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– Blanche…

– Pardon, renifla-t-elle. Tu es très beau. Désolée. C’est juste… je suis juste fatiguée.

Aaron eut l’air encore plus mortifié. Il jura en arabe, avant de dire :

– Toi aussi, t’es pas si mal.

Blanche eut l’impression qu’un courant de deux cent vingt volts la traversait toute entière. Il se hâta de corriger :

– J’veux dire, t’es bien habillée. L’insecte a fait du bon travail.

– Je suis une arachnide ! cria la voix étouffée de la fille-araignée derrière la tenture. Illettré !

Aaron leva les yeux au ciel. Un timide sourire chassa les larmes de Blanche. Il ajouta d’un ton bourru :

– Faut pas faire attention aux miroirs. C’est une invention de merde, encore un truc mis au point par les fées. On vit mieux sans.

Blanche se tamponna les yeux avec le mouchoir d’Arachné, qu’elle avait gardé. Puis elle se moucha bruyamment.

– Tu vas encore dire que je suis une gamine immature.

Le garçon inspira entre ses dents, mais ne dit rien.

– C’était pas gentil, l’accusa-t-elle. Devant tous les boyards, en plus ! On a déjà parlé de mon âge !

– Rien à voir avec ton âge. C'est juste la vérité.

– Comment ça ? Et je te signale que toute vérité n’est pas toujours bonne à dire !

– T’as embrassé un crocotta, bon sang !

Le rouge monta aux joues de Blanche ; elle mit les poings sur ses hanches.

– Et alors ?

Il se détourna, excédé.

– Mais bon Dieu, Blanche ! T’es censée être intelligente ! Je t’ai… je t’ai parlé de mon enfance. Je t’ai raconté le pigeon, je t’ai parlé du vieil homme que j’ai mordu…

Sa voix baissa un peu.

– Je t’ai dit que j’avais failli bouffer un petit de maternelle ! Merde ! Il te faut quoi de plus ?

Un cri de surprise échappa à Arachné, de l’autre côté, et ils se souvinrent qu’elle entendait tout.

– Ne faites pas attention à moi, lança-t-elle. Continuez ! C’est très distrayant.

Aaron baissa d’un ton et se rapprocha de Blanche.

– T’as aucun instinct de survie, ou quoi ?

– Mais tu étais petit, répliqua-t-elle en haussant les épaules. C’est fini, tout ça.

– T’en sais rien. T’es complètement inconsciente !

Il releva les yeux vers elle, fugitivement, puis les rebaissa aussi vite.

– Je suis un crocotta, Blanche. Pas un humain. Et je peux te dire que tu sens la viande. Tu es de la viande.

– Quel mélodrame ! s’exclama Arachné en fond sonore.

Aaron se retourna d’un bloc, fulminant.

– Mais ta gueule, toi là-bas ! Toi aussi, je vais te bouffer !

Blanche ne put s’empêcher d’éclater de rire. Il se tourna vers elle, stupéfait de ne pas être parvenu à l’effrayer. Elle en profita pour s’approcher de lui et remettre en place le col de sa chemise, qui essayait de se faire la malle en dévoilant quelques centimètres de peau supplémentaires.

Pas que ça me dérange vraiment, songea-t-elle en lissant la veste blanche.

Le garçon lui attrapa le poignet au vol et le serra fort.

– Non mais qu’est-ce que tu fais ? T’as entendu ce que je viens de dire ?

Avant de répondre, elle prit le temps d’inspirer. Sa conversation avec le squonk, chez Midas, lui revint en tête.

« C’est un squonk lui aussi. Sauf qu’au lieu de se cacher sous des voitures, il se cache dans sa mauvaise humeur. »

Elle savait y faire, maintenant, avec les squonks. En fait, ce n’était pas si difficile. Ils souffraient simplement ; il attendaient juste d'être rassurés et aimés. Alors elle lui dit :

– Je n’ai pas peur de toi.

Elle le fixa longuement, jusqu’à ce qu’il lâche enfin son poignet. Puis elle répéta :

– Je n’ai jamais eu peur de toi. Jamais. Même au tout début, dans notre monde. Même après, dans la Strate, quand tu as combattu Asmar. Quand j’ai vu ce qu’était un crocotta.

Une once de douleur contracta le visage d’Aaron. C’était très léger, presque indiscernable.

– Je sais que tu es le chien d’Aegeus, souffla-t-elle. Mais tu n’es pas que ça. Tu es un bon coéquipier. Et même un bon chef. Enfin presque… il faut juste crier un peu moins…

Elle marqua une pause, les yeux aimantés aux siens. Ils étaient très proches ; Aaron ne bougeait plus du tout, semblable à une statue. Quand leur baiser lui revint en mémoire, elle sentit une grande chaleur lui envahir le ventre. Dans un murmure, elle ajouta :

– Je sais que je ne crains rien avec toi. J’ai confiance en toi.

Une rougeur violente monta aux joues d’Aaron, aussi intense que si elle venait de lui déclamer son amour éternel dans un sonnet de vingt pages.

– Ouais, vas-y Blanche ! cria Arachné. Embrasse-le, maintenant !

Blanche était à deux doigts d’obtempérer, mais la voix d’Aegeus la coupa dans son élan.

– On n'est jamais tranquille, ici ! Cette maudite araignée est plus volubile qu’une perruche babilleuse !

Quand il passa la porte, la blondinette recula prestement et fit mine de s’intéresser aux hiéroglyphes qui ornaient les colonnes.

– C’est quoi, une perruche babilleuse ? demanda-t-elle aussi innocemment que possible.

Lorsqu’elle se tourna vers lui, elle le trouva en train de toiser Aaron. Le garçon n’avait toujours pas bougé. Il était cramoisi jusqu’aux oreilles. Aegeus se voûta un peu, comme si le fait de voir son lieutenant dans un état pareil lui rappelait à quel point lui-même était vieux et aigri. Du moins, ce fut l’interprétation de Blanche.

– Vous deux, vous commencez à m’agacer prodigieusement. Toi, la naine, soit tu t’envoies en l’air avec mon crocotta, soit tu t’approches plus de lui ! Mais cesse de lui tourner autour comme une mouche attirée par un bout de viande.

Personne ne releva la grâce de la métaphore.

– Non mais en quoi ça te regarde ? s’offusqua Blanche. Pourquoi tout le monde me donne toujours des conseils matrimoniaux ? Toi, t’as pas de cœur et t’es trop moche à l’intérieur pour avoir une vie amoureuse, Aeg, alors règle déjà tes problèmes avant de me faire la leçon !

Aegeus siffla comme une bouilloire sous pression et croisa les bras, faisant gonfler ses larges biceps soulignés de bracelets dorés. Il ne rétorqua rien, ce qui fit naître une grande satisfaction chez Blanche. Elle l'observa. Arachné l’avait revêtu d’une toge blanche drapée sur une épaule à la grecque, retenue à la taille par une ceinture brodée d’or. Une partie de son large torse était dénudée, laissant voir sa peau recouverte d’écailles de vouivre. En fait, le tissu de la toge n’était pas réellement blanc : il semblait tissé en fils d’opale, plein de reflets, exactement comme les écailles en question.

– On porte tous des couleurs assorties, remarqua Blanche. Ça te va bien, Aeg-chou. T’es très classe.

Il lui jeta un regard mauvais, comme si le moindre compliment sur son style allait le brûler vif. Elle ajouta délibérément :

– Plus qu’à attendre les autres. Est-ce que tu as des recommandations à nous faire avant ce bal, Aeg-chou ?

Il se rembrunit encore plus, toussa un peu.

– Essayez de rester en vie. Ça sera déjà bien.

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