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Les sœurs se tournèrent l’une vers l’autre, catastrophées, avant de fixer Aegeus. Il ne laissa rien paraître.

– C’est un chapalu.

La soldate plissa ses paupières noires. Cornélia craignit le pire. Allaient-elle donner l’ordre de s’emparer de Greg ?

Connais pas.

– C’est français, dit Aegeus. Les plus bêtes sont toujours français. Il n’est pas assez intelligent pour représenter une menace.

– Dis donc, toi ! s’énerva Blanche. Arrête de dire du mal de Gregounet !

Puis elle se rendit compte de ce qu'elle venait de dire. Cornélia la dévisagea fixement, en rêvant de lui tirer le cerveau par les oreilles.

Mais quelle idiote ! Elle vient de hurler publiquement le nom de Greg !

Impossible de faire croire aux autres que sa langue avait fourché. Blanche en prit conscience au même instant et plaqua ses mains sur sa bouche. La couverture de leur chat, déjà bancale étant donné qu'il les suivait partout, venait d'éclater en mille morceaux.

– On l'a appelé Greg car il nous rappelle Greg, dit très vite Blanche. Il est tout aussi goinfre et il a autant mauvaise haleine... euh...

Aegeus ne gaspilla ni sa salive, ni son énergie à parler. Il se contenta de leur jeter un regard désabusé.

Vous pensiez vraiment me gruger avec ce masque de chapalu ?

– Merde, fit Cornélia. Eh bien, euh... oui.

– Eh bien non, rétorqua Aegeus.

Blanche lança un regard catastrophé à sa sœur. Depuis quand savait-il ? Depuis le début ? Depuis leur départ de chez Homère ?

La soldate de Bastet, fatiguée de leur aparté, flanqua trois coups sur la carrosserie comme si le camion était une grosse bête rétive.

Vous passez. Vite. Dépêchez-vous.

Ils ne se le firent pas dire deux fois. Cornélia fut secrètement soulagée de voir qu'ils se fichaient complètement de Greg. Sitôt qu’ils eurent traversé le barrage, Aaron se remit à accélérer comme un pilote de Formule 1. Gaspard tempêta, agrippé à son siège.

– Il fallait forcément que cet idiot nous suive, hein ? Comme si ça suffisait pas de se taper Bastet-Sekhmet et tous ses potes à moitié dingues !

– Greg peut se montrer très utile ! se rebiffa Blanche.

– Ah oui ? Et en quoi ?

Avant que Blanche ait pu inventer quelque chose à répondre, Aaron freina brusquement et se gara au bord de la route d’un coup de poignet. Le front de Cornélia faillit traverser le pare-brise.

– Aaron ! fulmina-t-elle. Non mais tu veux nous tuer ? T’es au courant qu’on peut pas mettre nos ceintures, vu combien on est sur ces trois pauvres sièges ?

– On n’ira pas plus loin avec le camion, répliqua-t-il calmement.

Il désigna le portique chinois qui les surplombait. Cornélia ne l’avait pas vu de prime abord ; la structure enjambait la rue avec élégance, déployant cinq toitures dorées agrémentées de lanternes pourpres. C’était celui qu’avait mentionné Blanche après sa ronde.

– Le palais n’est plus très loin, commenta Aegeus en ouvrant sa portière.

Une fois dehors, Cornélia observa mieux le portique ; elle devina qu'il jouait le même rôle que le message vengeur des archanges, écrit en lettres de sang au niveau de leur frontière. Mais en beaucoup plus raffiné. Et, elle l’espérait, en moins mortel. D’autorité, Aegeus se plaça à leur tête, un peu raide sur ses jambes. Ils longèrent la route de terre plusieurs minutes. Tous les sujets de Bastet les regardaient passer, chargés comme des ânes, intrigués par le gros chapalu renfrogné qui les suivait.

– Regardez ! On le voit d'ici ! s'exclama soudain Danaé.

Ils débouchèrent sur une place gigantesque, qui leur donna l'impression d'être un petit groupe de fourmis perdu au milieu de cette immensité. Le palais de Bastet était là, devant eux, éclatant de couleurs et de lumière. Il scintillait comme un bijou posé sur la surface éclatante de l'eau.

Cornélia ne savait pas à quel genre d'architecture elle s’attendait. Bastet était une déesse d’Egypte antique, mais dans la Strate, elle occupait un secteur chinois. Le mélange des deux cultures était difficile à concevoir... mais à présent qu'elle l'avait sous les yeux, sa magnificence lui coupait le souffle.

– Je crois que c'est Tiananmen ! fit Blanche en mettant une main en visière. La porte de la Cité Interdite ! Enfin… ça devait l’être, à l'origine.

Cornélia fronça les sourcils. Du regard, elle balaya la place dont on apercevait à peine le bout.

– Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

– On voit encore un morceau de la muraille rouge, d'un côté...

Le pavillon rouge avec son rempart fortifié, tel qu’on pouvait le voir dans le monde de Blanche et Cornélia, avait quasiment disparu. Il avait été transformé en un somptueux palais égyptien, fait de marbre et de pierre blanche, soutenu par d’énormes colonnes peintes ; mais de ce monument s’élevaient aussi, par endroits, des avant-toits à corniches dorées typiques de l’architecture traditionnelle chinoise.

– C’est beau, murmura Blanche.

– Ouais, c’est magnifique… magnifique comme chez Midas, grommela Gaspard. J’aime pas trop les trucs aussi beaux. Trop dangereux, en général.

Très vite, leur chemin se retrouva encadré par des statues de phinx de deux mètres de haut. Leur figure humaine, d’une perfection androgyne et sans âge, toisaient les boyards d’un regard aveugle.

Sauf que Cornélia avait vu l’un d’eux cligner des yeux. Enfin... elle en était presque sûre. Avait-elle la berlue ?

Ils avancèrent le long de cette haie d’honneur. Sculptés avec finesse dans une pierre blanche et crayeuse, les statues étaient couronnées de coiffes némès rayées de bleu, qui semblaient faites d’or pur et de saphir. Avec sa grâce habituelle, Greg leva la queue et marqua son territoire sur l'un des sphinx. Cornélia vit les muscles de pierre se contracter. Cette fois, elle en était sûre. Le cri s’échappa de sa bouche avant qu’elle puisse le contenir.

– Greg, non !

Greg sursauta, puis tout s’enchaîna très vite. Une énorme patte de lion fendit l’air, toutes griffes dehors, sans que le reste du sphinx ne semble bouger. Le chapalu s’aplatit par terre, souple comme un morceau de caoutchouc ; les griffes blanches de la statue rasèrent son dos de justesse. Puis, dans un plop presque liquide, le chapalu reprit son volume normal et fila se cacher derrière Blanche et Cornélia. La créature de pierre retrouva sa veille immobile et patiente, comme si rien ne s’était passé.

– Greg ! s’énerva Blanche. Tu m’as fait peur, espèce d’idiot ! Ça t’apprendra ! Reste derrière nous, maintenant, et ne t’éloigne pas !

Elle lui mit une tape sur la tête.

Peur, émit le matou en tremblotant comme un tas de gelée. Peur.

Dans le cas de Greg, la langue sans mots n’apportait pas grand-chose : il ne disait jamais rien de très intelligent, et les sœurs le connaissaient assez pour savoir ce qu’il ressentait simplement en le regardant.

Reste derrière nous, dit Cornélia dans une tentative de communication limitée.

Peur, répondit-il.

Très limitée.

– C'est bien quand il est devant, commenta Gaspard. Il fait office de détecteur de pièges.

Pièges ? répéta Greg, ce qui constituait un net progrès puisqu'il se contentait en général de Faim, Pipi, et Peur.

Aegeus se pinça l'arête du nez, l'air de se demander pourquoi ils s'entourait d'autant de bestioles stupides et de boyards guère plus intelligents.

– Cornélia, ordonna-t-il. Enfile ton masque et monte en altitude. Je compte sur toi pour avoir une vision globale de la situation.

– Moi ? demanda-t-elle bêtement. C’est Blanche l’éclaireuse, d’habitude.

– Obéis, grogna Aaron.

Elle obtempéra.

Le pouvoir étrange – et si familier – de la tzitzimitl envahit ses veines. Son corps sembla s’alléger, presque disparaître, et toutes ses étoiles s’éparpillèrent dans l’air autour d’elle. Lorsqu’elle bondit vers le ciel, elles vinrent s’agencer sous ses pattes, lui dessinant une petite Voie Lactée personnelle. Elle bondit encore plus haut ; ses étoiles la suivirent en un sillage scintillant.

Très vite, elle se trouva assez haut pour glaner une vue complète de la place et sa gigantesque étendue d’eau calme. Elle était traversée par quatre routes de terre, identiques à la voie qu’ils étaient eux-mêmes en train d’emprunter. Toutes convergeaient en étoile vers l’entrée du palais. Celui-ci étincelait de toutes ses couleurs vives, avec ses corniches d’or et ses colonnes peintes ; elle réalisa à quel point il était imposant. Ses ailes s’étendaient loin à gauche et à droite, formant comme une muraille, et derrière ses toits se trouvaient encore d’autres toits. C’était une véritable cité à lui seul. Une foule de gens et de nivées s’agitaient devant certaines portes, déchargeant leurs paniers et leurs paquetages. En arrière-plan, une anomalie attira soudain ses yeux alertes. Une partie du palais – un ensemble de pavillons – semblait s’être écroulé. Les toits pointus se trouvaient de guingois, voire carrément brisés en deux. Une énorme masse d’un brun noirâtre semblait pousser de l’intérieur, visible à travers les failles du bâti. De longues pointes acérées avaient percé entre les tuiles. On aurait dit qu’un parasite colossal avait élu domicile dans ce bout de palais.

Mais c’est quoi ce truc ?

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