25 - Bastet-Sekhmet

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Aegeus s’arrêta enfin. Devant eux, des marches blanches vertigineuses menaient à une grande estrade, suspendue en hauteur, et à plusieurs autres plus hautes encore. Deux files de servantes y défilaient sans trêve, apportant des plats d’or débordants de fruits et de viandes en sauce, ainsi que des jarres et des coupes précieuses contenant certainement du vin. Cornélia sentit le danger à plein nez ; un frisson de tension hérissa son échine.

Confortablement assis sur des sofas, des nattes de bambou et de grands tapis de velours, les immortels étaient là.

Même à cette distance, elle reconnut Argos et ses somptueuses plumes de paon. Lorsqu'il se pencha légèrement pour les fixer, elle inspira entre ses dents. Elle se souvenait encore de son regard sombre et cruel, semblable à celui d’un oiseau, et des cents yeux qui parsemaient son plumage, qui pouvaient s’ouvrir d’un coup. Près de lui se tenait Io. Sa grande silhouette blanche couverte de bijoux ne passait pas inaperçue ; le couple d'immortels scintillait de mille feux. Près d'eux siégeait une silhouette noire qui devait être Bastet-Sekhmet, ainsi que plusieurs autres.

– Nous y voilà, dit Aegeus entre ses dents. Inclinez-vous et gardez le dos bien bas jusqu'à ce qu'ils vous autorisent à faire l'inverse. Ne les fixez pas dans les yeux. Mais n’agissez pas comme des proies, pas à côté de ces immortels-là. Soyez toujours sûrs de vous. Il ne faut montrer aucune faiblesse.

Ils hochèrent la tête à l’unisson. Puis, le dos courbé, ils foulèrent l’eau cristalline et commencèrent à gravir les escaliers de marbre. Les servantes leur jetaient des regards curieux en passant près d’eux. Une fois parvenu à mi-hauteur, deux gardes aux yeux de fauves et à la peau tachetée, vêtus de l’armure de verre d’Iroël, croisèrent leurs lances pour leur interdire le passage. Aegeus s’arrêta. Il fit signe aux boyards de se mettre à genoux sur la pierre dure et se prosterna lui-même aussi bas qu’il le pouvait.

– Votre Altesse, lança-t-il d’une voix forte. Je vous présente mes respects et ceux de mes boyards ! Je vous prie de m’excuser pour mon outrecuidance, mais si j’ose m’inviter ainsi à votre flamboyante réception, c’est dans votre unique intérêt !

Pourquoi il crie comme ça ? se demanda Cornélia, mortifiée.

Puis, en glissant un coup d'œil discret, elle se rendit compte que les estrades des immortels étaient encore loin.

– Je dois vous faire part de certaines nouvelles que vous ne pouvez vous permettre d’ignorer ! Si vous me le permettez, je vous conterai ce qui nous a menés ici, en votre palais.

Un rire raffiné s’éleva du côté des estrades, suivi d’une voix de femme profonde et grave.

– Je n’entends rien. Parle plus fort, Quetzalcóatl Blanc !

Aegeus prit le temps d’inspirer profondément. Ses yeux jetaient des éclairs. Il étouffa un accès de toux, puis se remit à crier plus fort. Les immortels se mirent à rire ; Danaé avait l’air terrorisée. Cornélia et Blanche échangèrent un regard.

C’est fait exprès, dit Blanche en silence. Les estrades à trois kilomètres. C’est pour humilier tous ceux qui veulent parler à Bastet !

Iroël hocha la tête.

Exactement.

À la fin de sa tirade, Aegeus toussa, épuisé par l'effort. Il y eut du mouvement parmi les immortels. Un froissement de tissu se fit entendre, puis, d’un coup, la musique s’arrêta. Quelqu’un descendit quelques marches dans leur direction. Cornélia discerna des pieds à la peau sombre, chaussés de sandales égyptiennes. Elle ne leva pas les yeux plus haut.

– Qui vous a permis d’entrer ici ? dit la même voix de femme.

En contrebas, la foule faisait toujours silence. Cornélia avait l’impression que mille regards étaient fichés dans leur dos ; ils les épinglaient sur ces marches comme des papillons morts.

– Midas m’a invité, Altesse, répondit Aegeus sans se démonter. Il exigeait que je l’accompagne.

– Ah ! s'esclaffa une autre voix, qui semblait n’être ni féminine ni masculine. Et où se trouve donc ce vieux cafard doré ? Il est en retard !

– Il ne viendra pas, lança Aegeus. Je l’ai tué.

Un silence imposant retomba sur l’estrade.

Bon, songea Cornélia. Ça, c'est dit.

Elle s'attendait presque à ce que le monde explose, mais rien de tel ne se produisit. La première voix jeta :

– Lève-toi.

Aegeus obéit et ordonna d’un signe à ses boyards de faire de même. Ankylosée, Blanche faillit se casser la figure sur les marches ; Cornélia la rattrapa in extremis.

– Regardez-moi. Je vous y autorise.

Ils levèrent tous la tête, très lentement, vers la déesse qui les surplombait.

Le blanc pur de sa robe égyptienne offrait un contraste saisissant avec sa peau sombre. Le tissu venait se draper sur l’une de ses épaules, dévoilant une partie de sa poitrine ; celle-ci était parfaitement humaine, comme le reste de son corps, pour ce que pouvait voir Cornélia. Ce qui créait un sacré contraste avec son visage. Car Bastet avait une figure animale, celle d’une chatte noire au pelage brillant. Ses yeux luisaient comme deux perles de jade, maquillés d’un trait doré. Sa coiffe de pharaon formait comme une crinière bleue rayée d’or. Un large collier ousekh, tissé de plusieurs rangs de perles bleues, scintillait sur ses épaules. Elle était d'une taille surnaturelle, bien plus grande encore qu'Aegeus, et chaque cellule de son corps semblait diffuser une aura noire autour d'elle.

Le souffle de Cornélia s'accéléra ; elle se sentit comme une petite souris devant un prédateur aux dents longues et, soudain, elle prit conscience que Bastet était la première entité divine qu'ils croisaient. Ce n'était ni Midas, ni Homère qui avaient été humains un jour. C'était une créature au-delà de la compréhension humaine. Avec une lenteur délibérée, la déesse les toisa des pieds à la tête, contemplant leurs tenues précieuses. Une brève lueur de satisfaction traversa ses pupilles.

– Midas n’est plus ? demanda-t-elle à Aegeus.

Son expression était si neutre qu’il était impossible de dire si elle était fâchée. Aegeus inclina la tête, avec autant de respect qu’il en avait montré à la Mère des dragons.

– Il a été dévoré par un doppelgänger, Votre Altesse. À l’heure qu’il est, il ne reste plus rien de lui.

Les autres immortels s’agitèrent à l’arrière-plan. Certains se trouvaient sur la grande estrade de Bastet, d’autres bien plus loin, et ces derniers les toisaient d'en haut avec l’intérêt nonchalant des aristocrates penchés à leur balcon. L’un d’eux semblait être un lion gigantesque, dont les flancs lisses reflétaient la lumière comme de l’acier blanc. Près de lui, un molosse au pelage fauve dévorait une carcasse de veau dorée à la broche. Ses trois têtes massives mangeaient à tour de rôle, et leurs gueules rougeoyaient comme des enfers miniatures. Cornélia contint sa surprise. Cerbère ?

– L’avare est mort ? siffla une voix qui n’était ni mâle ni femelle.

Cornélia glissa un regard furtif dans sa direction. C’était une créature qui siégeait derrière Bastet, et qui avait la silhouette d’une femme ; mais sa peau était couverte d’écailles et sa chevelure répugnante n’était qu’un nœud grouillant de cobras. En guise de jambes, elle possédait une énorme queue de serpent qui s’enroulait sur le rebord de l’estrade. Était-ce la fameuse Échidna, la mère des serpents et des chimères ?

Près d’elle se tenait une grande femme aux larges épaules, assise en tailleur sur un coussin de soie. Mais son visage… Son visage était celui d'une jument aux traits délicats.

Blanche, qui l’avait vue aussi, se tendit à côté de Cornélia. Ce devait être Epona, la fameuse déesse cheval. C’était la seule à ne pas s’être parée de bijoux et d’ornements inutiles. Son pelage ras était d’un brun chaud presque doré, comme le plastron magnifique qu’elle portait : la pièce d’armure semblait faite de bois sculptée. Par-dessous ruisselait le drapé d’une robe de lin. Sa crinière, nattée en une coiffure volumineuse, regorgeait de brins de lierre entrelacés. Elle fixait leur groupe en silence.

À côté d’elle était assis Panurge. Il semblait tout petit à côté de ces forces de la nature, et mangeait avec beaucoup de goinfrerie. Il s'était vêtu d'une veste de costume d’une couleur lie-de-vin, pour le moins… originale. Lorsqu’il s’étouffa avec un grain de raisin, Epona lui tapota le dos d’un geste très humain. Mais son attention restait fixée sur Aegeus. Et dans ses yeux de cheval, plus expressifs que beaucoup de regards humains, on pouvait lire un grand espoir. De l’espoir entremêlé à une couche de méfiance.

– Tué par un doppelgänger, dit lentement Bastet. Par tes soins.

Ses émotions étaient toujours impossibles à lire.

– Et tu oses te présenter ici, devant nous, avec sa mort sur la conscience.

Une étincelle fusa dans ses yeux verts. D’un coup, sa tête pivota de côté, à quatre-vingt-dix degrés, dans un craquement de vertèbres. La peur traversa les boyards, violente et instantané, avant qu’ils ne la ravalent – ne laissez voir aucune faiblesse, avait dit Aegeus. Un deuxième visage leur faisait désormais face, émergeant de l’arrière de la tête de Bastet. Il avait les yeux pareillement verts et le front ceint des mêmes bijoux que Bastet, mais ce n’était pas elle. C'était une lionne noire. C'était Sekhmet.

La déesse était double.

Voilà pourquoi tout le monde l’appelle Bastet-Sekhmet, songea Cornélia, pétrifiée par la terreur.

Et cette face-là, terrible de brutalité, n’avait plus rien de la calme élégance de Bastet.

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