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Tu oses te présenter devant nous, tueur d'immortels ? rugit Sekhmet, les yeux sertis de flammes.

Une chaleur insoutenable se dégagea d’elle, celle d’un brasier ou d’un désert mortel. Des gouttes de sueur perlèrent instantanément au front de Cornélia et des autres boyards.

Pourquoi es-tu venu ? Pour nous abattre à notre tour ?

Chaque fois qu’elle ouvrait la gueule, des rafales de vent brûlant s’échappaient d’entre ses crocs, emportant ses mots dans toute la salle, sifflant en rasant les murs et les colonnes. Blanche et Danaé tenaient leurs cheveux à deux mains comme s’ils allaient s’envoler ; Aegeus maintenait en place le drapé de sa toge d’un air presque blasé, semblant attendre que la déesse ait terminé sa crise. Il leur fit signe de s’agenouiller de nouveau ; ils se prosternèrent en vitesse et posèrent le front contre les marches.

Ou bien pour te vanter d’avoir triomphé du roi d’or ? rugit la déesse.

Sur son front, un petit cobra dardait ses crocs minuscules vers Aegeus.

– Ni l’un ni l’autre, Altesse, dit-il d’une voix assez forte pour couvrir les bourrasques. Je suis venu ramener ses protégés à Epona.

Sur l'estrade, la déesse jument se leva d’un bond. La crainte et le ravissement se lisaient dans ses poings serrés et ses oreilles pointées vers l’avant. Une cavalcade se fit entendre au loin ; au même instant, la grande main de Sekhmet saisit Aegeus à la gorge. Elle le souleva au-dessus de l'escalier et feula une tempête qui fit battre la chevelure d’Aegeus. Des vagues se formèrent à la surface de l’eau.

Non, Sekhmet ! lui cria Epona dans la langue sans mots. Mais la déesse lionne lui tournait le dos. Seul le visage de Bastet lui faisait face, mais il semblait endormi, les yeux fermés. Ce n’était plus elle qui dirigeait ce corps.

La cavalcade se rapprochait ; à présent, elle résonnait comme le tonnerre à travers les murs de pierre du palais.

Uchchaihshravas, articula Blanche sans un son, les yeux écarquillés.

Et Svadilfari, ajouta Cornélia, qui se demandait bien comment tout cela allait finir. Elles connaissaient par cœur le son de leurs sabots à présent. Aucun cheval légendaire ne courait de la même façon. L'esprit de l'arc-en-ciel, par exemple, ne connaissait qu’une seule vitesse : le galop le plus effréné.

Et soudain, il fit irruption.

Il surgit du ciel dans un bond prodigieux, ses crinières de lumière déployées dans son sillage, et se laissa tomber dans la salle de banquet directement à travers l’ouverture du toit. Des hurlements s’élevèrent de la foule. Lorsqu’il atterrit avec violence, provoquant un tsunami, ainsi qu’une montée des eaux sur l’escalier, ce fut la débandade. Chacun marcha sur ses voisins pour échapper à la noyade. L’étalon blanc se cabra dans un fracas de bronze et d’or, levant ses monstrueux sabots métalliques ; ses sept têtes roulèrent des yeux fous et tout son harnachement tinta en cascade. Même les nymphes infernales reculèrent. Tous les immortels se levèrent sur leurs estrades, sauf Argos, qui sirotait son vin sans paraître choqué le moins du monde. Sekhmet se figea, la main toujours serrée sur la gorge d’Aegeus.

Un arc-en-ciel chatoyant se déploya dans la salle, réfractant mille couleurs sur les fresques qui couvraient les murs. Une fierté incongrue monta en Cornélia. Elle n’aimait pas ce satané cheval, mais il appartenait au convoi, et elle vibrait à l’unisson avec lui – et le message qu’il délivrait à sa manière.

Voilà ce dont nous sommes capables. Voilà ce que nous sommes. Osez vous en prendre à nous, à présent !

À voir l’expression d’Epona, Aegeus avait atteint son but. Une larme roulait sur la joue duveteuse de la déesse jument. Depuis combien de siècles attendait-elle de le voir libéré de Midas ?

Quant à Sekhmet, elle inspira entre ses crocs, son regard furieux promettant mille morts à Aegeus, mais elle relâcha doucement sa prise. Aegeus reposa les pieds sur l’escalier et se paya même le luxe d’épousseter sa toge – à l’instant où Svadilfari arrivait à son tour.

Le colossal étalon de pierre eut le même effet qu’une météorite. Quand il se réceptionna dans la salle, une déflagration claqua dans tout le palais. Les murs tremblèrent, les pavés sous l’eau se fracturèrent violemment ; des colonnes s’écroulèrent dans un grondement d’apocalypse. La foule hurla de nouveau, projetée d’un côté et de l’autre comme une vague en plein ressac. Le palais parvint tout de même à rester debout, et la salle de banquet également. Ils avaient été conçus pour contenir des dieux, Svadilfari ne devait pas être le premier à les ébranler.

– Par Sobek ! rugit la déesse lionne.

Sa tête pivota de nouveau, son cou craqua encore. Bastet reprit alors le contrôle de leur corps. Elle acheva sa phrase d’une voix sereine :

– Je ne vais pas pouvoir t’égorger à présent. Pourquoi a-t-il fallu que tu ramènes Uchchaihshravas et Svadilfari ?

Aegeus répliqua d’une voix tout aussi calme :

– Vous oubliez Alsvinnr et Árvakr, Votre Altesse. Vous avez tous dû remarquer que les soleils de ce monde se sont remis en mouvement.

Bastet plissa le nez sans répondre.

– Ah ! s’exclama la voix de Panurge. Oui, en effet. C'est une petite nouveauté agréable !

La déesse jument, elle, fixait Aegeus sans rien dire. D’un geste, elle essuya sa joue humide, puis exprima :

Merci. Merci d’avoir mis fin à leur captivité abjecte.

Svadilfari tendit sa grosse tête vers l’estrade, vers elle. Ses énormes naseaux soufflèrent sur elle avec affection, ébouriffant sa longue chevelure tressée de feuilles de lierre. Elle leva ses yeux sombres vers lui.

Te voilà, expirèrent-ils ensemble dans la langue sans mot.

Le regard du cheval bâtisseur était si tendre, et celui d’Epona si éperdu, que Cornélia se demanda fugacement s’il n’y avait pas quelque chose entre eux.

Qui pouvait le dire ? C’était la Strate. Tout pouvait arriver, la folie et la mort, la magie la plus surprenante, et parfois… parfois même, l’amour.

À cet instant précis, Cornélia eut une vision fractionnée de son ancien monde, comme un éclat de shrapnel planté dans sa mémoire ; elle se vit assise à sa table d’étudiante, dans un amphi morne et inintéressant ; elle se vit à la caisse d’une supérette vide, cherchant sa carte bancaire au fond de sa poche, puis encore d’autres visions très rapides qui se succédaient sans trêve. Et toutes ces images lui semblèrent effacées, presque incompréhensibles. Ce cheval de pierre et cette déesse à tête de jument lui semblaient plus réels que l’amphithéâtre de la fac, que les caissières fatiguées du mardi soir. Plus réels, même, que ses propres parents…

Avait-elle vraiment fait ses courses dans des supermarchés ? Préparé des spaghettis dans une cuisine toute équipée ? Existait-il des gens, quelque part, qui le faisaient encore ?

Elle n’était plus cette personne-là. C’était comme si tout l’avait menée à la Strate, à ces dieux, ces archanges, ces monstres et ces histoires insensées. Elle était une boyarde, elle s’habillait de fils tissés par Arachné, discutait avec un matagot, accompagnait une vouivre dans des traquenards dangereux qui ne lui faisaient plus vraiment peur.

Elle imaginait des romances entre des dieux immortels, qui n’avaient plus foulé le monde réel depuis la nuit des temps.

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