendant les cours, à la danse ou quand vous êtes seules mais je ne veux plus te voir chez elle quand elle invite d’autres personnes, c’est clair ? Vous êtes tous aussi irresponsables les uns que les autres. Qu’est-ce qui se passera la prochaine fois ? Vous brûlerez sa maison, vous fumerez des joints ?

Nous nous sommes assis en face de lui et j’ai protesté.

— Mais il ne s’est rien passé !

J’allais m’arrêter sur ce mensonge, mais j’ai décidé de continuer en disant quelque chose de vrai.

— Je voulais juste qu’on se change les idées. Mickaël n’allait pas bien, je voulais voir Léa, tonton était d’accord pour nous emmener. On était en sécurité !

— Le jour où tu auras conscience du danger et que tu le regarderas droit dans les yeux, tu seras en sécurité. Mais si tu ne le vois pas, écoute-moi ! Écoute-nous quand on te dit non. Il y a toujours une bonne raison, même si elle te parait absurde.

Il a fermé les yeux, il a pris une grande inspiration et il a passé sa main sur sa barbe.

— Ne refaites plus jamais le mur. C’était stupide, inconsidéré et terrifiant. J’ai failli venir vous chercher moi-même au moins dix fois, mais mamie était incapable de se souvenir chez qui vous étiez et évidemment, Jeremy ne répondait pas. Il aurait pu vous arriver n’importe quoi ! J’aurais été incapable de vous sauver.

Il s’est pincé l’arête du nez entre les deux yeux. Il faisait souvent ça quand il avait la migraine. J’ai détaillé ses avant-bras et les muscles qui se tendaient dans ses manches retroussées. Ils étaient assez fort pour soulever une ado comme Agathe au-dessus du sol, j’en étais certaine. Ces muscles-là m’avaient peut-être aidée à la tabasser dans la nuit. J’étais en train de me demander à quoi ressemblait tonton à mon âge à titre de comparaison quand Mickaël m’a demandé ce qui m’arrivait. Je n’ai pas compris de quoi il parlait. Papa a relevé la tête. Il m’a dévisagée avec de gros yeux. J’ai commencé à paniquer. Il a encore une fois passé sa main sur sa barbe, comme s’il se demandait quoi faire de moi et il nous a dit :

— Donnez-moi vos téléphones, confisqués. Mickaël, arrête de regarder ta sœur et va dans ta chambre. Ellie, cours à la salle de bain.

J’étais effrayée. Je suis arrivée devant le miroir au pas de course. J’étais en train de me métamorphoser.

Ça m’a fait un choc. Mon visage ne me piquait même pas. D’habitude, je sentais toujours mes traits changer, mais cette fois, c’était différent. Les contours de mon corps bougeaient facilement, ils glissaient lentement dans des directions contraires et j’ai cru reconnaitre mon oncle. Mais quand mon père m’a passé de l’eau sur la nuque, ma grand-mère est apparue sur mon visage. Je n’en revenais pas. Qu’est-ce qui m’arrivait ? Ça me faisait drôle de voir la tête de mamie sans un tablier en dessous. Les mains de papa tremblaient, il gardait son calme tant bien que mal.

— C’est quoi, ce jogging ? Il est trop grand pour toi.

Je ne savais pas quel mensonge inventé. Papa a continué à me passer de l’eau sur la nuque. Des gouttes ruisselaient dans mon dos et me donnaient des frissons. J’ai pris quelques centimètres et je suis devenue aussi grande que lui. J’avais sa barbe, mais pas ses traits. Perdue, j’ai entendu des pensées qui n’étaient pas les miennes résonner dans ma tête. Samantha. La nuit, la fête. De la fumée de cigarette. Puis un grand cri et des verres qui explosent par terre. Quoi ? Du sang. Papa m’a parlé, mais je ne l’ai pas compris. Des cendres qui s’envolent dans l’air. Quelqu’un fait bouger mon corps à ma place. Quelqu’un continue de penser pour moi. Deux bras tatoués. J’ai mal au crâne. Encore des cris, me dit-il. Je crois qu’il me montre un souvenir que je ne comprends pas.

— Ellie ! Ellie, réveille-toi.

Je me sens mal, mais la voix s’est tue. Mes yeux s’ouvrent dans le miroir. Les bras de mon père sont tendus autour de moi pour me retenir au cas où je tomberais. Tout est flou, tout tangue. J’ai l’impression d’avoir un tourbillon dans l’estomac qui s’enroule comme du linge dans une machine à laver. Mes os sont bouillants, ils me brûlent de l’intérieur comme le filament d’une lampe. Le sol se téléporte au plafond puis la salle de bain se retourne sur elle-même. Je ne sais plus quoi regarder pour me repérer jusqu’à ce qu’un haut-le-cœur me boxe la poitrine et décide de remettre les murs à leur place.

Mon père le sent venir : il m’aide à trouver la baignoire en continuant de me parler, mais il abandonne lorsqu’il comprend que je ne répondrais pas. Pliée en deux, je vomis et crache tout ce que mon corps arrive à expulser. J’ai l’impression de me débarrasser des vagues d’un océan en plein orage. Le tourbillon s’arrête, ma tête me fait mal et mes yeux se fixent enfin sur un lavabo stable. Mon père me tient toujours pour que je ne tombe pas. Les genoux au sol, mes bras soutenus par la vasque de la baignoire, je n’ai pas besoin de me redresser vers le miroir pour sentir la barbe disparaitre de mes joues. Je reprends ma taille normale, mes membres s’affinent et mes pensées se fluidifient, même si je sens encore mes os réchauffer l’intérieur de mon corps.

La crise est passée.

— Tu te sens mieux ?

Je hoche la tête et mon père me relève. Je me sens pitoyable, mais il ne me laisse pas le temps de m’appesantir là-dessus. Sa voix se fait plus dure et il me demande :

— Qu’est-ce que tu as fait ? Tu as bu ?

— Non.

— Tu as fumé ? Tu as mangé quelque chose avec de la cacahuète dedans ?

— Non plus.

— Ellie, dis-moi ! Qu’est-ce que vous avez trafiqué hier soir ? Vous avez bu du RedBull, des boissons protéinées ?

— Non !

— Même pour rigoler ?

— Papa, j’ai juste mangé de la pizza avec un diabolo.

— Mais alors, qu’est-ce que tu as bien pu trafiquer pour te mettre dans un état pareil ?

J’ai haussé les épaules. Je ne me sentais pas capable de lui expliquer comment j’avais passé la nuit (ou encore pourquoi Agathe était maintenant traumatisée à vie). Il a retroussé ses manches et il s’est regardé dans la glace pendant plusieurs secondes. Vu sa tête et ses sourcils froncés, il réfléchissait sans doute au meilleur moyen de me punir. C’était limite si de la fumée ne sortait pas de ses narines. Je voyais la veine de sa tempe palpiter et les muscles de ses mâchoires se tendre.

— Écoute-moi bien, a-t-il marmonné, tu vas aller te doucher et ensuite, on va avoir une petite discussion toi et moi. D’ami à ami.

Il a claqué la porte de la salle de bain et à la dernière minute, il m’a crié au travers :

— Et si tu sens que tu te métamorphoses, tu m’appelles tout de suite. Et pas de conneries ! Ne bois pas de gel douche.

— Mais pourquoi voudrais-tu que je boive du gel douche ?

Je ne l’ai compris qu’en me lavant. J’avais soif, ma langue était sèche, mes lèvres étaient gercées et j’avais l’impression que ma bouche était pâteuse. C’était le comble, j’allais mourir de déshydratation dans une salle de bain (inutile de préciser que je m’attendais à une fin plus glorieuse). Et étrangement, l’odeur du gel douche me tentait plus que la perspective de l’eau du robinet. Il y avait de la bizarrerie là-dedans et c’est à peine si j’ai osé retirer mon pansement. Il s’était déjà presque entièrement décollé, mais j’appréhendais d’autres changements.

Je suis sortie de la salle de bain avec mon peignoir sur le dos en me tenant au mur pour ne pas tomber à la renverse. Ma tête me faisait toujours mal. Je me suis habillé en quatrième vitesse avec un jogging qui traînait dans un coin de ma chambre et j’ai filé à la cuisine pour boire. J’étais encore trop dans les vapes pour me déplacer normalement et je me suis cognée dans les meubles et dans le mur du couloir. La journée commençait très mal, et je n’étais pas au bout de mes peines.

Papa s’est relevé du canapé et m’a raccompagné à ma chambre comme il aurait raccompagné un prisonnier dans sa cellule (visage fermé, ton sec et poings serrés). Il m’a apporté une bouteille d’eau et il m’a demandé de me mettre au lit. Il s’est assis près de moi en faisant plié le matelas. J’avais peur de ce qui allait suivre. Ma tache de naissance me paraissait plus présente que jamais. Cette petite bizarrerie que nous avions tous préféré oublier prenait maintenant une importance considérable.

J’ai fixé les murs vert menthe. Qu’est-ce qui se serait passé si j’avais eu cette crise au lycée ? Ou devant la voisine ? Je n’avais pas envie de le savoir. Je voulais fermer les yeux. Après tout, peut-être avais-je une chance de ne plus jamais me transformer ? Peut-être que la métamorphose se guérissait. J’avais envie d’y croire même si c’était improbable. Il le fallait, j’avais besoin d’une bouée de sauvetage à laquelle me raccrocher. Sinon, quel genre de vie allais-je mener ? Quel genre d’avenir m’attendait si mes transformations devenaient incontrôlables ? Apparemment, papa avait déjà réfléchi à ces questions. Il a pris une grande inspiration, il s’est redressé et il m’a regardé de la tête aux pieds.

— Plus jamais tu ne sortiras dans mon dos.

Il était intransigeant.

— Maintenant, tu vas me dire précisément où tu es, ce que tu fais, avec qui et ce qu’il se passe autour de toi. Je veux être mis au courant, c’est clair ? On n’est pas chez ces abrutis, où les gosses ont tout permis. Chez nous, il y a des limites.

Puis, d’un seul coup, son attitude a changé. Son pied s’est mis à battre nerveusement sur le sol.

— J’en ai assez de tes bêtises, je veux que tu grandisses ! Je veux que tu deviennes une jeune fille bien élevée et personne n’aura rien à y redire. Tu seras discrète, travailleuse et exemplaire.

J’ai laissé un blanc. Je ne comprenais pas

— Pourquoi ? Quel est le rapport ? Papa, je n’ai jamais été bonne à l’école. J’ai toujours été médiocre et là, du jour au lendemain, tu veux faire de moi un Mickaël.

— Prends exemple sur lui. S’il y arrive, pourquoi pas toi ?

— Je ne suis pas lui.

— Pourtant, il le faudra.

Il m’a pris la main et sa voix s’est adoucie.

— Si vous dérapez et que quelqu’un s’aperçoit que vous êtes différents, la vie vous deviendra impossible. Tu n’as pas le choix. Comment veux-tu que je sauve les apparences si nous n’avons pas l’air sérieux ?

J’ai voulu baisser les yeux mais il m’a fixé jusqu’à ce que je les relève. Impossible d’échapper à ce qui allait suivre. Impossible de fermer les yeux.

— Il est probable que dans les semaines qui viennent tu te mettes à te transformer n’importe quand. Alors il faut que tes profs te croient quand tu leur diras que tu étais malade. Il faut que personne ne puisse comprendre que nous sommes vraiment des métamorphes. Il faut que tes amies pensent que tu n’as rien d’une délinquante. Rien, absolument rien. Il faut que les gens soient persuadés qu’il est impossible qu’une fille comme toi puisse mal tourner.

— Et ce sera le cas ?

Il a froncé les sourcils. J’ai reformulé :

— Est-ce que je vais mal tourner ?

J’avais un nœud dans l’estomac rien qu’en posant cette question.

— Non. Sinon, je te punirai jusqu’à ta mort.

— Mais alors pourquoi…

— Parce que c’est injuste, m’a-t-il coupé en se relevant.

J’ai bu de l’eau à ma bouteille, piteuse, et il a fait les cent pas.

— Les gens comme nous ne sont pas connus pour être dignes de confiance, a-t-il chuchoté. Ceux qui sont normaux ont peur de nous et ils n’ont pas tort de se méfier. Qui sait ce que nous sommes capables de faire sous le coup de nos émotions ? Sous le coup de la colère ? Nous sommes parfois incapables de réaliser ce que nous faisons quand nous changeons de visage.

— Mais, je ne suis pas une délinquante. Je n’ai pas besoin de me comporter comme si j’étais une criminelle qui devait se planquer.

— Oui, mais tu es obligée de ressembler à une jeune fille « bien comme il faut ». Oui, c’est juste pour éviter d’être soupçonnée et oui, c’est injuste. Mais c’est comme ça et je ne te laisserais pas tranquille tant que tu n’auras pas réussi. Si tu n’y arrives pas, je serai sévère. Si quelqu’un découvrait ce que nous sommes, Ellie, ce serait terrible. Je suis prêt à tout pour éviter ça.

Papa n’avait pas crié, mais je sentais sa peur transpirer à travers chacun de ses mots. J’aurais préféré une dispute plutôt qu’une mise en garde. J’aurais préféré qu’on me passe un savon magistral, mais rapide. Car, la colère était sourde et muette et, quand on fermait les yeux, elle se calmait. Pas la peur. La peur se glissait dans notre dos, elle profitait de notre aveuglement et là, au moment où on s’y attendait le moins, elle explosait. Et moi, je ne voulais pas savoir ce qu’il resterait de mon univers quand la peur exploserait et qu’une nouvelle apocalypse se déchainerait.

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