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– Ainsi le petit prince apprivoisa le renard.
En se levant, Cornélia trouva Blanche déjà bien réveillée, occupée à lire son livre aux nivées. Comme toujours, Pouet était l’auditeur principal, mais beaucoup de monde écoutait sans en avoir l’air : Mitaine, qui se préparait un café sur l’un des mini-réchauds, mais aussi Gaspard, Beyaz et d’autres boyards. Même Svadilfari, le cheval bâtisseur, couché comme un gigantesque rocher de granite, tendait une oreille vers eux. Il était encore attelé au Berliet. En quittant Moscou, il avait demandé à tracter le camion géant. Il ne vivait que pour mettre sa force colossale au service d'un maître, et en l’occurrence, le convoi était ce qui se rapprochait le plus d’un maître. Le camion de cent tonnes ne semblait pas le fatiguer outre mesure. Aegeus, lui, se frottait les mains : tout ce carburant économisé !
Non loin du cheval de pierre, Greg dévorait quelque chose, certainement un déchet, en écoutant distraitement cette voix qu’il connaissait bien. Une bruine tiède, fine comme des gouttelettes de brume, leur tombait sur la tête.
– Ainsi le petit prince apprivoisa le renard, répéta Blanche pour couvrir ses bruits de mastication dégoûtants.
Cornélia bâilla avec volupté, puis accepta la tasse de café que lui tendait Mitaine. Elle regarda sa sœur du coin de l’œil. D’où venait cette énorme fleur mauve et bleue, piquée dans sa tresse ?
– Et quand l'heure du départ fut proche…
– L’heure du départ est déjà proche ? releva Gaspard. Attends, tu as sauté un passage ?
– Non, c’est écrit comme ça. Ça s’appelle une ellipse, banane.
– Ça s’appelle une ellipse, banane, répéta-t-il d’une voix vexée.
Blanche lui tapa sur la tête avec le livre.
– Mais va voir l’auteur si t’es pas content, au lieu de me casser les pieds à chaque fois !
Elle se recomposa une expression calme et replongea dans le livre.
– Donc, l’heure du départ du Petit Prince est proche. Ah ! dit le renard... Je pleurerai.
Elle marqua une pause.
– C'est ta faute, dit le petit prince, je ne te souhaitais point de mal, mais tu as voulu que je t'apprivoise...
– Bien sûr, dit le renard.
– Mais tu vas pleurer ! dit le petit prince.
– Bien sûr, dit le renard.
– Alors tu n'y gagnes rien !
Beyaz, qui luttait avec son briquet pour s’allumer une cigarette sous la pluie, s’immobilisa lentement pour mieux entendre. Cornélia trempa les lèvres dans son café, grimaçant à cause de l’amertume.
– J’y gagne, dit le renard, à cause de la couleur du blé.
Blanche observa un silence religieux, savourant la douce mélancolie de la réplique. Plus loin, Svadilfari leva sa grosse tête anguleuse.
Blé ? Pourquoi blé ?
– Ah oui, dit Blanche, vous avez loupé tout le début de la scène, vous… (Elle retourna à la page précédente.) Avant de se laisser apprivoiser, le renard dit ceci : Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c'est triste ! Mais tu as des cheveux couleur d'or. Alors ce sera merveilleux quand tu m'auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j'aimerai le bruit du vent dans le blé...
Beyaz referma son briquet dans un claquement sec, jeta sa cigarette par terre et s’en alla à grands pas. Ils le suivirent tous du regard ; dans son ombre, Cornélia eut l’impression de voir la silhouette d’une petite licorne.
– Hého ! lui cria Mitaine. La pollution, tocard !
Pouet, lui, enfonçait son gros mufle dans les cheveux dorés de Blanche. Il comprenait chaque mot du livre ; Cornélia en était persuadée.
Mmh, fit Svadilfari en remuant les oreilles d’un air indécis. Je comprends. Je crois.
– Vraiment ? Vous avez déjà été apprivoisé ? lui demanda Blanche en levant le nez de son livre.
Pendant un long moment, le titan de pierre fixa le vide. Cornélia se demanda s’il songeait à son premier maître, celui de la légende, le géant bâtisseur qui avait construit la forteresse des dieux scandinaves. Sous ses ordres, Svadilfari avait charrié des blocs de pierre toutes les nuits, pendant des mois et des mois, sans trêve.
Non, dit enfin le cheval. Non. Dressé seulement.
La tristesse passa dans les yeux de Blanche, mais elle n’osa pas le questionner. Elle reprit la lecture alors que Mitaine, en grimaçant de dégoût, ramassait la cigarette de Beyaz qui flottait dans l’eau.
– C’est bien les humains, ça ! Faire le mal autour d’eux quand ils ont mal au cœur !
Le chapitre se terminait ainsi :
– Les hommes ont oublié cette vérité, dit le renard. Mais tu ne dois pas l'oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé.
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J'ai retouché ce passage, mais je ne sais toujours pas trop quoi en penser. Est-ce qu'il est bien placé ici ? Est-ce qu'il vous a plu ?
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