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Hey ! Aujourd'hui, un épisode qui devrait faire plaisir à Claudine puisqu'elle n'attendait que ça xD
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– Sleipnir est libre aussi, lança la voix d’Aegeus – interrompant ses réflexions étranges.
– Merveilleux ! coupa Argos qui semblait s’ennuyer. Quelles touchantes retrouvailles. Mais nos ventres crient famine et, ma foi, nous sommes ici pour les remplir à foison. Que diriez-vous de poursuivre cette conversation en dévorant nos entrées ?
Il claqua des doigts vers deux servantes au crâne rasé, qui s’approchèrent de lui avec réticence. Il leur tendit quelque chose. Une laisse ?
– Tenez, mes belles, apportez donc ceci en cuisine.
Elles obéirent promptement. Les yeux de Cornélia suivirent la laisse, redoutant ce qu’elle allait trouver au bout. Jusque-là caché derrière l’ample stature d’Argos, un petit troupeau d’esclaves apparut. C’étaient des hommes et des femmes entièrement nus, à l’obésité très prononcée, au cou cerclé d’un collier en acier. Chaque collier était enchaîné aux autres, de sorte qu’ils ne pouvaient que rester agglutinés les uns aux autres comme un troupeau d’oies prêtes à cuire.
Les servantes n’eurent pas besoin de tirer vraiment sur la laisse : le troupeau les suivit docilement. Il n’y eut pas la moindre once de curiosité ou de crainte sur les visages des esclaves, et c’était peut-être ça le pire. En fait, ils n’avaient pas l’air de penser du tout. Cornélia et Blanche les regardèrent descendre les marches, passer tout près d'elles – ils sentaient fort la bête mal lavée – puis disparaître au bas des escaliers. Un sentiment rance leur tordit le ventre, qui mêlait la peur à l’horreur.
Puis Bastet frappa dans ses mains ; une nouvelle vague de servantes déferla dans la salle. Uchchaihshravas et Svadilfari furent installés au pied de l’estrade et se virent apporter de l’avoine et de la luzerne dans des plats d’or géants, portés chacun par six personnes. La foule resta soigneusement à distance des deux chevaux géants.
Aegeus, lui, soutenait toujours le regard de Bastet.
– Nous permettez-vous de rester, Votre Altesse ?
La déesse semblait presque ennuyée.
– Prends place parmi nous. Puisque tu es là, à présent...
Mais alors qu’ils terminaient de monter les marches, elle ajouta :
– Ainsi, vous pourrez profiter de votre dernier repas.
– Super, murmura Gaspard. On n’était pas censés récolter des lauriers pour avoir tué Midas ?
– Lorsque je parlais d’entrées, commenta une voix grave et onctueuse, je ne pensais pas qu’elles arriveraient si vite !
Encore Argos. Quand Cornélia glissa un œil rapide vers lui, elle le trouva allongé sur un coude, occupé à piocher des grains de raisin dans le plat que lui tendait une servante. Cornélia nota que les mains de la pauvre fille tremblaient légèrement. Un sourire sardonique traversa le visage de l'immortel, qui attendait certainement une réponse ; mais Aegeus ne mordit pas à l'hameçon. Il fixait le sol, l'expression neutre. Assise en tailleur près de son époux, Io restait silencieuse, hiératique comme une statue de marbre. Elle hocha très légèrement la tête à l’intention de Cornélia et Blanche.
Prenez place près de moi, leur intima Epona qui s'était rassise sur son coussin de velours.
Danaé ne se le fit pas dire deux fois ; Cornélia remarqua alors que la déesse était entourée de quatre faunes qui se tenaient légèrement en retrait, armes à la ceinture. Rien de ce qu’il se passait sur l’estrade n’échappait à leur regard aigu. La jeune femme se rendit compte que chaque immortel était ainsi accompagné par ses plus fidèles boyards. L’un d’eux était entouré de plusieurs créatures maigres et noires, semblables à de grands chacals vêtus d’os, comme ceux qui occupaient la salle en contrebas. Les cheveux de Cornélia se hérissèrent dans sa nuque quand elle croisa le regard de l’immortel. Sa peau était aussi noire que celle de Bastet, il portait la même coiffe de pharaon rayée d’or, et le même maquillage scintillant. Mais sa longue tête effilée était celle d’un chacal.
Anubis !
Les yeux sombres d’Anubis passèrent sur elle sans daigner s’arrêter ; mais l’une de ses oreilles pointues s’orienta vers eux, l’espace d’un instant, traduisant une brève curiosité. Cornélia baissa vite les yeux. Elle prit place derrière Aegeus, avec les autres. Leur chef s’assit en tailleur sur la natte de bambou ; quant à eux, ils avaient déjà compris qu’ils passeraient le banquet debout.
– Bienvenue, bienvenue, chantonna Panurge en leur faisant passer un plat rempli de petites pièces de viande rôties.
Gaspard s’en saisit avec une répugnance visible, malgré leur fumet délicieux.
– Pose ça ailleurs, murmura Danaé, ou les petites vont gerber.
Intriguée, Cornélia se pencha discrètement vers le plat. Lorsqu’elle vit ce dont il s’agissait réellement, l’horreur la traversa de part en part. De loin, elle avait cru voir des pattes de poulet nappées d’une sauce caramélisée.
En réalité, il s’agissait de petites mains humaines.
Son estomac remonta brusquement vers sa gorge, essaya de sortir par tous les moyens possibles ; elle le contint héroïquement.
Ici, c’est du poulet, se répéta-t-elle en serrant les dents. Ici, c’est normal. Les pattes de poulet ne me font pas vomir. Je n’ai aucune raison de vomir…
À côté d’elle, Blanche avait le teint particulièrement verdâtre. Aaron arracha le plat à Gaspard et le refila à Aegeus. Malgré sa pâleur maladive, le chef du convoi se servit copieusement. Ses boyards détournèrent les yeux dans un parfait ensemble.
Les vouivres mangent des humains, se répéta Cornélia en espérant contenir sa nausée. Voilà : nous mangeons du poulet et les vouivres, quant à elles, mangent des humains. Il n’y a pas de mal à ça. C’est naturel…
Mais il n’y avait rien de naturel à faire circuler un plat garni de mains d’enfants, pas plus que de pattes de poulet rôties. Les deux étaient écœurants de cynisme. Cornélia avait déjà vu des nivées dévorer d’autres nivées, et même des humains, mais elle n’avait pas été choquée à ce point. C’était le fait de les réduire à une matière première, de les cuisiner des heures, de présenter ainsi la viande dans un joli plat pour qu’on ne voie plus le sang, ni la violence, ni l’identité de l’être que l’on s’apprêtait à dévorer. C’était bien pire qu’un meurtre... D’un coup, cette barbarie civilisée lui parut insupportable.
Blanche dit en silence :
Je croyais que Bastet était la protectrice des femmes et des enfants ?
Gaspard rit du nez.
Tes infos datent un peu.
Les immortels… ont une vie trop longue… pour ne pas se laisser corrompre, toussa Aegeus. Pour la plupart d’entre eux, le temps érode leurs principes… et surtout leur foi en l’humanité. Ils sont comme l’acier : plus ils sont beaux et purs, plus les millénaires les corrodent et les enlaidissent.
Quand il fit passer le plat à Epona, la jument détourna le regard et le renvoya derechef à une servante. Cornélia le suivit des yeux tandis qu'il était apporté à Argos, à Anubis et Echidna, puis à une créature qui se trouvait tout au fond de l’estrade.
Une créature qu’elle connaissait bien.
Un peu trop bien, même.
Greg !
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