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– Et alors, c’est qui ?

Un demi-sourire moqueur se dessina sur les lèvres d’Iroël.

– C’est pas à moi de le dire. Il serait fâché si je le disais.

Blanche laissa échapper un gémissement enragé.

Iroël !

Cornélia avait déjà jeté l’éponge. Si Iroël avait décidé de ne rien dire, on ne pourrait rien en tirer. Elle étudia le masque qu’il tenait entre ses mains. C’était difficile à dire dans les ombres, mais il lui parut d’un marron presque noir. On aurait dit un visage aux joues rondes, avec de grands yeux. Un visage humain... ou presque.

– C’est pour l’ourson de la renarde, devina-t-elle.

– Celui-là, oui, répondit-il sans lever les yeux de son ouvrage.

L’idée parut si intrigante à Blanche qu’elle cessa de bouder.

– Tu peux vraiment le changer en homme ? Enfin, en enfant ?

Comme Greg quand on était chez Homère... se remémora Cornélia. Quelle vaste blague.

– Oh, oui. C’est pas compliqué. L’inverse est plus dur.

Sans rien dire, Cornélia observa les deux autres masques inachevés, posés près de lui. On aurait dit des squelettes incomplets. Le premier était d’un blanc translucide, semblable à de l’opale ; le garçon travaillait dessus depuis leur passage chez les archanges. L’autre… Iroël croisa son regard et elle eut la certitude qu’il s’agissait de celui qu’elle lui avait demandé. Fascinée, elle le prit très doucement dans ses mains. D’un contact étrangement froid, il dégageait déjà quelque chose de sauvage et solitaire. Il était noir comme la nuit la plus obscure, et couvert de plumes – ou était-ce simplement un pelage stylisé ? Elle mourait d’envie de poser des questions, mais Blanche était là, et elle était assez maligne pour comprendre aussitôt que le masque était destiné à Iroël. Elle aurait pu éventer la supercherie en une fraction de secondes.

– Tu penses que Pouet… commença Blanche en se mordillant les lèvres. Tu penses qu’on pourrait faire la même chose pour Pouet ?

Iroël soupira. Il mit un peu de temps à répondre.

– Il ne faut pas. Il faut qu’il aille avec les hydres et les autres bébés. Dans le deuxième convoi.

– Quoi ? se récria la blondinette. Mais pourquoi ? Il ne voudra jamais. Il viendra toujours avec nous !

– C’est ça le problème, siffla le jeune homme entre ses dents. (Il posa son œuvre et la contempla quelques secondes.) Aller chez Bastet avec vous le met en danger.

Tout ce que vous faites le met en danger, comprit Cornélia.

– Il est trop attaché à vous, ajouta-t-il avec un geste vague. C’est une tarasque. C’est pas un chien.

Il leva enfin les yeux vers Blanche et la fixa, sans pitié.

– Il devrait être avec d’autres nivées, pas toujours avec vous. Pas toujours avec Aegeus.

La colère transparut dans sa voix, mais seulement sur le nom d’Aegeus. Blanche resta silencieuse, cherchant peut-être une réplique. Puis quelque chose remua dans son hamac, derrière elle ; les deux sœurs se retournèrent en même temps. Cornélia fut à peine surprise en distinguant le corps boudiné d’un squonk. Ses gros yeux globuleux dépassaient du hamac. Il se pétrifia sur place, effrayé d’avoir été découvert.

– Tout va bien ! affirma Blanche. Tu peux retourner dormir.

Il la prit au mot et disparut de leur vue.

– Tu dors vraiment avec un squonk ? marmonna Cornélia.

Elle imagina la sensation de la peau flasque et des grosses verrues contre elle, et un petit frisson la parcourut sans qu’elle puisse s’en empêcher.

– Pourquoi pas ? rétorqua Blanche, agacée par la question et ce qu’elle sous-entendait. Toi, tu dors bien avec Greg, alors que son haleine pourrait te tuer net.

– Un point pour toi.

Soudain inspirée, la cadette se retourna d’un bloc vers Iroël, le faisant sursauter.

Iroël ! Et les squonks ? Tu pourrais leur faire des masques pour les rendre plus jolis ! Ça les aiderait à s’accepter. Ils pourraient enfin se montrer à tout le monde et sortir dans le convoi…

Elle perdit son entrain devant le regard du jeune homme. Une lassitude infinie se lisait dans ses yeux sombres.

– Arrête, Blanche.

– Arrête quoi ? C’est pour les aider !

– Arrête de vouloir tout changer ! rétorqua-t-il brutalement.

Elle se ratatina. C’était la première fois qu’il haussait ainsi la voix face à elle. Même Cornélia se contracta un peu, surprise d’entendre tant de colère dans une voix ordinairement si calme.

– Les squonks sont comme ils sont, ajouta-t-il en découpant des morceaux de plastique avec plus d’énervement. C’est des squonks, pas autre chose. Il faut accepter ce qu’on est. Même quand on est laid. Surtout quand on est laid.

Son regard poinçonna celui de Blanche, et à son geste de recul, Cornélia comprit que ces mots la heurtaient personnellement.

– Sinon, on avance pas. Si je fais des masques pour eux, ce sera faux. Tout sera faux. Ce sera pas vraiment eux. Et les gens les aimeront pas pour qui ils sont vraiment. C’est ça que tu veux ?

– Je veux juste qu’ils se sentent mieux ! Qu’ils puissent avoir une vie normale !

– Un squonk est un squonk. C’est pas lui rendre service de le forcer à changer. Et une tarasque est une tarasque. C’est pas un chiot. Ni un enfant.

D’un geste, il ramassa ses masques, avant de fourrer une brassée de plastique dans son sac à dos. Puis il se leva brusquement.

– Tu vois tout comme une humaine. Tu veux changer la nature pour qu’elle soit mieux pour toi.

– C’est pas pour moi…

– Si, c’est pour toi. Tu veux une tarasque qui est un bébé et un chiot, tu veux des squonks qui sont amis avec tout le monde ! Laisse-les être comme ils sont. C’est pas à toi de décider.

Muette, Blanche le fixa. Il soutint son regard blessé, puis tourna les talons et monta l’échelle pour sortir de la benne. Les sœurs le regardèrent disparaître dans un éclat de lumière. Alors seulement Blanche trouva ses mots :

– Mais toi, tu nous as changées. Et ça t’a posé aucun problème !

Elle arracha son masque de raijū de son front et le jeta par terre. Cornélia en resta interdite.

– Blanche… Tu vas l’abimer.

Il faut accepter ce qu’on est ! Non mais quel salopard !

Sa voix bouillonnait. De colère ou de chagrin ? D’un coup de pied, elle expédia le masque au loin.

– Blanche ! jeta Cornélia d’une voix sévère. T’as pas intérêt à venir pleurer plus tard parce qu’il sera foutu !

Elle sentait bien que quelque chose n’allait pas ; mais par quel bout prendre sa sœur pour la réconforter ?

– Le contexte est différent pour les squonks, reprit-elle. Iroël veut sans doute dire que les masques ne doivent pas être une béquille pour apprendre à vivre. Pour nous, c’est autre chose. Je croyais que tu aimais être un raijū ?

Blanche s’essuya les paupières d’un revers de main, et sa sœur comprit que le chagrin surpassait la colère.

– C’est bien le problème, répondit-elle d’une voix brisée. J’aime un peu trop être un raijū.

Ou bien je n'aime pas assez être humaine.

Elle l'exprima dans la langue sans mots, peut-être sans le vouloir ; par pudeur, Cornélia fit mine de ne pas avoir compris. Tête basse, Blanche alla ramasser son masque.

– Pas toi ?

Cornélia songea à la tzitzimitl tapie au fond de son esprit. Au goût du sang entre ses dents. À cet élan de pouvoir qui lui permettait de se défendre de n’importe qui, n’importe où. De ne plus avoir peur de personne...

– Non, mentit-elle.

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