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– On peut peut-être l’aider à réparer sa coquille plus vite ? fit Blanche. Quand j’étais en CP, on avait des escargots dans la classe et on leur donnait des œufs pilés pour qu’ils aient assez de calcium. Ça marcherait avec lui ?

– Super idée, Blanche, si t'as des œufs de tyrannosaure sous la main !

Alors qu’elles se chamaillaient, un petit crissement se fit entendre : celui des tuiles et de la pierre émiettée qui fermaient la coquille du carcolh. Une antenne émergea de l’opercule, presque timidement. La créature avait cessé de crier, mais une respiration lourde et douloureuse la faisait encore trembler. Iroël s’approcha doucement, pas à pas.

Qui ? exprima la bête. Qui est là ?

– Euh, Iroël ? maugréa Cornélia. T’es sûr de ce que tu fais, là ?

Elle parlait à voix basse, de peur d’énerver le carcolh.

– Il n'entend pas, dit Iroël sans se retourner. Il est sourd et quasi aveugle.

La petite antenne s’étira timidement vers lui. Cornélia s’attendait à voir un œil au bout, mais non. Quand Iroël tendit sa main à plat, l’appendice s’en approcha avec circonspection.

Tout va bien, dit Blanche. On ne te veut pas de mal.

– Ça marchera pas, dit Iroël. La langue sans mots ne marchera pas. Puisqu’il peut pas te voir, ni t’entendre.

Cornélia se tendit. Ils pouvaient donc le comprendre, mais ça ne fonctionnait pas dans l'autre sens. L'antenne toucha la paume d'Iroël, puis se rétracta d’un coup. Un mugissement de colère, si grave qu'il confinait aux infrasons, fit vibrer le sol sous leurs pieds.

Humain. Mauvaise odeur. Humain !

Deux tentacules jaillirent de la coquille, si vifs que Cornélia faillit ne pas les voir ; lorsqu'ils giflèrent le torse d'Iroël avec un bruit de fouet qui claque et s'enroulèrent autour de lui, elle hurla de frayeur.

Iroël !

Il n'avait même pas sursauté ; seules ses mâchoires s'étaient serrées, rendant son visage plus anguleux.

Humain ! tonna le carcolh.

Iroël ne recula pas. Un instant déstabilisé par son manque de réaction, le carcolh le serra si fort que son beau costume se chiffonna comme un bout de papier ; à travers les déchirures du tissu, Cornélia distingua des plaies qui se formaient. Sous la pression, la veste blanche s'imbiba de lignes rouges. La douleur fit pâlir le garçon. Lorsque Blanche tournoya autour de lui dans une nuée d'étincelles, il articula :

– Non, Blanche ! Reste en dehors de ça !

Cornélia fixait la scène, les yeux agrandis par la terreur. Le carcolh n'avait encore fait usage que d'une part minime de sa force. S'il le décidait, il pouvait presser sa victime comme un citron. Un instant, elle imagina tous les boyaux d'Iroël lui sortir par la bouche, poussés par la pression infernale. Ses jambes flageolèrent. C'était sans doute l’une des pires façons de mourir.

Je ne veux pas voir ça... S'il vous plaît...

Mais quels dieux pouvait-elle bien prier ? Les dieux se tenaient derrière elle, dans ce palais, occupés à se goinfrer de chair humaine.

Ils ne pouvaient s’en remettre qu’à eux-mêmes.

***

Sous les yeux de Cornélia, le carcolh secoua Iroël de droite à gauche. On ne voyait rien de la bête, à part ces ignobles tentacules noirâtres.

Mauvaise odeur ! mugit-il de nouveau.

Iroël ne répondit rien. Si la bête était sourde et aveugle, ils n'avaient aucun moyen de communiquer avec elle. Cornélia sentit une onde glacée la traverser de part en part quand elle s'en rendit compte. Quels sens restaient à la créature ?

L'odorat. Le toucher...

Elle savait que toutes les nivées voyaient le monde d'une façon différente ; les coulobres par exemple avaient accès à une palette de couleurs émotionnelles que les humains n’imaginaient même pas. Elles pouvaient voir l'aura d'Iroël, pleine de sincérité et d’empathie. Est-ce que le carcolh disposait d'un odorat puissant à ce point ? Est-ce qu'il était capable de percevoir une odeur de bonté chez Iroël, ou de sentir les émotions qui le traversaient ? Il leur aurait fallu une langue sans mots uniquement basée sur les odeurs... Cela devait forcément exister. Mais de simples humains étaient incapables de l'imaginer...

Elle se sentit complètement impuissante.

Dans un bruit d'éclaboussures, Blanche reprit forme humaine. Elle s’approcha d’Iroël, très doucement – le garçon semblait à deux doigts de suffoquer, la cage thoracique compressée par la force titanesque de la bête. Puis elle tendit ses deux mains vers la créature.

– Tout va bien, chuchota-t-elle.

Blanche ! hurla Cornélia.

Elle enfila son masque et bondit devant elle – une fraction de secondes avant que les tentacules jaillissent.

Ils cinglèrent l'air dans un bruit de détonation, manquant leurs têtes de très peu ; leurs tympans bourdonnèrent et elles se retrouvèrent soudain aussi sourdes que l’escargot. Blanche, têtue, n’avait pas bougé malgré sa terreur.

Qu’est-ce que tu fais ? éclata-t-elle. Il faut lui montrer qu’on est inoffensifs !

Idiote ! rugit la tzitzimitl. Va-t’en !

Quand l’un des tentacules s'approcha de la cadette, Cornélia se jeta sur lui et y planta ses crocs. L’odeur de vase lui fit tourner la tête et la chair molle, pleine de mucus contre sa langue, lui donna envie de vomir ; mais elle tint bon. Le carcolh mugit en même temps qu’elle, la secoua dans tous les sens pour qu’elle lâche prise. Sans succès. Alors l’autre tentacule s’enroula brusquement autour de Blanche, avec une force telle qu’elle cracha tout l’air de ses poumons et vomit un peu de bile. La terreur envahit Cornélia. Elle prit soudain conscience de l'erreur monumentale qu'elle venait de faire. Elle s'était crue de taille à lutter contre une créature bien plus puissante et réactive qu'elle ne le serait jamais.

Elle s'était trop habituée à être la plus forte, et maintenant, elle allait être punie pour cet orgueil.

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