20 - Arachné
Hello ! Ce passage n'a quasiment pas changé depuis la première version !
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Ses huit pattes colossales étaient d’un brun sombre, couvertes de poils urticants et d'épines. Des tigrures noires dessinaient des entrelacs sur son énorme thorax et son derrière plus énorme encore. Blanche était pâle comme un fromage blanc. Aucune des deux n’avait très peur des araignées ; mais c’était une chose de côtoyer des petites arachnides d’un centimètre, et une autre de se retrouver face à une créature qui devait peser quatre cents kilos.
– Mais attends, Aeg-chou, t’étais invité au bal, toi ? Personne n’en a parlé.
Aeg-chou ? Une sorte de pouffement nerveux échappa à quelqu'un, vite réprimé. Certainement Danaé, pour changer.
– Je m’invite tout seul, répliqua Aegeus. Et au nom du Ciel, arrête de m’appeler Aeg-chou.
Arachné était déjà passée à autre chose. Du bout d’une de ses pattes poilues, elle donna une pichenette à Aaron ; le garçon réprima un mouvement de dégoût.
– Putain ! Me touche pas avec tes sales pattes, l’insecte !
– Il est là aussi, le petit Aaron-chou ! Qu’il est mignon avec ses grands yeux. Toujours aussi agréable, à ce que je vois. Je suis une arachnide, mon grand ; apprends à lire et cultive-toi un peu, ça ne te fera pas de mal.
– Aouch, ça tire à balles réelles, marmonna Blanche.
Aaron renvoya un regard de haine pure à Arachné, sans rien répliquer.
– Oh, un gros minou !
Elle venait de voir Greg. Le chapalu feula, dardant ses dizaines de crocs métalliques vers elle. D’habitude, les araignées, il les mangeait en leur arrachant les pattes une par une, et Cornélia pria pour qu'il se rende compte que celle-ci était trop grosse pour lui. Aegeus reprit :
– Je comptais venir avec Midas, mais il lui est malheureusement arrivé malheur. (Arachné écarquilla ses yeux sombres, soulignés d’un trait de khôl. Aegeus sourit crânement.) Je l’ai tué, Arachné. J’ai débarrassé la Strate de Midas !
– Quoi ? J’y crois pas. Comment t’as fait ? Il est increvable, ce salopard. (Elle gesticula, surexcitée.) Oh, bon sang, il faudra que tu me racontes ça, je veux savoir tous les détails !
– C’est ça, c’est ça, marmonna-t-il. En attendant, fais-nous entrer, tu seras gentille. Je me sens un peu exposé, ici.
Arachné gloussa, le balayant de haut en bas d’un regard lubrique.
– Tu m’étonnes. Mais tu connais Bastet, elle voudra jamais d’une bande de pouilleux comme vous dans son palais. Si tu veux pouvoir assister au bal, il va falloir que je vous arrange un peu !
Le même air d’exaspération ultime apparut sur les visages d’Aaron et d’Aegeus.
– Ta ta ta ! poursuivit Arachné alors qu’ils ouvraient la bouche. Pas de protestation qui vaille : cette fois, vous n’avez pas le choix, Aeg-chou, et tu le sais très bien !
– Arrête de m’appeler Aeg-chou, madre de puta !
– Calme-toi, blondinet ! Les gros mots ne vont pas bien du tout dans ta jolie bouche.
Danaé ricana de nouveau.
– J’en vois une qui se moque derrière, commenta Arachné, mais elle rigolera moins quand je me serai occupée de son cas.
Danaé cessa de rire.
– Comment ça, occupée de son cas ? fit Beyaz. Vous allez nous faire quoi, au juste ?
La fille-araignée leva les yeux vers lui. C’était le seul du groupe à être aussi grand qu’elle ; elle loucha sur son large torse avec convoitise, caressa ses cicatrices du regard. Le soldat ne broncha pas, stoïque comme un roc.
– Oh, rien de très désagréable, mon chou. (La malice luisait dans ses yeux comme un soleil sombre.) Bien au contraire.
Ils suivirent les cliquètements de ses pattes dans les couloirs du palais ; celui-ci s’avéra aussi sublime, coloré et désordonné qu’il l’était à l’extérieur. Les boyards se tordaient le cou pour observer les lieux. Des lianes grimpaient sur les murs, des palmiers colonisaient le moindre recoin. Par endroits, ils durent baisser la tête pour ne pas heurter les lanternes chinoises qui brûlaient doucement sous les plafonds ; mais ils suivirent aussi des couloirs couverts de hiéroglyphes et de fresques égyptiennes. La fille-araignée les menait dans ce dédale sans jamais se perdre.
– Je vous fais passer par les chemins de traverse, avait-elle lancé joyeusement. Il ne faudrait pas que Bastet, ou l’une de ses hautes intendantes, tombe sur vous et décide de vous planter une pique dans le derrière pour vous faire cuire à la broche.
– Oh, ça non, avait confirmé Gaspard d’une voix sourde. Les piques dans le derrière, non merci.
Arachné portait un habit constitué d'une grande étoffe de soie rouge, drapée à l’égyptienne et retenue à la taille par une ceinture ; mais le tissu était brodé de dragons dorés, comme une robe chinoise. Elle semblait très à cheval sur l'esthétique.
– Tes cheveux sont si mal coupés, Aeg-chou ! se plaignait-elle sans arrêt en tripotant ses mèches blondes. Avec tout ton or de vieille vouivre mal embouchée, tu n’as pas de quoi te payer une paire de ciseaux ?
– Il y a des dépenses nécessaires et d’autres complètement inutiles. Tu comprendras quand tu seras plus riche !
Il la chassait d’une tape, comme une mouche gênante, mais elle revenait toujours à la charge. À quel point ces deux-là se connaissaient-ils ?
Des sphinx veillaient dans les recoins du palais, leurs yeux blancs semblant suivre le petit groupe. Le reste de l’espace était occupé par des chats. Ils étaient des dizaines, peut-être des centaines dans le palais, de toutes les couleurs imaginables, à faire leur toilette avec délicatesse ou à se pourchasser à travers les rideaux de lianes. Cornélia se sentait observée par mille yeux qui brillaient dans la végétation. Elle aperçut même un ocelot, tapi sur un pilier en hauteur, puis un couple de tigres, occupés à se baigner dans un bassin de marbre. Les fauves ne leur prêtaient aucune attention. Ils croisaient parfois des servantes affairées, mais un geste d’Arachné suffisait à les faire déguerpir.
– Nous y voilà ! dit-elle enfin au terme de dizaines de tours et de détours.
Cornélia observa les lieux, circonspecte. Au moins, il n’y avait plus de sphinx veilleurs, ni de chats, ni de servantes. Ils se trouvaient dans une pièce assez exigüe dont chaque arcade semblait donner sur un bain ou une chambre. Des voiles translucides et des soieries tombaient du plafond. Quelques lustres de papier diffusaient une lumière douce.
– Cette aile du palais est déserte pour le moment, je pense que nous y serons tranquilles. Je n’ai besoin que de quelques heures pour vous… transfigurer.
La tête levée vers les plafonds somptueux, Blanche semblait décompter le nombre impressionnant d’araignées qui gambadaient là-haut. Arachné surprit son regard.
– Oui, il y a pas mal de mes cousines, ici. Mais elles nous débarrassent des moustiques, ce qui n’est vraiment pas un luxe.
Des yeux, elle appuya sur les boutons de moustiques qui parsemaient la peau pâle de Blanche. Certains d’entre eux avaient été tellement grattés qu’ils ressemblaient à des ecchymoses.
– Bien ! reprit-elle d'une voix pompeuse. Installez-vous, très chers. Et faites preuve de patience, car j’ai huit pattes, mais je ne peux tisser qu’une œuvre d’art à la fois.
– Toujours aussi modeste, marmonna Aaron qui faisait la même tête qu’un condamné à mort.
– Je vais vous faire passer l’un après l’autre, poursuivit-elle en se frottant les mains. Qui veut commencer ? Oh, attendez !
D'une patte, elle trifouilla sous son énorme abdomen, puis elle leur montra un fil de soie blanche accroché au bout de son pédipalpe. Brillant doucement dans la lumière des lampes, il s’étirait derrière elle et s’enfonçait dans le couloir qu’ils venaient de quitter.
– C’est une sécurité. Si jamais vous vous retrouvez en danger, si vous voulez vite retrouver la sortie du palais, il vous suffira de suivre ce fil. Il retrace tout le chemin qu’on vient de faire.
D’un geste délicat, elle posa le bout du fil au bas de l’arcade de pierre, où il resta collé.
– Tu prends bien soin de nous, Arachné, commenta Aegeus en haussant un sourcil. Je t’ai tant manqué que ça ?
Elle opta pour une expression renfrognée qui lui donna un air d’adolescente.
– Si tu veux savoir, oui, ça fait du bien de voir un visage ami – et surtout, quelqu’un qui n’est pas un dieu immortel qui réduit en esclavage tout ce qui l’entoure.
Elle se tut d’un coup, fixant intensément son fil d’Ariane. Tous purent constater qu’il vibrait légèrement.
– Attendez. Quelqu’un nous suit. Ou plutôt, quelqu’un vous suit.
Avant qu’Aegeus puisse faire un geste, elle s’engouffra dans le couloir et disparut.
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