8 -
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Dehors, le convoi était en pleins préparatifs.
La horde des nivées était encore en train de se scinder en deux. Aaron se plaçait en chef d’orchestre au milieu du chaos, encadrant les familles qui se regroupaient près des hydres. Blanche et Cornélia se frayèrent un chemin dans la foule. Certaines créatures avaient l’air de tergiverser depuis un moment, comme l’hippalectryon. En l’observant, Cornélia comprit qu’il essayait de se débarrasser gentiment de son petit protégé, pour continuer le voyage sans l’avoir dans les pattes ; mais le petit avait déjà été abandonné une fois et ne comptait pas laisser la situation se reproduire. Il pleurait tant et si bien que l’hippalectryon ne savait plus comment arrêter les eaux.
Plus loin, le géant Svaldifari était en pleine dispute avec Sleipnir. Il exigeait de lui qu’il parte avec les petits, afin de les protéger. Bien sûr, l’étalon à huit pattes piaffait et soufflait, plein de ressentiment : il n’avait aucune envie de se traîner à une allure d’escargot pour jouer les babysitters.
Pas d’honneur, se lamentait le géant bâtisseur. Mon fils. Sois honorable !
La lourde créature vivait pour rendre service, solide comme un roc, pétrie de loyauté ; mais Sleipnir était fait d’un autre bois. Il avait été la monture d’Odin, il avait mené la chasse sauvage sous les ordres des dieux, dans un fracas de tonnerre. En le contemplant, Cornélia se souvint que son deuxième géniteur n’était autre que Loki, le dieu de la malice. Entre le père et le fils, la fracture était visible. Cornélia se détourna d’eux quand un cri attira son attention.
Il provenait de l’ours nandi. Iroël lui avait donné le masque qu’il venait de terminer.
L’ourson avait chuté par terre, le corps agité de spasmes ; il commençait à perdre son pelage par poignées entières. L’eau de la Strate acheva de la déshabiller, emportant les dernières bribes de fourrure dans son courant paresseux. Debout au-dessus de lui, la kumiho observait la métamorphose sans mot dire. Cornélia aurait été bien en peine de lire une émotion sur son visage de marbre. Ressentait-elle au moins une once d’empathie pour la petite créature ? Quand on entendit les os craquer et les articulations se distordre, Cornélia crut voir une brève inquiétude passer sur son visage – trop rapide pour en être absolument certaine.
Au bout de quelques instants, la magie du masque s’éteignit. De l’ours nandi, il ne restait plus qu’une silhouette humaine allongée dans l’eau. Les deux sœurs s’approchèrent un peu. C’était un adolescent ventru, aux épaules larges et aux bras forts. De petits éclats dorés scintillaient sur sa peau sombre, comme des étoiles perdues. Cornélia crut d’abord à des écailles, comme chez Aegeus, avant de se remémorer les braises incandescentes qui parsemaient sa fourrure lorsqu'il était un ours nandi. Iroël, accroupi près de lui, attendait calmement qu’il se relève. La kumiho s’agenouilla à son tour. D’une main légère, elle effleura le front du jeune garçon, puis ses cheveux crépus. Une surprise sincère parut sur son visage.
Mais le garçon n’en sut rien. Quand il ouvrit les yeux, dévoilant des prunelles qui rougeoyaient comme des flammes, l’émotion avait déjà disparu du visage de sa maîtresse. En la voyant si près de lui, il prit peur et leva les bras devant son visage pour se protéger des coups à venir. Elle soupira.
– Lève-toi.
Elle lui montra l’exemple, puis lui tendit sa main blanche et délicate. Il fixa cette paume offerte comme s’il s’agissait de la septième merveille du monde – et parut se demander ce qu’il devait en faire. Comme il hésitait à n’en plus finir, ce fut Iroël qui s’en saisit, d’un geste franc et démonstratif.
– Comme ça.
Blanche haussa les sourcils.
– Scandale !
Comme prévu, le visage de la kumiho pâlit de colère ; elle retira vite sa main et l’essuya sur sa robe en soie.
– Ce n’était pas pour toi, siffla-t-elle. Mêle-toi de ce qui te regarde, l’artisan !
Elle le toisa comme si ce garçon mal fagoté était porteur de la peste bubonique, du typhus et du choléra tout à la fois.
– Viens, babo ! Allons-nous-en.
Princière, elle tourna les talons. L’adolescent la suivit à quatre pattes, en grand désordre avec ses longues jambes qu’il avait du mal à maîtriser. Iroël les regarda partir en souriant bêtement.
– Allons bon ! fit Cornélia. Elle lui a donné un nom, c’est déjà ça.
Blanche fit sa moue de crapaud.
– C’est pas un nom. Je crois que babo, c’est une insulte en coréen. Genre « bouffon », ou « idiot ». Je l’ai déjà entendu dans mes dramas.
Cornélia leva les yeux au ciel. Puis les bras.
– T’aurais pu le dire avant ! Les kitsunes, c’est japonais, andouille ! Si tu m’avais dit dès le début qu’elles parlaient pas japonais, ça m’aurait mis la puce à l’oreille !
– Ah oui, c’est vrai, tiens.
– Non mais quelle banane, celle-là !
***
Si les deux sœurs s’étaient demandé un temps comment elles allaient faire pour Pouet, cette interrogation disparut vite.
En effet, il apparut que Pouet n’avait pas prévu de les suivre.
Il attendait le départ du convoi secondaire, jouant avec les autres petits dans des gerbes d’éclaboussures, en faisant son possible pour ne pas trop les bousculer. Oupyre jouait elle aussi, toujours déguisée en jackalope. En les voyant ainsi, innocents sous l’ombre bienfaisante des hydres, le cœur de Cornélia se mit à saigner. Du coin de l’œil, elle vit que Blanche s’était figée. L’aînée devina aussitôt ce que sa petite sœur allait faire ; elle sut également qu’il était de son devoir de l’en empêcher.
« Une tarasque est une tarasque. C’est pas un chiot. Ni un enfant. »
Lorsque Blanche voulut courir vers eux, sa sœur la retint sèchement par le bras. Elle ignora son regard plein d’incompréhension.
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