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Coucou ! Aujourd'hui, on attaque les épisodes que j'ai beaucoup modifiés, vous allez voir que pas mal de choses ont changé ! Pour le mieux, j'espère 8)
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Cornélia se sentait mal à l’aise dans ses vêtements. Elle avait demandé à Arachné de ne pas l’attifer d’une robe, et la couturière avait accepté ; mais le thème de la tzitzimitl l’avait inspirée et le résultat était quand même particulièrement voyant. Au-dessus d’un pantalon noir très ajusté, parsemé de minuscules diamants qui dessinaient des constellations, elle l'avait revêtue d'un bustier de soie blanche. Il était formé de broderies très délicates, scintillantes comme des dentelles de givre. Les manches longues de l'habit laissaient ses épaules nues.
– Mazette ! s’était exclamée Gaspard en la voyant. Tu brilles comme un sou neuf ou comme la reine des glaces !
– C’est Blanche le sou neuf, avait répliqué Cornélia. Elle est dorée comme un gros écu.
– Tu sais ce qu’il te dit, le gros écu ? s’était vexée l’intéressée.
Voyant la gêne de Cornélia, Iroël lui avait proposé son bras et elle l’avait accepté. Elle s’était vite rendue compte que le jeune homme était aussi mal à l’aise qu’elle. On ne le reconnaissait plus : il portait un costume-veston parfaitement coupé, assorti d’une chemise et d’une cravate. D'une blancheur de neige, l’habit faisait ressortir le cuivre de sa peau et la noirceur de ses cheveux. Arachné l’avait même affublé d’une rose rouge épinglée sur la poitrine. On aurait dit un jeune marié ou un homme d’affaires richissime. Il dégageait tant de charisme et de classe que Danaé s’était couvert les yeux, prétextant qu’il l’aveuglait.
– Si je suis la reine des glaces, toi tu es le roi, s'était moquée Cornélia.
Il avait souri d’un air constipé, sans savoir quoi répondre. La veste semblait le gêner aux entournures ; il était sans doute trop habitué à se promener vêtu d’une vieille chemise déchirée.
Alors qu'Arachné les guidait dans le dédale du palais, de la musique s’était mise à résonner autour d’eux, de plus en plus entêtante. De la lyre, de la harpe, du luth et diverses flûtes dont les mélopées langoureuses les berçaient un peu. Ils parvinrent à l’entrée d’une salle monumentale, aux hauts murs décorés de fresques égyptiennes. Le sol en était entièrement inondé, tandis que le toit s'ouvrait sur les cieux. Tel un gigantesque miroir, l'eau pure reflétait les nuages qui filaient au-dessus de leurs têtes. Brisant cette surface lisse, les servantes de Bastet couraient partout, affairées comme des fourmis au service de leur reine. Cornélia faillit être heurtée par l’une d’elles.
Arachné les abandonna là.
– J'suis pas invitée au banquet, dit-elle d’un air boudeur. Bastet m’accepte comme petite main dans les coulisses, mais elle mourrait de honte de me voir attablée avec eux. (Elle tendit sa main droite à Aegeus.) Bonne chance. Et pense à maîtriser ton orgueil : les dieux sont capricieux.
Il lui serra la main et, d’un coup d’œil, la renvoya à son corps difforme.
– Venant de toi !
Une ombre passa sur le visage brun d’Arachné.
– Justement. Je sais de quoi je parle.
Sur ces mots, elle les quitta. Ils continuèrent d’avancer en se frayant un chemin dans la foule des servantes de plus en plus nombreuses. Le long des murs, des dizaines de dragons zonures formaient une haie d'honneur menaçante ; ils étaient lourdement enchaînés par des colliers d’argent et grondaient chaque fois que les boyards s’approchaient un peu trop près.
– Regarde leurs pattes, souffla Blanche à sa sœur, sans cesser de marcher.
Cornélia avait vu.
– Je sais.
Ces zonures avaient les doigts abîmés, les griffes coupées – comme leurs cornes. Ils venaient des élevages d’Actéon… Mais contrairement à ceux du convoi, personne n’était venu les sauver. Ils étaient simplement passés d’un maître à un autre.
Cornélia serra les poings, espérant qu'ils n'allaient pas tous finir ainsi. Malgré le temps passé, le souvenir d'Orion était encore vif dans son esprit.
Plus de maître, susurra la part de son esprit qui était restée tzitzimitl. Plus jamais.
Non, plus jamais, répondit Cornélia. Ni dieu, ni maître. C'est promis.
Un grand sphinx de pierre blanche se dressait au centre de la salle ; et contrairement à tous les autres sphinx qu’ils avaient croisés dans ce palais, celui-ci bougeait. Dressé sur son arrière-train, il gesticulait à grands gestes impérieux, à la façon d’un chef d'orchestre.
– Première cuisine ! Faites ronfler les feux, préparez les broches ! Deuxième cuisine, préparez les condiments. N’oubliez pas la fleur d’oranger ! Vous, dépêchez-vous d’apporter d’autres entrées. Première file ici ! Deuxième file à ma droite.
Ses pattes de lion gigantesques bougeaient par à-coups, lourdes et mécaniques comme les bras d’une statue articulée. Sa voix était presque celle d’une femme, n’eût été son timbre dur et grave qui semblait jaillir d’un larynx de fer. Les servantes muettes s’inclinaient devant lui et se relayaient ses ordres en une organisation parfaite. Quand ses grands yeux de pierre se posèrent sur le petit groupe de boyards, Aegeus inclina brièvement la tête.
– Comment vas-tu, Intendante ?
Blanche et Cornélia se ratatinèrent quand la créature pencha son énorme tête vers eux. Son visage était d'une grande beauté, les traits aristocratiques et les paupières arquées en forme d'amande. Elle les toisa de haut en bas, contemplant les tenues scintillantes des sœurs, la toge opaline d'Aegeus, la somptueuse robe fendue de Danaé et les costumes luxueux des garçons.
– Invitation ?
Aegeus poursuivit son chemin, leur ordonnant d’un geste de faire de même.
– Je n’en ai pas. Je n’en ai jamais eu besoin. Annonce-nous donc !
– Prends garde, Aegeus, gronda le sphinx derrière eux de sa voix de fer. Son Altesse Sérénissime n’est pas d’humeur joueuse, aujourd’hui.
– Je m’en accommoderai. (Il siffla un ton plus bas.) Elle ne l’est jamais.
Laissant derrière eux la fourmilière et sa cheffe d’orchestre, ils progressèrent plus avant dans la salle. Une végétation touffue leur cachait la vue ; ils durent louvoyer entre des palmiers, des papyrus et des flamboyants qui croulaient sous les fleurs. Puis la voix tonitruante du sphinx résonna entre les piliers de pierre :
– LE QUETZALCOATL BLANC ET SES BOYARDS !
Brusquement, le silence se fit. Alors Cornélia réalisa que jusque-là, le brouhaha régnait. Et ils allaient bientôt se trouver face à la foule qui en était responsable. Elle inspira à fond, blinda toutes ses pensées. Devant eux, deux servantes écartèrent un rideau de feuilles de bananier enluminées d’argent ; la salle de bal apparut.
Vêtues d’or, de pierreries et d’étoffes précieuses, plusieurs centaines de personnes et de nivées les dévisageaient.
Cornélia resta tétanisée un instant, mais son blindage tint bon. Blanche se colla contre elle d’un côté, Danaé de l’autre. Sans paraître atteint le moins du monde, Aegeus fendit la foule. Les gens s’écartèrent dans un remous presque liquide, sans cesser de les toiser. Il y avait là des nymphes de toutes sortes, couvertes de bijoux aux couleurs aussi vives que leurs peaux de mousse, d’écailles ou de nuages ; des humains et des faunes dont les muscles secs indiquaient leur statut de boyard, mais qui portaient des vêtements aussi luxueux que Blanche, Cornélia et les autres. Des nivées sombres et efflanquées les regardèrent passer, semblables à des chacals, aux parures d’os incrustées de diamants. Puis ils croisèrent de hautes femmes squelettiques et ténébreuses comme des mauvais rêves, la peau plus noire que nuit, des ailes de chauve-souris repliées dans leur dos. Des larmes de sang s’épanchaient sur leurs joues, et leurs chevelures tressées en coiffures extravagantes sifflaient et rampaient comme des nids de serpents.
– Les regardez pas dans les yeux, souffla Danaé aux sœurs. Ce sont des Érinyes, des nymphes infernales. Les suivantes de Cerbère.
Quand une longue vipère noirâtre glissa le long de l’épaule de Blanche, elle plaqua une main sur sa bouche et se retint héroïquement de produire un son. Elles traversèrent ensuite un contingent de lionnes couvertes d’écailles, au long cou de serpent. Chacune d'elles portait un plastron de bronze qui devait peser chacun autant que Blanche et Cornélia réunies.
– C’est quoi, tout ça ? chuchota Cornélia. Il y en a encore beaucoup, des comme ça ?
Danaé grimaça.
– Chaque immortel se déplace avec sa cour. On va avoir l’air assez minables au milieu de tout ce beau monde, j’vous le cache pas.
Gaspard lissa son veston noir, aux ourlets empesés de pièces d’argent.
– Parlez pour vous, les filles.
Avec une nonchalance étudiée, il se saisit d’un petit four sur le plateau d’une servante – avant de le jeter discrètement quand il réalisa que ce n’était pas de la tomate sur l’apéritif, mais de petits bouts de poumon cru.
– Humpf ! Je déteste ce genre de bals.
– Des hippalectryons ! s’exclama Blanche.
Des nuées de créatures ailées s’écartèrent devant eux, dont nombre d’hippalectryons. Comme Monsieur Plume-verte, leur ventre était sculpté par les privations ; mais leur regard était très différent du sien. Ils les toisaient avec une froide méfiance, la tête haute, les plumes couvertes de perles et de pampilles de verre qui brillaient comme des astres.
– C’est la cour d’Argos, murmura Danaé.
Cornélia mit enfin le doigt sur ce qui la mettait mal à l’aise. Toutes ces créatures, tous ces gens, tous ces boyards étaient pareillement maigres et nerveux, les visages en lames de rasoir, marqués par le manque de nourriture et d’eau ; et pourtant ils paradaient là, couverts de richesses, comme si les temps n’avaient jamais changé.
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