Prologue : Adieux

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ADIEUX

Nous aurions dû nous méfier davantage.

On nous avait prévenus. Notre groupe courait à sa perte. À peine avions-nous quitté la taverne que les habitants de Poudre nous lançaient des signes significatifs. On faisait rentrer les enfants. On pleurait déjà en nous regardant passer devant les demeures piteuses. On faisait sonner une cloche lugubre, cinq coups, un pour chaque membre déraisonnable de notre formation. La vanité de notre périple se faisait sentir dans les regards. Ügrech, le vieil augure du hameau, martelait avec empressement son tambour en nous crachant les présages de notre trépas.

Dans l’esprit des gens, nous étions déjà morts.

Quatre combattants et un barde, en chemin pour éradiquer le mal reposant dans l’illimitée Forêt Coléreuse. Il était connu que ces bois étaient conscients, motivés par un instinct d’expansion insatiable. Ils se nourrissaient de la terre et de la chair pour s’étendre indéfiniment. Les créatures peuplant cette forêt maudite n’existaient que dans le but de servir son dessein d’accroissement. L’urgence de la mission aveuglait notre jugement. Cela faisait bien trop d’années que cette ancestrale malédiction pesait sur la région. Il fallait agir. Atteindre le cœur de la forêt et pourfendre les racines du Mal. Libérer les terres d'Automne de leur malédiction.

Mon rôle était, comme l’exigeait ma profession, d’observer avec quel héroïsme mes quatre compagnons terrasseraient les créatures mystérieuses des profondeurs sylvestres, et d’en rapporter les exploits sous la forme de chants à la gloire de leur grandeur. Relater leur victoire. Écrire leur courage. Narrer la fin des troubles qui sévissaient en Automne. Les rendre immortels aux oreilles des siècles à venir.

Nous aurions dû nous méfier davantage.

Dès la fin du premier jour de marche, la détresse nous assaillait tous. L’intelligente forêt avait aggloméré les luxuriantes frondaisons des pins colossaux, empêchant la lumière bleue de la lune de pénétrer à travers les cimes. L’obscurité complète avait participé à effacer le stupide enthousiasme avec lequel mes camarades et moi nous étions engagés dans cette quête désespérée. Les quelques vivres ne parvenaient pas à nous faire ignorer que malgré le crépitement du maigre feu de camp autour duquel nous nous agglutinions, aucun son, aucun mouvement n’existaient autour de nous. Rien. Seulement le noir plein et le tourment.

La seconde nuit ne viendrait ni pour moi, ni pour mes camarades. L’un d’eux, un bandit nommé Jalandt, m’a poignardé plusieurs fois dans le dos. La folie l’avait gagné après qu’il eût assisté, comme nous tous, au démembrement affreux de l’archer, notre supposé meneur. De gigantesques ronces avaient soudainement émergé sous ses bottes, l’enlaçant grossièrement, transperçant ses mailles, déchirant sa chair et crevant ses yeux dans une avalanche de sang aveuglante.

Ma peau avait goûté la douleur de chacun de ses innombrables coups de lame. Je l’entendais rire de terreur et hurler de fascination tandis qu’il s’acharnait sur ma future carcasse étalée. Je ne voyais que la face horrifiée de notre guérisseuse, au sol, les yeux révulsés imbibés de sang et ne fixant que le néant, la langue couverte de mousse rosie et pendant jusque dans la boue. Je ne savais pas où avait disparu le reste de son corps.

Derrière elle, le guerrier ne touchait plus terre, embroché verticalement sur sa propre lance. Des formes monstrueusement indescriptibles entamaient ses jambes, dévorant avec ardeur l’homme qui gémissait bassement des noms inconnus en pleurant.

Les ténèbres m’envahissaient tandis que le sang du pitoyable Jalandt ruisselait subitement dans ma bouche et remplissait mes oreilles. Une bête aura mis fin à sa démence, enfin. Je ne sentais pas le poids de son corps affalé sur le mien. Je ne voyais pas les membres disséminés du chef de groupe sur les lieux de notre échec. Je n’entendais pas les grognements des atrocités rampantes qui nous encerclaient. Je ne respirais pas l’odeur de ma propre merde.

Lentement, je me laissais aller à la fatalité. Les terres d'Automne seront peut-être libérées de leur malédiction. Mais pas grâce à nous.

Dans l’esprit des gens, nous étions déjà morts.

Nous aurions dû nous méfier davantage.

Ügrech nous avait prévenus...

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