Prologue

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Bonjour bonjouuuur !

Voilà bien un million d'années que je ne suis pas passée ici (j'avais un premier jet sur le feu et je voulais le terminer sans m'éparpiller !)

Mais je suis de retour ! Je vais rattraper mon retard sur les chapitres de ceux d'entre vous qui ont l'habitude de me voir :D Et je vais reprendre le 4e et dernier tome de Masques & Monstres !

Je vais reposter des scènes que vous avez déjà lues, mais pas mal de choses vont changer, j'ai plein d'idées. Je préviendrai à chaque fois en début de chapitre !

On commence avec le prologue qui parle du passé d'Aegeus (vous connaissez déjà)

P.S. Mettez cette histoire dans votre liste à lire si vous voulez avoir les notifs des nouveaux chapitres

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Quelque part en France

Assise sur son rocher préféré, la vouivre attendait.

L’eau du lac chuchotait doucement autour de ses chevilles. Bien que celles-ci fussent parfaitement humaines – et d’une finesse qui séduisait tous les hommes – l’illusion ne pouvait cacher sa véritable nature : en cette saison, une femme n’aurait jamais pu affronter le froid ainsi. L’eau était glaciale et acérée comme une lame de couteau.

Mais la vouivre n’était pas un mammifère. Il lui suffisait d'un rayon de soleil pour chauffer sa peau de reptile.

L’hiver avait nappé les montagnes d’un manteau blanc. Les branches des arbres scintillaient sous le soleil, saupoudrées de diamants ; des stalactites translucides pendaient autour du lac. Toute cette splendeur formait un écrin précieux autour de la vouivre.

La créature savait mettre sa beauté en valeur. À moitié allongée sur un coude, alanguie comme une ondine, elle démêlait ses cheveux en usant d’un peigne de bois et de nacre qui avait appartenu à l’une de ses victimes. Pareille à une rivière d’or, sa longue chevelure ruisselait sur sa poitrine, s’épanchait entre ses cuisses et allait s’écouler dans la neige. Elle aurait pu être noire, brune ou rousse. Elle l’avait déjà été. Mais ces dernières années, la créature préférait le blond.

Elle n’aurait pas à attendre bien longtemps. Les humains venaient toujours à elle, fébriles comme des insectes attirés par la flamme d’une chandelle. Il leur suffisait d’apercevoir l’éclat de sa chevelure, celui de ses yeux clairs, ou bien les formes de son corps nu à travers les buissons. Ils oubliaient tout ce qu’ils avaient en tête. Ils venaient stupidement se brûler à la flamme.

Ils savaient bien, pourtant, ce qui les attendait. Depuis des années, la rumeur courait dans la région, disant qu’un esprit malin se baignait dans les rivières et les lacs de ces montagnes. Un succube, une ondine ou une vouivre. Un esprit mauvais et séducteur. Oh, ils avaient bien tenté d’éradiquer le monstre : depuis un siècle, la vouivre ne comptait plus les chasses aux sorcières. Mais elle était rusée, et les pièges des humains bien trop grossiers. Elle se fondait dans les profondeurs des lacs, se terrait au fond des rivières. Elle échappait à toutes leurs recherches, souple et discrète comme une anguille.

Soudain, un bruit lui fit tendre l’oreille. Elle suspendit ses gestes, alerte, tous ses sens en éveil. Des pas foulaient la neige, non loin. Un cœur battait dans une cage thoracique, nerveux, apeuré. Ce son lui mit l’eau à la bouche. Elle se remit à peigner sa chevelure. Était-ce un homme qui approchait ainsi ? Ou une femme ?

C’était une femme. Plus d’un siècle de pratique lui avait appris à différencier le bruit de leur souffle. Quand l’humaine trébucha et poussa un petit cri surpris, la vouivre en fut tout à fait certaine. Alors elle modifia son corps en conséquence. Ses sourcils s’épaissirent, changèrent subtilement d’angle. Sa mâchoire s’élargit, bientôt suivie par son buste, qui développa des épaules rondes et fortes. Ses seins opulents se résorbèrent. Une ligne d’abdominaux parfaitement sculptés poussa sous sa peau. Bien sûr, l’entrejambe changea lui aussi. Comme chaque fois, la vouivre fut un peu étonnée de cette transformation. Il était si étrange de se dire que chez ces êtres inférieurs, il existait des mâles et des femelles.

Un instant plus tard, elle était devenue un homme grand et blond, pâle comme un seigneur, doté d’une interminable chevelure. Il arborait un front haut, lisse et parfait : il avait pris bien soin de cacher son orbe sous les eaux.

Quand l’humaine déboula sur la berge, hors d’haleine, elle se figea en le voyant. Ils se dévisagèrent plusieurs secondes. L’humaine était jeune ; une petite paysanne qui portait un grand seau en bois, encore vide. Son cœur battait à grands coups terrifiés comme celui d’une biche. Elle resta immobile, foudroyée devant cet homme nu assis sur son rocher. Le froid lui avait rougi le nez ; un épi hirsute dépassait de son chignon serré.

La vouivre cacha son mécontentement. Ce n’était qu’une gamine. Avec des proies de cet âge, il n’était jamais certain que son charme opère : la peur était souvent la plus forte.

Ven, susurra-t-il de sa voix grave et douce comme le velours. Ajas pas paur.

Viens. N’aie pas peur.

La gamine tressaillit, peut-être étonnée de l’entendre parler une langue si ordinaire que l’occitan. La vouivre lui sourit.

Vòles anar quèrre d’aiga ? dit-il avec un geste vers son seau.

Tu veux prendre de l’eau ?

La jeune fille hocha la tête. Elle fit un pas en avant, sans vraiment le vouloir, puis recula vite lorsqu’elle s’en rendit compte. Elle luttait contre son charme – celui de sa voix chaude, de son visage sculpté en une perfection virile. Mais plus elle le regarderait, plus ses défenses s’effondreraient.

Ajas pas paur, répéta l’homme.

Il se leva et, drapé dans sa chevelure chatoyante, s’approcha d’elle. Ses pieds foulaient l’eau du lac presque sans bruit, brisant les fragments de glace qui entouraient les rochers. Muette, la gamine fixa ses jambes pâles, dépourvues du moindre poil, qui ne semblaient pas souffrir du froid. La vouivre s’approcha encore, d’un pas langoureux et souple comme celui d’un chat. Elle monta sur la rive. La gamine leva les yeux : à présent, l’homme la surplombait de deux têtes. Elle aurait dû se sentir fragile devant lui, facile à briser comme une musaraigne. Mais à la place, il la vit se détendre. Ses prunelles se dilatèrent. Ses lèvres s’entrouvrirent légèrement, comme dans l’attente d’un baiser. Il sentit la chaleur qui émanait d’elle, la fascination, le désir. Elle se réchauffait à la flamme, sans savoir qu’elle allait bientôt brûler vive.

D’un doigt, l’homme releva son menton vers lui. Alors elle osa enfin le regarder dans les yeux. Ses joues rosirent et le cœur de la vouivre battit un peu plus vite. Elle se mit à saliver sans le vouloir, songeant au goût de sa chair. Elle n’avait pas mangé depuis quatre jours. Les gamins de cet âge avaient la viande si tendre ! Cette petite paysanne avait l’air bien nourrie sous ses couches de vêtements, avec les hanches bien rondes, la peau bien rose. Un petit cochon qu’elle se ferait un plaisir de dévorer sous l’eau.

S’il n’avait pas été si affamé, il aurait peut-être entendu les frémissements suspects autour d’eux. S’il n’avait pas été si accaparé par sa proie, il aurait pu se rendre compte que dans les fourrés se cachaient des êtres qui n’étaient ni des sangliers, ni des renards… mais des hommes solides, en pleine force de l’âge, qui se tenaient prêts.

– Ven, ronronna la vouivre.

Il saisit le visage de sa proie, embrassa ses lèvres gercées par l’hiver. Son odeur de viande lui emplit les narines. Lorsqu’elle s’abandonna, il banda ses muscles, prêt à l’emporter sous les eaux.

¡ Ahora !

Quelque chose tomba des arbres, droit sur eux. La vouivre perçut le subtil sifflement de l’air sur l’objet ; mais même sa prodigieuse détente ne put la sauver. Le piège était trop bien préparé. Un grand filet aux mailles de plombs s’abattit sur la créature et sa victime, les écrasant dans la neige. Le prédateur feula, se débattit comme un tigre ; il rejeta la gamine si violemment qu’elle se brisa la nuque dans le filet et rendit l’âme sans un bruit. Puis il tenta de mordre les mailles, de les mettre en pièces avec sa force surnaturelle. Mais elles étaient faites de fer gainé de plomb, et il ne pouvait lutter contre ces métaux-là. Aucune nivée ne le pouvait. Un cri inhumain lui échappa lorsqu’il s’en rendit compte.

Il était piégé. Et lorsque dix hommes s’extirpèrent des ombres de la forêt et vinrent l’encercler, il se sentit plus vulnérable que jamais. Il les entendit se congratuler, échanger des tapes et des poignées de main alors qu’il suffoquait, face contre le sol, affaibli par le poids du plomb. Ce n’étaient pas ces paysans stupides auxquels il était habitué. Non, ceux-là étaient des soldats, des mercenaires aguerris qui connaissaient les nivées. L’un d’eux s’approcha.

Vaya, ¿ que tenemos aquí ? Estás atrapado, ¿eh?

Qu’avons-nous là ? Tu es coincé, hein ?

C’était une langue chantante et rude à la fois, qui roulait fort les r. Pas de l’occitan, mais elle en était assez proche pour que la vouivre puisse en saisir les grandes lignes. L’homme se pencha sur lui. Ce devait être le chef de la bande ; il était trapu et empâté, brun comme un ours. Et il portait un plastron d’apparat tel que la vouivre n’en avait jamais vu, en acier martelé relevé d’enluminures. Un signe de noblesse stupide et décadent dans cette forêt où ne vivaient que des gueux. La vouivre se débattit lorsqu’il lui saisit les cheveux de sa grosse main et lui releva la tête de force.

Quel talent d’imitation, comprit-elle de son charabia. Ces créatures sont incroyables.

– Un talent limité, rétorqua un sous-fifre. Il n’a même pas de poils. Et ni nombril, ni mamelons ! Ça crève les yeux que c’est un faux.

Cherchez son escarboucle, ordonna le chef. Elle ne doit pas être loin, cachée sous une pierre au fond de l’eau. Trouvez-la. Allez !

Il avait une voix rude et sonore, habituée à donner des ordres. Une voix détestable. La vouivre tenta de le mordre. S’ils trouvaient son orbe, ç’en serait fini d’elle. Les humains étaient des animaux avides ; cette pierre magique suscitait leur convoitise. Ils la lui voleraient et la laisseraient pour morte, piégée à jamais dans ce corps humain qui n’était pas le sien. L’homme la lâcha enfin. Agacé par ses contorsions, il la frappa en plein visage avec sa botte ferrée. La vouivre se recroquevilla, le nez brisé. Une tache écarlate s’étendit dans la neige.

Je l’ai !

La vouivre ferma les paupières. Tout espoir la quitta. Elle entendit l’humain victorieux sortir de l’eau dans de grandes éclaboussures sonores, l’imagina brandir l’orbe à bout de bras…

Bien. Donnez-la lui. Toi, là ! Donne-lui son escarboucle.

La vouivre rouvrit les yeux, stupéfaite. L’un des soldats, désigné de force, s’approcha du filet en tremblant. Dans sa paume brillait la pierre ronde, taillée en mille facettes. Elle flamboyait comme un feu délicat, diaprée comme un diamant. Le soldat la fit rouler entre les mailles et recula vite, de peur que la créature ne lui arrache la main. D’un geste lent, la vouivre saisit son précieux orbe, essayant de comprendre, cherchant désespérément la logique de cette manœuvre. Quel était leur but ? Qu'attendaient-ils d'elle ? Ils auraient pu la tuer si facilement sous sa forme humaine.

L’appel de la métamorphose fut le plus fort. Elle toucha son front avec l’orbe, et son crâne se creusa pour accueillir la pierre. Elle se logea au-dessus de ses sourcils, incrustée dans sa peau comme un grand bijou rond. Alors son pouvoir déferla dans ses veines.

Un instant plus tard, ce n’était plus un homme nu de deux mètres de haut, mais une vouivre imposante empêtrée sous le filet trop lourd. Le chef des mercenaires s’approcha d’elle sans crainte. Il contempla ses plumes et ses écailles, irisées comme des fragments d’opale blanche ; ses nageoires translucides ; son long corps souple ; et bien sûr ces ailes de chauve-souris aux mille reflets. Un sifflement approbateur lui échappa.

Un serpent à plumesIncroyable. Ces Français disaient vrai.

La créature gronda sourdement, dardant vers lui ses crocs de dragon.

– Vous pensez qu’il tiendra le temps du voyage ? osa demander l’un des soldats.

Il a intérêt. C’est le dernier de sa race… S’il meurt, notre plan tombe à l’eau.

La vouivre cessa de gronder. Le dernier. Elle avait du mal à appréhender cette idée. Les vouivres comptaient parmi les créatures les plus solitaires du monde. Elles étaient à la fois mâles et femelles ; elles vivaient seules, se reproduisaient seules, vieillissaient seules. Mouraient seules.

Le dernier.

Ne restait-il donc qu’une vouivre ? Une seule, dans le pays entier ?

Nous le mettrons à fond de cale, dit le chef en armure. Il faudra le doucher avec des seaux d’eau douce pour le maintenir en vie et lui donner un matelot à manger de temps en temps. (Son regard sombre se posa sur le cadavre de la paysanne.) Emportez la fille. Elle servira d’encas jusqu’au navire.

Bien, seigneur Cortés.

C’est un trait de génie que tu as eu, Hernán, commenta un homme de son âge, derrière lui. Cette créature ressemble comme deux gouttes d’eau au Serpent à plumes. Ces stupides Aztèques seront forcés d’y croire.

– Dieu vous entende, Francisco, répondit le chef. Dieu vous entende. Il est temps que cette guerre cesse enfin.

Du pied, il poussa le bout d’une des nageoires de la vouivre.

Espérons qu’en voyant leur dieu soumis à la grande Espagne, ils courberont la nuque devant nous.

Il se retourna vers eux.

Resserrez le filet, emballez-le dedans. Puis arrachez-lui son escarboucle. Il sera plus facile à transporter sous forme humaine.

– Bien, seigneur Cortés !

Ainsi commença le calvaire de la dernière vouivre.

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