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– Vite, ou nous allons être en retard au bal ! gronda Aegeus.

– Tu te prends pour Cendrillon ? fit Cornélia. T’as peur que ton carrosse se change en citrouille ?

Il lui glissa un regard blasé.

– Encore une autre blague comme celle-là et on n'aura même pas besoin d'aller chez Bastet pour mourir, il suffira de t'écouter parler.

Elle n'en prit pas ombrage. Malgré ses forces déclinantes, Aegeus venait avec eux, et bizarrement, cela la rassurait. Il se tenait bien droit, le regard haut et le menton orgueilleux, comme si rien n’avait changé. Comme s’il ne souffrait pas le martyre à l’intérieur. Cornélia était à moitié avachie sur lui, coincée entre son torse large et l’épaule de Beyaz. Ils s’étaient entassés à six à l'avant du camion, serrés comme des sardines ; la cabine puait déjà la sueur. Seul Aaron était à son aise du côté conducteur. Il se tenait un peu recroquevillé, et Cornélia devina qu'il souffrait, comme après chacune de ses métamorphoses ; mais il le cachait bien. Dehors, Svadilfari et Uchchaihshravas se préparaient à suivre le camion. Cornélia ne connaissait pas le plan d’Aegeus ; elle savait simplement que les chevaux mythiques avaient un lien avec Epona.

– Fais-moi rugir ce moteur, Aaron !

Cornélia leva les yeux au ciel, en repoussant les dreadlocks et les tresses d’Aegeus qui lui coulaient dans la nuque. Cette promiscuité la dérangeait. Sa peau se hérissait de répugnance – et aussi d’un tout petit reste d’attirance.

– C’est un camion de quatre tonnes ! Le seul moyen de le faire rugir, c’est de se tromper d’embrayage comme Blanche quand…

Aaron posa la main sur le levier de vitesses.

... comme quand on a essayé de fuguer.

Le camion accéléra à fond, fit une embardée qui les projeta tous contre la vitre ; Cornélia se retrouva coincée dans une bouillie de membres et de têtes, avec un sabot de chèvre en travers de la poitrine – celui de Danaé. Seul Aegeus n’avait pas bougé, comme ancré dans son siège. Était-il vraiment si lourd que ça ?

– Aaron ! gémirent tous les passagers malmenés.

Ils foncèrent à travers Pékin dans une accélération sans fin. Le moteur semblait sur le point d’exploser, vibrant tel un cœur dément dans une cage thoracique d’acier. Blanche s’était cramponnée à son siège comme un petit singe ; les yeux brillants, elle fixait Aaron qui conduisait d’une seule main. Un sourire de voyou étirait sa joue pleine de cicatrices – une expression d’adulte sur le visage d’un garçon de treize ans. Cornélia vit le regard de sa sœur.

Mon Dieu ! C’est foutu. Elle ne s’en remettra jamais.

– Pousse tes fesses de mes genoux, Corny ! grogna Aegeus.

Elle se rendit compte qu’elle était à moitié étalée sur lui, et se hâta de démêler ses membres de ceux de Gaspard, Danaé et Beyaz pour reprendre place sur un siège. Mais le véhicule se mit à louvoyer de droite à gauche, les jetant les uns sur les autres.

– Aaron ! fulmina Danaé. C’est pas la peine de te la jouer pilote de rallye si tu sais pas tenir un volant !

Le garçon ne souriait plus.

– Il y a du monde sur la route !

Il ralentit fortement et tous purent voir la foule qui apparaissait. Des humains et des créatures, tous chargés comme des bœufs avec de grands paniers d’osier qui débordaient de boîtes et de nourriture. Cornélia distingua des packs de farine par centaines, du sucre, du lait, de la semoule et des paquets de riz... Aaron zigzagua de son mieux entre les obstacles. Bientôt, le camion dut rouler au pas et ils se rendirent à l’évidence : ils étaient coincés dans un embouteillage.

– Fait chier ! s’énerva Aaron. Pourquoi c’est toujours comme ça chez Bastet ?

– Ses repas somptueux doivent bien venir de quelque part, répondit Aegeus.

– Ça vient de chez nous, tout ça ? demanda Blanche. Parce qu’elle ne peut rien cultiver dans la Strate ?

– Exact, fit Aaron.

– Et ces pauvres gens sont ses esclaves ?

Elle se pencha vers le pare-brise sale, cherchant à repérer des gardes armés de fouet ou quelque chose du genre.

– Esclaves… non. Quand tu paies tes impôts, est-ce que tu es esclave de ton pays ? C’est donnant-donnant. Bah eux, ils paient leurs impôts à Bastet en temps et en énergie. Ils transportent ses stocks de la porte la plus proche jusqu’ici.

Blanche s’abîma dans ses réflexions. Cornélia se pencha au-dessus d’Aegeus et ouvrit la vitre pour voir si les deux chevaux divins les suivaient toujours. Ils avaient disparu. Cette fois, ce fut Aegeus qui repoussa ses cheveux châtains en broussaille, avec un air excédé.

– Tu empiètes sur mon espace vital.

– Tu te fous de moi ? Tu prends déjà un siège entier pour ton royal postérieur ! Nous, on est tous empilés sur deux sièges, je te signale ! Est-ce que c’est normal que Svadilfari et l’autre au nom imprononçable soient partis ?

– Oui. C’est normal. J’ai préparé une petite mise en scène pour Bastet et Épona.

Aaron intervint :

– Il y a un barrage. Ils risquent de nous fouiller.

Ils arrivèrent en effet devant un cordon de gardes qui vérifiait chaque cargaison. Aaron s’arrêta, les salua d’un geste.

– On n’a rien à cacher, de toute façon, grommela Danaé. Enfin, à part les couilles bleues d’Aaron.

Celui-ci n’eut pas le temps de lui tordre le cou : trois gardes s’approchaient du camion. À ce moment-là, Cornélia remarqua leur étrangeté.

Ils n’étaient pas humains.

Du moins, pas tout à fait. De loin, ils en avaient l’air ; mais de près, on distinguait leurs yeux de fauves qui flamboyaient et leur peau dorée, tachetée d’ocelles sombres comme celle des léopards. Ils portaient de larges colliers d’or et de lapis-lazuli, ainsi que de surprenants plastrons colorés, dont l’éclat attira l’œil de Cornélia. On aurait dit des vitraux. Translucides et irisées, les pièces d’armure étaient formées de fragments de verre imbriqués les uns dans les autres. Tout cela avait l’air lourd, mais ils les portaient sans gêne apparente. En les observant, Cornélia finit par comprendre que les armures faisaient partie d’eux.

Sur leurs coudes, leurs clavicules et les autres endroits osseux de leurs corps, leur peau se parait de reflets brillants – là où le verre affleurait à la surface. Des cornes et des épines de verre avaient poussé sur leurs échines, prolongeant leurs vertèbres.

– Les armures vitrail, murmura Beyaz.

Blanche se redressa comme un ressort et se tourna vers Iroël. Le regard de l'artisan s’assombrit. Il observa les reflets de lumières qui dansaient sur les armures, projetant des nuances arc-en-ciel sur la peau des soldats.

– J’ai fait des armures pour Bastet, il y a longtemps. Très longtemps.

– Elles sont neuves comme au premier jour, commenta Beyaz avec un accent admiratif dans la voix.

– Vu tout ce qu’a fait Bastet avec, c’est plutôt étonnant, répliqua Aegeus avant de se mettre à tousser.

– Ils ne sont pas humains, si ? demanda Blanche en observant les trois soldats s’approcher. Ce sont les armures qui leur donnent forme humaine ? Comme pour nos masques ?

Iroël hocha la tête, mais ce fut Aaron qui répondit.

– Bastet emploie des serpolions et des hiéracosphinx. C’est des créatures égyptiennes. Mais pour tenir un automatique ou une lance, c’est plus pratique d’avoir des mains et un pouce opposable.

L’une des soldates s’accouda sur la carrosserie brûlante, se pencha vers eux par la vitre ouverte. Elle ouvrit les narines, inspira l’odeur d’Aaron. Une lueur de sympathie passa sur ses traits félins.

Salut, cousin.

Bien sûr, Aaron ne comprenait pas la langue sans mots. Mais lorsqu’elle tendit son large poing pour le saluer, il le cogna sans hésiter avec le sien. Cousin. Les deux sœurs fixèrent le changelin. Lui aussi était vêtu d'une peau humaine qui n’était pas la sienne…

De ses yeux flamboyants, la soldate fouilla l’habitacle.

Aegeus.

Elle ne parut qu’à peine surprise de le voir là.

Dehors. On fouille le camion.

Aegeus soupira, avant d’acquiescer. Il traduisit à haute voix pour Aaron, et tous s’extirpèrent de l’étuve surchauffée. Les gardes de Bastet ne firent pas dans la dentelle. Ils les passèrent au peigne fin, avant de vérifier la moindre petite saleté qui traînait dans le camion. L’arrière était plein de stocks de médicaments, de bandages et d’autres ressources d’urgence ; ils ne sourcillèrent pas. Mais alors que Cornélia et les autres s’apprêtaient à remontrer dans le véhicule, la soldate en chef les arrêta d’un geste.

C’est quoi, cette créature ? Sur le toit.

Ils froncèrent tous simultanément les sourcils. Même Aegeus.

– Quelle créature ?

La soldate se saisit d’un caillou à ses pieds, puis le jeta au-dessus du camion. Un choc mou se fit entendre, suivi d’un feulement furieux que Blanche et Cornélia auraient reconnu entre mille.

– Oh, par tous les saints ! gémit Danaé. Pas lui !

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Hello les filles ! Aujourd'hui, c'est encore un fragment nouveau. Il n'apporte pas grand-chose (quelques infos sur le fonctionnement de Bastet et sur les armures d'Iroël) mais je le trouvais vivant. Dites-moi si vous le trouvez de trop !

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