Chapitre 20 : Une coupable innocente, une dispute et le secret de Gabriel

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Quand dans ma tête, le monde cessa d’exister, j’ai pensé que j’allais disparaitre. Cela signifiait quitter la seule vie que j’avais connue, la seule qui m’avait été donnée. Quand j’ai vu la mort me foncer dessus comme un poids lourd dont on avait coupé les freins, je me suis sentie minuscule. Il me restait encore des tas et des tas de choses à vivre, mais le camion était là et les phares m’éblouissaient tant que déjà, je ne voyais plus le soleil à travers les branches sous le toit de la verrière. J’allais mourir entouré de plantes, dans une sorte de jardin exotique. Même si le cadre n’était pas si horrible, j’étais terrifiée. Je respirais aussi difficilement que battait mon cœur. J’avais peur, peur, peur.

Mais (à ce que m’avait rapporté mon père) par un étrange miracle, la vieille avait réussi à m’emmener aux urgences dans les temps. Je n’arrivais toujours pas à comprendre comment c’était possible, je n’arrivais toujours pas à comprendre pourquoi elle ne m’avait pas laissé mourir.

Je devrais me reposer, être heureuse d’être toujours en vie. Je devrais profiter de ce dimanche matin qui a failli ne jamais exister en passant du temps avec ma famille. Je devrais dresser la liste de tous les exploits qu’il me restait à faire, je devrais écrire des déclarations d’amour aux gens qui comptent vraiment et remettre toute ma petite vie insignifiante en question. Oui, j’étais supposée faire tout un tas d’autres choses que de rester dans mon lit à faire des textos, mais non, je n’avais pas envie d’arrêter de parler à Yassine. Comment résister quand il s’agissait de lui ? Depuis que je l’avais prévenu que j’étais rentrée de l’hôpital, il n’avait pas cessé de me faire rire. Ça me faisait du bien de sourire.

Je l’écoutais parler de ses nouvelles figures de skates. Des souvenirs de notre tour du monde dans sa voiture me revenaient. Il me parlait de ses bras qu’il n’arrivait pas à équilibrer et moi, je les revoyais s’enrouler autour de ma taille. J’entendais à nouveau nos respirations saccadées. Sa peau brûlante me manquait. J’avais envie de l’embrasser à pleine bouche, d’emmêler nos jambes et de caresser le bas de son visage en suivant la ligne de sa barbe. Mon matelas sentait la lessive, mais il n’égalait ni le torse de Yassine, ni son parfum. Les murs vert menthe n’avaient pas l’éclat de sa peau, ma lampe en forme d’étoile ne brillait pas autant que ses yeux et mon oreiller était loin d’avoir sa tendresse. Il me fallait une nouvelle dose d’amour, et vite. Chacun de ses gestes, de ses mots et de ses regards me manquait. J’ai raccroché le téléphone à contrecœur.

J’ai entendu les pas de mon père remonter le couloir. Il est entré dans ma chambre sur la pointe des pieds, mais c’était inutile : il était trop grand et trop large pour passer inaperçu. Parfois, je me demandais comment il pouvait être aussi effacé et discret en société alors qu’il faisait partie de ces gens qu’on remarque partout, où qu’ils aillent. Avec ses muscles, sa barbe taillée et ses cheveux noirs, on retenait facilement son visage. Et pourtant, le monde extérieur avait dû entendre ses prières : personne ne faisait attention à lui plus de quelques secondes. Quel genre d’homme aurait-il pu devenir, s’il n’avait pas eu besoin de se cacher pour exister ?

Il s’est assis sur mon lit à mes côtés et il m’a serrée si fort dans ses bras que les larmes me sont montées aux yeux. (La fatigue, aurais-je envie de vous dire. Mais ne soyons pas dupes : il s’agissait bien de larmes d’émotions). J’avais besoin de ce câlin. J’étais contente qu’on soit vivant.

— Comment vas-tu ?

— Bien, ai-je menti.

— Tes bras vont mieux ?

Je lui ai montré les plaques rouges qui n’avaient toujours pas disparues. Ces saletés me grattaient sous les manches de mon pyjama. À la fois victorieuse et étourdie par la peur, je lui ai répondu :

— Alors, tu me crois maintenant ?

— À propos de quoi ?

— De la voisine ! Papa, il faut qu’on appelle la police. Elle a essayé de me tuer !

Il m’a regardé comme si j’étais devenue folle.

— C’était un accident.

— Un accident ?! Mais pourquoi est-ce que tu continues à prendre sa défense ?

Il s’est relevé de mon matelas pour faire les cent pas.

— On ne peut pas accuser quelqu’un quand on sait qu’il est innocent.

J’ai écarquillé les yeux.

— Tu te moques de moi ? La vieille aurait pu me descendre !

— Je sais que tu aimerais lui faire porter le chapeau à propos d’Alexandre. Toutes les raisons sont bonnes pour s’en prendre à elle, mais je refuse. On ne peut pas s’engager là-dedans.

— Et pourquoi ? Puisque je te dis qu’elle est coupable !

— Non ! a-t-il crié en s’arrêtant de marcher. Personne n’est coupable, d’accord ? Ni elle, ni nous.

Je me suis raidie dans mon lit. Papa est revenu s’assoir près de moi, les muscles tendus et les sourcils froncés.

— L’accuser ne nous apporterait que des ennuis, a-t-il affirmé. Elle nous ferait la misère jusqu’à la fin de sa vie. Et puis, elle avait juste oublié votre allergie, elle s’est excusée au moins quatre fois pour les biscuits et elle t’a emmené à l’hôpital tout de suite. Si elle avait voulu te tuer, elle t’aurait laissée t’étouffer.

Je ne savais plus quoi dire pour qu’il accepte de m‘écouter. J’ai sorti mes dernières cartes (elles n’étaient ni glorieuses, ni loyales, mais je n’avais pas d’autre choix) :

— C’était une ruse ! Papa, j’en suis sûre. Maman serait d’accord avec moi et tu le sais ! Elle sera furieuse quand on lui dira ce qu’il s’est passé. Et imagine son état quand elle apprendra que la voisine est toujours en liberté !

— Liliana le sait déjà, elle est en route.

— Quoi ?!

— Je l’ai persuadée de ne pas appeler la police. Ellie, a-t-il chuchoté en prenant mes mains dans les siennes, nous devons rester discrets.

— Pourquoi ? Ce n’est pas moi qui ai kidnappé Alexandre, que je sache.

— Non, mais tu le voyais en secret.

Je suis devenue pâle comme un linge et j’ai retiré mes mains des siennes. Il a posé ses yeux soucieux sur moi, comme si d’un simple regard, il pouvait me protéger. Il a pris sa voix la plus douce et il a continué :

— J’aurais dû t’interdire de le voir. J’en ai parlé à Sophie et elle m’a convaincu qu’il n’y avait rien de mal à ce que vous soyez amis, mais j’avais tort. Jamais je ne me suis autant trompé de toute ma vie.

— Alex m’aidait ! ai-je avoué en pensant à toutes les fois où m’avait sortie de situations impossibles. On parlait et quelques fois, on allait se balader. Mais il ne s’est jamais rien passé de grave.

— Peu importe, a tranché papa en baladant ses yeux sur mes posters. Aujourd’hui, ça pourrait se retourner contre toi. Si les flics l’apprenaient, tu pourrais avoir de sérieux ennuis.

J’ai poussé un long soupir.

— On ne peut pas rester les bras croisés pendant que la voisine séquestre Alexandre, si ?

Papa s’est levé et il s’est dirigé vers la porte.

— Quoiqu’il se soit produit, c’est terminé. La voisine est innocente.

— Qu’est-ce que tu en sais ? ai-je rétorqué. Qu’est-ce qu’Alexandre t’a fait pour que tu te fiches de son sort à ce point ?! C’est injuste !

— Je t’ai dit que ça suffisait !

L’agressivité de mon père m’effrayait. Ses certitudes n’avaient rien de logique. À moins qu’il n’ait kidnappé Alexandre lui-même, il ne pouvait pas savoir que madame Choux était innocente.

Je ne comprenais rien à rien. Madame Choux était coupable, n’est-ce pas ? Elle avait acheté de l’acide ! Elle m’avait presque empoisonnée. Qu’est-ce qui permettait encore à mon père de douter de sa malfaisance ?

— J’ai fermé les yeux sur Alexandre trop longtemps, m’a-t-il dit. Je ne referais pas la même erreur avec tes autres amis. Ellie, tu dois arrêter de voir des garçons comme lui.

J’ai vu rouge.

— Comme lui ?! C’est-à-dire ?

— Je ne veux plus que tu traînes avec des garçons plus âgés qui pourraient t’embarquer dans ce genre d’histoire morbide. Ça vaut aussi pour les garçons de ton âge. J’espérais qu’Alexandre était le seul mais, visiblement, je me suis trompé. À qui appartiendrait l’immense jogging que tu portais en revenant de chez Léa, sinon ?

— À personne, ai-je menti en me mordant la lèvre.

— Tu me prends pour un idiot ?! Ellie, réponds-moi.

J’ai baissé les yeux et j’ai remonté ma couverture jusqu’à ma poitrine. Les murs vert menthe m’oppressaient. J’avais envie de disparaitre tellement j’étais gênée. Papa s’est relevé de mon lit pour aller ouvrir les volets. Même s’il me tournait le dos, je sentais sa colère comme s’il avait des yeux derrière la tête. Son froncement de sourcils était plus prononcé que jamais. Il est revenu vers le lit et il s’est énervé.

— Tu peux garder le silence si ça te chante, mais ne comptes pas sur moi pour faire la même chose. Tu vas rendre ce jogging à son propriétaire et tu vas arrêter de fréquenter des garçons, c’est clair ?

Il s’est mis à me menacer :

— Je mènerais l’enquête s’il le faut, mais tu vas rompre contact avec monsieur mystère ! Je ne veux plus un seul petit copain ou une seule petite copine à quatre kilomètres à la ronde. Ton frère a voulu se rebeller et j’aurais dû être plus stricte, je l’admets. J’aurais dû tenir bon, insister et m’occuper moi-même d’Agathe.

Il a serré les poings et quand ses yeux ont croisé les miens, je ne savais plus si je devais y lire tout son amour, toute sa colère ou toute son inquiétude. Sa voix s’est enrouée :

— Pour toi, je le ferai. Si je découvre que tu fréquentes quelqu’un, il passera un sale quart d’heure. Je me moque de ce que diront ses parents, je l’éloignerais coute que coute et tant pis si je dois l’enterrer dans le jardin public pour être certain que tu ne le revois plus.

— Mais c’est injuste ! ai-je pleurniché comme une enfant.

— Injuste ?! a-t-il explosé.

Il s’est rassis au bord de mon lit et il s’est pincé l’arête du nez entre les deux yeux. Il était à bout de force.

— Oui, a-t-il repris plus calmement. Oui, c’est injuste. Tu es née avec une tache que tu n’avais pas demandée et c’est ma faute, mais tu dois faire avec.

J’ai croisé mes mains sur mes genoux et il m’a demandé :

— Ellie, est-ce que tu comprends ce que j’essaie de te dire ? Tu vis avec la métamorphose en toi. J’espérai qu’elle ne se réveillerait ni chez toi ni chez Mickaël, mais parfois nous espoirs sont vains.

Il a passé sa main sur sa barbe et il a parlé plus doucement, comme s’il discutait avec lui-même.

— Il faut voir la vérité en face : quand une personne sait que tu es capable de changer ton apparence, elle prend peur et tu te retrouves en prison pour des crimes que tu n’as pas commis. Que ce soit la victime, les témoins ou les flics, ils nous détestent tous. Le seul moyen de nous en sortir, c’est de contrôler notre visage. Il faut éviter à tout prix les émotions et les situations qui pourraient provoquer ta transformation par accident.

Il a marqué une pause, il a posé sa main sur mon épaule et il m’a confié :

— L’amour est le pire des déclencheurs. Il va te trahir et ça va détruire ta vie.

Sa phrase a résonnée en moi. J’étais terrifiée. Comment allais-je survivre à ce genre d’épreuve ? Comment allais-je m’en sortir avec cette bizarrerie, ce fameux secret de famille qui était si lourd à porter ?

— Ça, a repris mon père, c’est la pire des injustices. Alors oui, il vaut mieux que tu t’éloignes des garçons pour le moment. S’il te plaît, écoute-moi. Ne fais pas la même erreur que Mickaël ! Ce n’est pas seulement ton cœur qui risque d’être brisé si tu te trompes, c’est aussi ton avenir qui est en jeu et j’aimerais t’épargner ce que notre famille a subi avant notre déménagement.

J’étais remuée. J’ai hoché la tête de haut en bas, les traits tirés par le regret. Il avait raison, je le savais. Mais j’aimais toujours autant Yassine et il était hors de question que je le quitte une deuxième fois. J’étais coincée dans une voie sans issue. À l’avenir, il faudrait que je sois forte et que je redouble de prudence. Les choses n’étaient déjà pas simples, avant, mais là, elles prenaient une dimension autrement plus importante.

Mon père m’a serré dans ses bras et je lui ai rendu son étreinte. Même dans les pires situations, il était là. Mais peut-être plus pour longtemps. Si maman finissait par obtenir ma garde, il serait obligé de se séparer de moi. La lutte allait être rude. Et j’avais toujours autant besoin que mon père se transforme en super héros pour me garder auprès de lui après le mariage. Maman m’aimait, mais elle ne me comprenait pas comme papa le faisait. Et, parfois, je me demandais si elle m’aimait vraiment. Je veux dire, si elle m’aimait entièrement comme j’étais, de tout son cœur, malgré ma tache de naissance.

Papa est sorti de ma chambre et je me suis allongée à plat ventre sur mon matelas. J’ai repensé à sa fureur quand il a parlé d’Alexandre et des garçons qui pourraient me tourner autour. Je me suis souvenue de la batte de base-ball cachée dans le coffre de la voiture, de sa force quand j’avais frappé Agathe et de sa certitude à propos de madame Choux. Je me suis relevé comme si je pesais dix tonnes et j’ai ouvert mon placard. Entre deux piles de fringues roulées en boule étaient cachés le porte-clés crocodile, la lettre avec l’adresse d’Alexandre et le carnet bleu. Il me fallait un plan pour convaincre mon père de la culpabilité de la voisine. Un plan infaillible qui ne laisserait plus de place au doute. Et il fallait sérieusement que je me change les idées (si tout ce micmac continuait, j’allais bientôt devenir folle). J’ai attrapé le carnet, je me suis avachie sur ma chaise de bureau et j’ai repris ma lecture en espérant que la vie passée de mon père pourrait m’aider à échapper à mes problèmes, rien qu’un instant.

« Maman était furieuse. Elle m’a crié dessus pendant des heures, elle m’a traité d’inconscient et je pense que tout le voisinage a dû l’entendre hurler quand je lui ai annoncé que Liliana et moi avions choisi de garder le bébé. Comme toujours, papa n’a rien dit. Il m’a regardé calmement et il m’a laissé m’expliquer, sans m’interrompre, sans me poser de question et sans même faire semblant de s’intéresser à ce qu’il pouvait m’arriver. Devenir grand-père lui était parfaitement égal.

À ma grande déception, je n’ai pas réagi comme un adulte face aux provocations de ma mère. J’ai juste regardé mes pieds comme un gamin fautif qui attendait d’être punit. L’adulte ne vivait pas encore en moi, mais l’ado était fier d’avoir assumé son choix. Ma mère a tout essayé pour me faire changer d’avis, elle a trouvé des millions d’arguments auxquels je n’avais même pas pensé et elle m’a bien fait comprendre à quel point j’allais galérer, mais je n’ai pas cédé. J’ai résisté, j’ai gardé foi en mes espoirs. Que cela plaise ou non, j’allais devenir papa et ce choix ne regardait que Liliana et moi.

Liliana et Gabriel. Son prénom à côté du mien n’avait plus aucun sens. Il ne se passait plus rien entre nous et si cela réjouissait ma mère et la confortait dans l’espoir d’un futur avortement, ce n’était pas le cas pour moi. J’étais à la foi peiné d’avoir été oublié si vite par la fille que j’avais mise enceinte et soulagé que notre histoire bancale s’arrête là. Je croyais avoir besoin d’amour mais en vérité, j’avais juste besoin de me prouver j’étais capable d’être aimé. Peut-être aurais-je dû me dire qu’à dix-sept ans, on avait la vie devant soi pour trouver quelqu’un à embrasser. Peu importe. Il n’était plus question d’amoureuse mais de bébé, même si j’avais encore un peu de mal à le réaliser.

Liliana est donc retournée voir Mathieu. Quand je l’ai appris, j’ai espéré qu’il lui restait quelques-uns de mes microbes et qu’elle allait les lui refiler. »

L’encre est passée du noir au bleu. J’ai changé de position sur ma chaise de bureau. Captivée par le carnet de mon père, j’ai lu ces lignes quelques pages plus loin : « Les choses semblaient s’être arrangées. Maman m’en voulait un peu moins. Papa ne parlait toujours pas. Jeremy était content, il disait que, comme j’allais être occupé avec un mioche, je serais moins dans ses pattes. Je ne savais plus si j’admirais mon frère, si je l’aimais bien ou si je le détestais, mais c’était le seul membre de ma famille à s’intéresser un tant soit peu au bébé et à Liliana alors, je suppose qu’au fond, j’étais reconnaissant. Il était le seul à comprendre pourquoi je persistais à croire qu’avoir un enfant était une bonne idée. Les adultes n’y voyaient que de la folie. Lui et moi, nous apercevions un sens à notre vie.

Il m’a dit qu’il était content de devenir tonton. Il m’a donné le sentiment d’avoir fait le bon choix, mais je ne lui ai pas dit. Peut-être que j’étais comme papa, au fond : un grand muet. J’avais peur de ressembler à mon père et d’être aussi insensible avec le bébé qu’il l’était avec moi. Mais d’un autre côté, j’avais le sentiment que ce petit bonhomme inconnu qui grandissait dans le corps de Liliana allait m’aider à comprendre mon père.

Si seulement on m’avait laissé une chance de le savoir… Je regrettais tellement ce qui s’était passé, ce soir-là. Ce soir où tout avait basculé. Le chaos de mon univers semblait s’être équilibré et, en quelques minutes, j’ai tout renversé. Et mon père a disparu.

Je me souviendrais toujours de ce soir-là. Le ventre de Liliana commençait à gonfler. Son père avait fini par comprendre. Comme il me détestait, ce soir-là, j’ai passé sa porte d’entrée, les jambes tremblantes. Cette soirée était dédiée au bébé. Nous devions trouver un arrangement, mettre les choses au clair et prévoir la suite. Rien ne présageait un désastre.

Quand Jeremy m’a déposé chez Liliana et qu’il s’est mis à fumer sa cigarette sur le trottoir avec Samantha, sa stupide petite amie, il ne se doutait pas du drame qui allait se produire. Personne ne l’avait vu venir. Pas même le père de Liliana, qui avait pourtant tout fait basculer.

Je me souviens encore du dégout qui l’avait traversé quand je suis entré dans sa cuisine. Il fumait son cigare, la fenêtre ouverte, les mains croisées sur la table où s’alignaient des vases en verre. Aucune fleur ne reposait dedans. Ils étaient poussiéreux et, vu le nombre de cartons qui s’empilaient dans un coin de la petite pièce, je devinais qu’ils sortaient tout droit du grenier. Liliana, qui s’était assise juste à côté de moi, le regardait fumer sans oser se plaindre. Je l’ai vue passer sa main droite sur son ventre pendant qu’elle couvrait son nez de sa main gauche et, ma bouche s’est ouverte d’elle-même :

— Monsieur, éteignez votre cigare s’il vous plait.

— Pardon ?

Il m’a lancé un regard rempli de haine et il n’a pas bougé d’un seul centimètre. J’étais d’un calme olympien.

— Éteignez votre cigare. C’est dangereux pour Liliana.

— Ma fille ne craint rien.

— Le futur bébé, si.

Il a craché dans le cendrier et il m’a crié dessus.

— Je me fous de ton môme ! Garde tes sales pattes loin de ma fille. Comme ça, peut-être que tu n’auras plus besoin de t’inquiéter du rejeton qu’elle porte et qui la rend malade.

— Papa, a supplié Liliana. S’il te plaît !

Il a éteint son cigare à contrecœur et il s’est redressé sur son siège. Liliana a toussé, le plus gros de la fumée s’est envolée à travers la fenêtre. Les rideaux étaient imprégnés par l’odeur. À l’extérieur, mon frère devait surement être en train de balancer des mégots dans leur jardin. Je me suis concentré sur le cendrier posé devant le père de Liliana, ce vieux crouton. Il avait l’air fort comme un bœuf et obstiné comme un taureau. C’était une bête, un monstre d’autorité, un glaçon de mépris. Chacune de ses phrases était prononcée calmement, mais la colère transpirait à chaque virgule. Chaque consonne était dure, chaque voyelle était dédaigneuse.

— De quel droit es-tu venu ici ? Qu’est-ce que tu nous veux ?

— Je veux vous parler de l’enfant. J’aimerais qu’on se mette d’accord.

— Non ! Tu vas retourner chez ta mère et tu vas me laisser gérer ce qu’il se passe sous mon toit. Liliana n’a plus le droit de te voir.

J’ai serré mes poings sous la table. Liliana a posé sa main sur ma cuisse et elle a dit :

— Papa, arrête s’il te plaît. Gabriel aura des droits sur l’enfant.

— Non, il n’a aucun droit !

Il a jeté un regard hautain et il a continué :

— Ce n’est qu’un abruti qui se débinera à la première occasion. Ne sois pas si naïve.

— Elle n’est pas naïve, ai-je répondu sur la défensive.

Il l’a senti, et il a décidé de me faire payer ma détermination.

— Quand on fait un gosse à dix-sept ans, on se tait ! On s’écrase et on fait ce que les adultes nous disent de faire. Et moi, je vous dis que Liliana va avorter.

Je m’attendais à ce qu’elle proteste, à ce qu’elle supplie, mais elle n’en fit rien. Elle fuyait mon regard et protégeait son ventre de ses mains.

— C’est ce que tu veux ? ai-je demandé, les larmes aux yeux.

— Non, m’a-t-elle chuchoté en continuant de regarder les vases avec douceur. Mais…

Il lui a coupé la parole.

— Il n’y a pas de « mais ». Elle fera ce que je lui dis de faire. Tu te crois peut-être malin à venir chez moi pour me défier, m’a-t-il dit, mais je vais te dire une chose, gamin : ce n’est pas toi qui vas payer les factures. Ce n’est pas toi qui vas travailler pour nourrir ce gosse, ce n’est pas toi qui vas l’éduquer et ce n’est pas toi qui vas devoir interrompre tes études pour accoucher. Alors maintenant, dégage ! Hors de ma vue. Tu as assez fait de mal comme ça.

Il s’est levé comme un boulet de canon, il m’a pris par le bras et il m’a jeté vers la porte. J’ai repris mon équilibre, à deux doigts de me prendre le mur dans le visage, et à ce moment-là, j’ai compris que mon choix d’être père n’était pas une lubie d’enfant. C’était une résolution d’adulte. La première de toute ma vie, mais aussi la plus importante. Et il n’était pas question que ce vieux me la détruise.

— Personne ne me forcera à abandonner !

Liliana s’est levée. Elle s’apprêtait à ouvrir la bouche pour calmer le jeu, mais son père a été plus rapide. Il voyait rouge :

— Pour qui tu te prends ?! Morveux !

Il a levé son bras pour me mettre une gifle et il a continué à crier :

— Je te conseille de déguerpir avant que je ne t’en retourne une !

Encore une fois, mes poings se sont serrés. J’avais deux solutions : partir et abandonner tout espoir de devenir père, ou rester jusqu’à ce que je trouve un moyen de convaincre le vieux.

— Laissez-moi une chance, ai-je demandé. Je veux vraiment cet enfant ! J’aiderais votre fille, nous trouverons un arrangement. C’est pour ça que je suis là ! On se partagera le bébé avec Liliana et vous n’aurez pas à tout payer. Je travaillerais ! Je trouverais un moyen.

— Ne me prends pas pour un imbécile.

Il s’est planté à droite de la table. Je me suis redressée le plus possible et je l’ai imité. Il était hors de question que je le laisse prendre l’avantage, ne serait-ce qu’en apparence. À gauche de la table, les yeux rivés sur les vases pour ne pas perdre le contrôle d’elle-même, Liliana s’est énervée, elle aussi. Elle nous a crié que c’était son enfant, que les décisions le concernant ne regardaient qu’elle et que son père et moi, on pouvait aller se faire voir. Je ne comprenais pas pourquoi, mais les vases la fascinaient. Elle devait surement y tenir. Peut-être même qu’ils appartenaient à sa mère.

Une boule dans ma gorge s’est mêlée à mes poings serrés. Ma respiration vibrait dans ma tête, je n’entendais plus qu’elle. J’étais en train de me battre pour défendre un futur bébé que le monde entier voulait me retirer. Si même Liliana ne croyait pas en moi, si même elle ne pouvait pas me voir comme le père que je désirais être, alors comment faire ?

— Tu n’es pas sérieuse ! a clamé son père. Regarde-le ! Si tu gardes l’enfant, tu vivras avec une réplique miniature de ce voyou. C’est un bâtard de la pire espèce, ça se voit à ses cheveux noirs ! Et je suis certain que Demir, ce n’est pas un nom qui vient d’ici. De quel droit peut-être prétendre à pourrir ton sang ? De quel droit peut-il devenir père ? Ce n’est qu’un mal élevé ! Sa mère est une commère, son père est incapable d’éduquer ses fils ! Sinon, pourquoi serait-il là, en face de moi, à croire qu’il peut faire ce qu’il veut ? Si son père avait un tant soit peu de dignité, il serait venu en personne nous demander pardon et réclamer qu’on fasse adopter le bébé. Si sa famille était un minimum respectable, elle l’aurait empêché de se reproduire ! Ils sont une insulte pour les gens comme nous. Je suis sûr qu’ils ont un lien de parenté avec les monstres sans visage, ceux qui se métamorphosent. N’est-ce pas, gamin ?

Il m’a poussé.

— Avoue-le !

Il m’a tapé la poitrine.

— Dis à ma fille quel genre de morveux elle aura dans les bras à cause de toi. Explique-lui à quel point elle aura honte de l’enfant qui porte tes tares !

Il m’a crié une dernière fois qu’il n’y aurait jamais de bébé, que Liliana allait avorter et que j’étais indigne de devenir père. Et là, une barrière s’est brisée en moi. J’ai pensé au ventre dans lequel une partie de moi grandissait. J’ai pensé à ce futur bébé qui, sans exister, avait déjà donné un sens à ma vie. J’ai pensé à ce qu’il pourrait devenir et à ce que je pourrais devenir. Les yeux rivés vers l’avenir, j’ai détaillé le visage rempli de peur de Liliana tandis que le mien se métamorphosait. Les traits de mon père m’ont donné de la force. Une puissance mystérieuse s’est soulevée en moi. J’avais l’impression que je ne contrôlais plus rien. Les bras puissants de mon père, ses tatouages et sa voix grave ont fait reculer le vieux. C’était à mon tour de le pousser. Il a hurlé.

J’étais venu pour le bébé et j’allais sauver le bébé. Mes poings se sont écrasés contre le visage du vieux. Il a riposté si vite que la douleur m’a paru irréelle. J’ai continué à frapper, j’ai poussé et il s’est agrippé à mes membres. Il se battait avec le désespoir du condamné. Les murs tanguaient autour de moi tandis que l’air frais de la nuit venait rafraichir la cuisine. Liliana criait, mais j’étais trop occupé à lutter contre son père qui reprenait le dessus pour comprendre un seul de ses mots. Je voulais qu’elle parte, je voulais qu’elle fuie et qu’elle aille se mettre en sécurité, mais elle restait plantée là, à gauche de la table, sans faire un seul geste vers son ventre.

Je me suis retrouvé coincé entre un meuble et le vieux. Son haleine a failli me faire vomir. Il était à deux doigts de me briser des os. Il fallait que je le mate, et vite. Mon seul espoir était de lui faire peur. Si j’arrivais à le menacer physiquement, il resterait en dehors de mon chemin. Il a commencé à me rouer de coups et là, j’ai compris que je n’avais plus qu’une seule option. J’ai senti mon sang battre à l’idée de la violence. Je ne saurais pas dire si cet élan est venu de mes tripes ou de celles de mon père, mais il y avait quelque chose en moi qui réclamait que je frappe, que je vide mon sac et que je fasse le nécessaire pour sauver ma peau et celle de l’enfant. J’ai pris une grande inspiration et je me suis lancé.

Les bras serrés autour de son père, j’ai crié à Liliana de bouger. Tout mon poids s’est projeté vers l’avant et j’ai balancé le corps du vieux contre la table. Sous le choc, ses poumons se sont vidés et des vases ont valsé dans les airs. Liliana s’est précipitée vers le sol pour rattraper un vase qui était devant elle. Son père est tombé sur le carrelage au même moment. Dans un concert de cris et d’explosions, le vieux s’est fait transpercer le torse par des débris de verre et elle s’est pris une volée de tessons dans le visage. Ses mèches rousses se sont imbibées de sang. J’ai frappé son père au visage pour l’assommer et je me suis précipité vers Liliana. J’ai retrouvé mon apparence et ma peur. Toute trace de courage ou de force avait disparue. J’ai regardé les deux corps meurtris et mes mains sont devenues moites. J’étais terrifié. Était-ce vraiment moi qui venais de faire ça ?

Jeremy est apparu à la fenêtre avec une cigarette à la bouche. Il avait l’air encore plus effrayé que moi, mais je m’en fichais. J’étais entièrement focalisé sur Liliana.

— Ça va ? Tu m’entends ?

— Dégage ! a-t-elle hurlé en s’écartant. Ne t’approche plus jamais de moi !

— Mais…

— T’es complètement malade ! C’était quoi, ça ?!

Elle pleurait si fort que je ne comprenais pas comment elle pouvait encore prononcer une seule phrase. Jeremy a enjambé l’encadrement de la fenêtre et il a appelé les urgences.

— Ne bouge plus, m’a-t-il ordonné.

Les mains tremblantes, je l’ai regardé rassurer Liliana, prendre le pouls du vieux et nettoyer le carrelage. Assis dans un coin, j’ai petit à petit compris que j’avais failli tuer quelqu’un. Le chaos régnait. J’étais terrifié. Mon frère, lui, avait l’air de maitriser la situation.

— Il ne s’est rien passé, nous a-t-il ordonné. Personne n’a frappé personne ! Il n’y a pas eu de métamorphose, d’accord ?

Pour la première fois, Jeremy m’a fait peur. Il avait une lueur dans le regard qui ne m’inspirait rien de bon. Ses yeux n’étaient plus que deux billes noires. Je ne savais pas s’il avait aussi peur que moi, mais il avait le sang assez froid pour réfléchir à un plan qui nous tirerait de là. Ses ordres ont repris :

— Gabriel, nettoie tes mains. Nettoie tes mains ! Liliana, si tu parles, je te tuerais.

Le vieux a choisi ce moment pour se réveiller. Mon sang s’est figé et, horrifié, j’ai regardé mon frère se jeter sur lui. J’hésitais entre croire qu’il allait l’aider à se relever ou croire que Jeremy allait lui chuchoter des menaces à l’oreille pour qu’il se taise sur l’accident. Je n’ai compris la scène que longtemps plus tard, une fois le choc passé. Jeremy a compris que son plan ne pouvait pas fonctionner. Impossible de faire disparaitre les preuves et d’inventer une histoire si la victime était consciente et qu’elle nous accusait. Impossible de faire croire à une ambulance que le vieux avait chuté tout seul, que ce n’était qu’un accident, que personne ne s’était battu. Impossible de faire croire au père de Liliana qu’il avait déliré. Alors, Jeremy a opté pour la solution la plus horrible, mais aussi la plus sure pour nous sauver, moi, Liliana, le bébé et toute notre famille : achever le vieux. Ses mains se serraient autour de son cou. Il a serré fort, très fort. Il était déterminé et désespéré. L’espoir s’étouffait. Le vieux luttait. Mon frère pleurait. Il se sacrifiait. Ses larmes tombaient sur le sol en silence. Il y avait une forme de dignité, là-dedans. Et une forme d’horreur, aussi.

Et, comme dans un rêve, la sirène des pompiers a retenti à l’extérieur. Liliana a tiré mon frère en arrière de toutes ses forces. Et le vieux s’est évanoui, sans s’arrêter de respirer. Et moi… Moi, depuis ce jour, je me suis mis à moins parler. Comme mon père, je suis devenu muet. »

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