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– Quelqu’un nous suit ? gronda Beyaz. Qui nous a vus entrer, à part les servantes ?

– Ha ! lança soudain la voix d’Aachné dans le couloir.

Elle ne tarda pas à jaillir dans la pièce, un peu décoiffée ; dans deux de ses pattes géantes, elle tenait Iroël proprement ligoté avec du fil de soie.

– Hé mais qui voilà ? J’ai attrapé un gros moucheron !

– Arachné ! grogna-t-il en gigotant. Lâche-moi !

Diverses expressions passèrent sur le visage d’Aegeus, et aucune n’était très engageante. Il ne paraissait pas très surpris de la présence d’Iroël. En fait, personne ne l’était.

– Qu’est-ce que tu fais là, hijo de puta ?

Mais la vraie question était plutôt : comment avait-il fait pour les suivre si vite ? Il avait forcément emprunté leur camion, et donc échappé aux fouilles des gardes. Puis Cornélia se rappela que chez Actéon, déjà, il avait l'habitude de se planquer sous les véhicules... Elle ressentit une certaine pitié en l'imaginant cramponné sous le châssis la tête en bas, façon étoile de mer. Ça n'avait pas dû être de tout repos, surtout avec la conduite sportive d'Aaron.

– Epona voudra me voir.

– En effet, siffla Aegeus entre ses dents. J’imagine que je devrais te féliciter. Tu constitues une bonne garantie pour moi… au moins pour la déesse cheval. Pour le reste… J’imagine que tu as volé des monstres à tous les autres immortels qui seront là ?

– Oui, répondit Iroël sans trahir d’émotion.

Aegeus parut considérer l'idée de lui tordre le cou.

– Arachné. Bâillonne-moi ça et cache-le dans un placard. S’il se fait remarquer, cet idiot peut tous nous faire tuer.

Mais la fille-araignée le souleva plus haut et le fit tourner devant ses yeux avec intérêt, comme un petit chiot d’une race intéressante.

– Oh, non, Aeg-chou. On se connaît un peu, lui et moi… enfin, de loin. À une époque, on était même en concurrence : les immortels payaient presque plus cher pour une de ses armures que pour une de mes tenues ! J’ai envie de m’occuper de lui… à ma façon.

Un sourire machiavélique se dessina sur son visage anguleux. Le jeune homme ne parut pas spécialement effrayé ; il soutint stoïquement son regard, attendant qu’elle veuille bien le reposer par terre. Arachné acheva :

– J'ai hâte de mettre ce beau visage en valeur !

***

En fait, Arachné était styliste.

Styliste, créatrice de mode, couturière ; Cornélia n’y connaissait rien, mais cette étrange hybride enfilait tous ces rôles à la fois, avec un immense ravissement. Et plus Cornélia la voyait aux côtés d’Aegeus et Aaron, plus il devenait clair qu’elle avait déjà exercé ses talents sur eux – peut-être même de nombreuses fois.

Aaron fut le premier à passer par ses mains expertes.

Les autres attendaient leur tour sur des fauteuils égyptiens en bois sculpté, aussi inconfortables qu'ils étaient beaux. Cornélia avait l’impression de patienter avant son oral du bac ; elle se sentait anxieuse sans véritable raison. Blanche ruminait dans son coin, étrangement silencieuse. Lorsqu’Aaron avait disparu derrière les grands rideaux de soie, elle l’avait suivi d’un regard tourmenté. Depuis, on entendait des jurons un peu étouffés résonner dans la pièce d’à côté, ainsi que les chantonnements d’Arachné qui se mettait au travail.

Cornélia voyait bien que cette histoire avec Aaron faisait souffrir sa sœur. Bien sûr, celle-ci n’en laissait pas paraître grand-chose : elle s’était endurcie depuis la Strate, et même avant, elle avait toujours été forte – à sa façon. Mais en général, lorsqu’elle souffrait d’une situation, elle n’hésitait pas longtemps à trancher dans le vif pour s’en libérer.

Pourtant, Aaron n’avait pas l’air d’être le genre d’embrouilles dont elle souhaitait se libérer. Et Cornélia se demandait bien pourquoi. Il n’était ni agréable, ni aimant ; il n’était même pas vraiment beau. Et c’était un gros blaireau, au sens littéral du terme. Le fait que sa sœur s’accroche autant à lui la rendait folle.

« Vous croyez que j’ai que ça à faire de me taper une gamine ? »

Jette-le, songea Cornélia. Arrête d’attendre de la tendresse de sa part. Il ne faut jamais faire confiance aux garçons, et à lui encore moins. En amitié, peut-être… Mais pas en amour. Je préférerais encore que tu sois amoureuse d’Arachné.

– Tadaa ! lança soudain la voix enjouée de la fille-araignée. Et un habillé, un !

– Lâche-moi, bordel à queue ! Arrête de me toucher avec tes sales pattes, tu me donnes de l’urticaire !

Cornélia visualisa la moue d’Arachné comme si elle était devant elle.

– Espèce de rustre. Ne me remercie pas pour le merveilleux travail que je viens de faire, surtout ! Sache qu’une tenue pareille te coûterait des milliers en temps normal !

– Jamais j’investirais dans un truc pareil, l’insecte !

– Parce que tu es un imbécile de crocotta sans aucun goût ! Pfff ! Débarrasse-moi le plancher, fais de la place pour la suivante. (La voix d’Arachné augmenta brusquement.) SUIVANTE ! La blondinette qui fait un mètre vingt, là !

Blanche se leva avec la même expression qu'une condamnée à l’échafaud. En temps normal, elle aurait été toute excitée de découvrir les talents d’Arachné. Cornélia se demanda si elle craignait de se retrouver en tête à tête avec Aaron.

Arrête de penser à lui ! lui cria-t-elle silencieusement.

Mais sa sœur disparut derrière les rideaux, en lui tournant le dos.

***

Blanche ne savait pas trop quoi penser d’Arachné. Son apparence n’était pas des plus engageantes, mais elle avait l’avantage d’être très bavarde ; Blanche avait donc peu d’efforts à fournir pour meubler le silence. La fille-araignée commença par prendre ses mesures. L'une de ses pattes portait des bracelets et des perles d’argent, ce qui avait intrigué la blondinette ; elle se rendait compte à présent que ces bijoux étaient des appareils de mesure qu’Arachné déplaçait au gré de ses besoins.

– J’ai une idée fantastique pour te mettre en valeur, babillait la couturière sans cesser de s’agiter. Ça va être sublime !

Elle titilla une mèche de cheveux de Blanche du bout d’un de ses crochets ; l’adolescente tressaillit.

– Du doré, du scintillant, du transparent !

D'une pichenette, elle toucha le masque de raijū, sur son front.

– Ça ira à la perfection avec cet objet. Il a été fait par l’armurier, non ?

– En effet, marmonna Blanche. C’est un raijū. Je suis un raijū. Enfin, en quelque sorte…

À force, elle n’était plus très sûre de savoir ce qu'elle était vraiment. Plus elle passait du temps dans le corps du raijū, plus elle s’éloignait de son humanité et de ses sensations de bipède ; mais cela ne la dérangeait pas, car beaucoup de choses collaient à sa peau d’humaine, des fragments du passé qu’elle avait envie d’oublier. Le raijū, lui, était tourné vers l’avenir. Il lui avait appris à aimer la Strate, malgré Orion, malgré tout ce qu'elle avait vécu...

Arachné avait cessé de la mesurer sous toutes les coutures. Elle commença à produire plusieurs fils grâce à la glande de son abdomen ; ils ne ressemblaient pas du tout à la soie blanche qu’elle avait créée pour ligoter Iroël. On aurait dit de l'or. Et grâce à ses gestes experts, elle les arrangeait en un tissage complexe. Blanche la contempla un long moment, fascinée. Avec ses mains et ses pattes agiles, cette fille-araignée abattait à elle seule le travail d’une couturière et d’un métier à tisser, tout en chantonnant et en agitant son derrière en rythme. Tous les petits bruits de son travail – frottements, tapotements, bruissements de tissu – formaient comme une berceuse.

– Hop là !

Blanche se réveilla d’un coup ; elle réalisa qu’elle s’était assoupie. Elle essuya en hâte le filet de bave qui coulait sur son menton.

– Tiens ! Regarde ! lança Arachné en lui montrant sa production.

Blanche eut à peine le temps d’apercevoir un chatoiement doré avant que la couturière ne la cache promptement dans son dos.

– Oh ! Attends, finalement, c’est plus drôle de garder la surprise.

Elle revint prendre des mesures, drapa autour d’elle une très grande étoffe translucide qui jetait des petits éclats pailletés.

– Ça aussi, tu l’as tissé toi-même ? demanda l’adolescente en effleurant le voile.

– Bien sûr. Je peux créer toutes les matières et toutes les trames que je veux ! De la soie, du coton, du velours, du satin, de la gaze, du fil d’or et même quelque chose qui imite très bien la laine. Je pourrais même tisser du polyamide ou de l’acier, avec assez d’entraînement !

Ses yeux brillaient de passion tandis qu’elle entremêlait adroitement de nouveaux fils d’or. Elle coupa l’étoffe translucide, cousit un ourlet à la vitesse de l’éclair. Son regard ressemblait à celui d'Iroël lorsqu’il se plongeait dans la création de ses masques.

– C’est de la magie d’artisan ? vérifia Blanche.

Arachné leva la tête de son ouvrage, l’air un peu étonnée par sa question, comme si jamais cette réflexion ne lui était venue à l’esprit.

– En quelque sorte... Le mot « magie » veut tout et rien dire, surtout ici, dans la Strate. (Elle coupa un fil, se remit à broder avec ardeur.) À partir du moment où on sait fabriquer quelque chose de beau avec ses mains… c’est toujours de la magie, non ?

Blanche ne trouva rien à redire. Cette définition lui plaisait.

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