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– Attendez ! Ne le tapez pas, je vais vous aider ! Je vais le tenir.

La renarde se tourna vers elle. Sceptique, elle la toisa, l'air de retenir une réplique mordante. Blanche l’ignora :

– Viens, Pouet ! On va faire une démonstration. C’est à quelle patte qu’il a mal ?

– Arrière droit, répondit la kumiho dans un soupir. Il a marché sur une ronce, il doit avoir une épine.

– Bon !

L’ourson les regardait toutes les deux, à tour de rôle, avec des yeux humides. Blanche lui parla tout doucement.

– Regarde, tu n'as aucune raison d'avoir peur. Fais comme Pouet. C’est facile, tu vas voir ! Allez, donne ta patte, Pouet !

Mais au lieu d’obtempérer, la tarasque lui lécha toute la figure de sa grande langue ; Blanche se mit à postillonner partout pour éjecter la bave qu’elle avait reçue dans la bouche. Les mains sur les hanches, la renarde soupira devant leur cirque. Elle tenait toujours son chausson à la main. L’ourson surveillait l’objet du coin de l’œil.

– Remettez votre chausson ! râla Blanche. Vous ne voyez pas qu’il en a peur ?

La femme renarde plissa les yeux devant sa véhémence. Elle obéit sans rien dire.

– Voilà !

Blanche n’avait plus du tout sommeil ; elle se sentait d’humeur à lui donner un cours entier. Ensemble, avec l’aide de Pouet, elles parvinrent à cajoler assez le petit pour l’attirer hors du buisson, et même pour retirer les deux énormes épines qui s’étaient plantées dans ses coussinets. Sitôt l’opération terminée, l'ours s’enfuit en courant à travers le convoi et alla vite se cacher derrière le Berliet.

– Bien, conclut la femme renarde en s’essuyant le front. Je suis soulagée. Merci.

Surprise, Blanche bégaya bêtement.

– Euh, bah euh, de rien.

Elle tripota sa longue tresse blonde pour reprendre contenance.

– Vous devriez vous montrer plus gentille avec lui. Ce serait mieux pour vous deux, non ?

– Les ours ne sont bons qu'à obéir, répliqua la renarde. Pourquoi montrerais-je de la gentillesse ? La gentillesse ne mène nulle part. Pas au respect, en tout cas.

Blanche désigna les épines qu’elle avait encore en main, comme pour dire « Regardez où la gentillesse peut vous mener ». La kumiho secoua la tête sans chercher à débattre.

– Comment vous l’avez eu ? osa demander Blanche. Est-ce que vous l’avez… adopté ?

Elle avait du mal à cerner le lien qui les unissait. C’étaient tous les deux des nivées, et pourtant la kumiho se considérait de toute évidence comme supérieure à lui. Un peu comme une humaine avec un animal. Un peu comme Blanche avec Pouet… même si la blondinette commençait à ne plus se différencier du tout des nivées, et le considérait de plus en plus comme un enfant humain.

Mais la kumiho ne répondit pas à sa question. À la place, elle se tourna vers les camions militaires garés en tête du convoi. Blanche, en suivant son regard, aperçut Aaron sur le toit d’un des véhicules. Malgré elle, son cœur rata un battement. Le garçon s’étirait comme un chat, torse nu ; sa silhouette se découpait nettement sur la flamboyance de l’horizon. Avait-il dormi là ? Même de loin, il lui sembla si beau que des papillons s’agitèrent dans son ventre. Elle se sentit très cloche.

– Où en es-tu avec lui ? demanda la renarde à brûle-pourpoint.

Blanche avala sa salive de travers et se mit à tousser.

– Je vous demande pardon ?

Sous ses longs cils de velours noir, la kumiho lui glissa un coup d’œil. Elle s’attarda sur la fleur mutante que Blanche avait piquée dans ses cheveux – mi-rose, mi-hortensia.

– Je t’avais conseillé de lui donner de l’affection.

– Hé ho ! Ça vous regarde, peut-être ? (On aurait pu faire cuire des œufs sur les joues de Blanche.) Si vous voulez les détails, on s’est embrassés, voilà !

La renarde parut désappointée. Elle répéta le mot comme s’il s’agissait d’une insulte.

– Embrassés ? Il s’agit d’un crocotta. Pourquoi ne t’a-t-il pas déjà prise ?

– P… Prise ?

Blanche sentit son âme sortir de son corps – elle n’avait plus de place pour autre chose qu’une gêne intense et totale.

– Non mais vous êtes sérieuse, là ? Vous pouvez pas dire des trucs comme ça !

Pourtant si, elle pouvait, et elle continua d’exprimer ses inquiétudes :

– Il me semblait pourtant que tu lui plaisais. Que s’est-il passé pour que vous en soyez là ?

– Mais enfin ! On s’est embrassés, je vous dis ! C’est super, non ? Laissez-moi aller à mon rythme !

Mais la kumiho ne l’écoutait déjà plus. Elle fixait la silhouette d’Aaron avec un froncement imperceptible de sourcils, comme s’il était atteint d’une grave maladie et qu’elle cherchait à en trouver la cause.

– Vous vous prenez pour ma marieuse, ou quoi ? grommela Blanche. Je suis assez grande pour me débrouiller toute seule, vous savez ? J’ai un super plan. Il va me manger dans la main, vous allez voir.

Son plan consistait à trébucher gracieusement devant lui et à attendre les bras musclés qui ne tarderaient pas à venir la réceptionner. Ensuite… un baiser. Et davantage si affinités. En tout cas, pas de cicatrice au genou – elle comptait sur le côté chevaleresque d’Aaron pour ne pas la laisser s’écraser par terre.

– Et vous, vous avez un mec en vue ? attaqua-t-elle. Parce que donner des conseils, ça va bien, mais il faudrait déjà donner l’exemple !

Un sourire en coin apparut sur les lèvres soyeuses de la jeune femme.

– Pauvre humaine ! Celles de mon espèce sont plus sages : nous n’avons que faire des mâles.

À ce moment-là, son ourson pointa sa truffe hors de sa cachette, encouragé par Pouet. Il osa enfin sortir et les deux monstres noirs commencèrent à jouer et à se faire rouler dans l’eau, provoquant de petits tsunamis autour d’eux. Pouet ne craignait pas les braises qui scintillaient sur le pelage de l'ours, ni sa salive semblable à du feu liquide. Il avait vu bien pire dans l'arène d'Orion...

La question de Blanche revint flotter entre elles. Celle qui concernait la provenance de l’ourson, celle à laquelle elle n’avait pas eu de réponse. Le kumiho les observa jouer ensemble, puis elle dit lentement :

– On me l’a offert. Je n’en voulais pas. Je n’en ai jamais voulu.

Blanche retint son souffle.

– Offert ?

– Les petits nandis constituent un cadeau de luxe. Ce sont de bons esclaves et d’excellents combattants. Les mères sont très difficiles à tuer, ce qui ajoute à leur valeur. (Ses yeux en amande se posèrent sur Pouet.) Comme les tarasques.

Blanche contempla le tarascon ; son cœur se serra. Elle savait si peu de choses sur les tarasques ! Elle n’en avait encore jamais croisée en liberté. Pouet avait-il été arraché à sa mère, lui aussi ? Avait-il été braconné puis offert en cadeau à une renarde, ou un quelconque dieu de la Strate ?

– Si vous n’en vouliez pas, pourquoi vous ne lui avez pas rendu sa liberté ? répliqua-t-elle d’un ton un peu brusque.

Un sourire acéré s’étira sur le visage pointu de la jeune femme.

– Vois-tu une chaîne à son cou ? Il est libre. Il l’a toujours été.

Blanche chercha en vain quelque chose à rétorquer. La kumiho ajouta :

– L’on raconte que les petits nandis s’attachent à la créature la plus terrible qu’ils croisent, car elle leur rappelle leur mère.

Elle jeta un coup d’œil résigné à l’ourson.

– Il n’a jamais voulu me quitter. Ce n’est pas faute de l’y avoir poussé.

Blanche se souvint de toutes ses méchancetés, de son mécontentement lorsque l’ourson pataugeait dans ses pas. La peine l’envahit. Ce petit être ne méritait pas ça – il lui rappelait trop Pouet.

– Vous voyez bien qu’il ne vous lâchera jamais, quoi que vous puissiez lui faire, dit-elle d’une voix enrouée. Promettez-moi d’être gentille avec lui.

La renarde soupira.

– Nous verrons.

Blanche serra les poings. Mais Pouet vint frotter sa grosse tête contre elle, ce qui tua dans l’œuf toute son agressivité. La kumiho les observa tous les deux.

– Tu sais, dans la Strate, l’on raconte la même chose sur les tarasques. Que ce sont des créatures trop redoutables pour s’attacher à des êtres de petite stature.

Sur ces mots sibyllins, elle tourna les talons et s’en fut.

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