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Coucou ! Ce passage n'a quasiment pas changé depuis la première version !

***

– Bon.

Beyaz passa une main dans ses cheveux noirs ensablés, résumant la pensée de tout le monde.

– Ben voilà.

La porte du palais venait de claquer derrière eux et ils clignaient des yeux comme des hiboux, surpris d’avoir été jetés dehors aussi vite. Devant eux se trouvait un jardin de papyrus ombragés par les piliers somptueux, irrigué par des gouttes-à-gouttes soigneusement conçus. Les feuilles pointues ondoyaient doucement dans l'air chaud. Un peu plus loin s'étirait la route qu'ils avaient empruntée à l'aller. Un trait de terre brune sur l'eau bleue de la Strate. Greg lâcha un rot à côté d’eux ; l’odeur pestilentielle monta aux narines de tout le monde. Beyaz se tourna vers Blanche et Cornélia.

– Faut dire ce qui est : vous avez sacrément bien géré, les filles.

Quand il inclina la tête à l’intention de Cornélia et qu’elle croisa ses yeux gris anthracite, elle vit le respect qui y était logé.

– On est en vie. (Il désigna Greg.) Lui aussi. (Il désigna Aegeus qui avait l’air aussi frais qu’un vieux hareng.) Et lui aussi, ce qui n’est pas peu dire.

– Ouais mais par contre, il va falloir nous raconter, là ! lança Danaé en pointant un index impérieux vers elles. La bestiole et tout ça !

Beyaz croisa les bras, faisant gonfler ses biceps épais aux cicatrices ourlées de sel.

– Mais le truc qui m’a fait le plus plaisir, j’crois, c’est quand t’as repris du dessert.

Cornélia fronça les sourcils.

– Quoi ?

– Oui ! s’exclama Danaé. J’ai remarqué aussi !

– Ouais bon, le riz au lait, c’est léger, tempéra Gaspard.

– Tu rigoles ? Pas quand il sort des cuisines d’une déesse égyptienne…

Beyaz offrit un demi-sourire bourru à Cornélia.

– Tu manges mieux. C’est bien.

– Blanche aussi ! souligna Danaé. Bientôt, elle nous fera du muscle, comme une vraie boyarde !

Une émotion inhabituelle s’infiltra dans la poitrine de Cornélia, la même que celle qui l'avait envahie lorsqu'ils avaient tous défendu Greg au banquet. Se souciaient-ils autant d’elle et de sa sœur ? De leurs repas, de leurs poids ? Il y avait tant d'autres choses à dire à cet instant, sur Bastet et son palais, sur Arachné qu'ils n'allaient pas revoir, sur le carcolh, ou sur Iroël qui courait toujours quelque part dans la Strate. Son cœur se serra un peu. Tiraillant toutes les insultes et les mots ignobles qui y étaient gravés depuis longtemps.

« T’as faim, le sac d’os ? Mange ! »

« Même avec un masque, qu’est-ce que vous voulez qu’elle fasse ? Regardez-la. »

« Crevez, connasses »

– Et elle a même pas vomi ! ajouta Danaé. Enfin, pour l'instant. Me vomis pas dessus, hein !

– Même si c’était le cas, on a toujours notre spécialiste du nettoyage de vomi, fit Gaspard en lui adressant une œillade.

Danaé fit la grimace.

– Me reparle plus jamais de ça. Jamais ! (Greg rota de nouveau et elle se boucha le nez, ulcérée.) Quand je pense que j’me suis ridiculisée à ce point pour sauver ce… ce monstre !

– Ouais, fit Gaspard. J’ai déjà pensé ça aussi. Mais tu sais quoi ? Maintenant, je l’aime presque bien. Presque. (Il glissa un regard méfiant vers le râtelier de crocs métalliques du chapalu.) On s’habitue vraiment à tout.

– Une seconde ! s'exclama Danaé. Il est passé où, Iroël ?

Blanche et Cornélia soupirèrent en chœur, dans le bruit d'un ballon de baudruche qui se dégonfle.

– En train de courir quelque part comme une nouille...

– ... avec des escargots plein les bras.

Le cœur de Cornélia se réchauffa lorsqu'elle se remémora la scène. La faunesse les toisa, les mains sur les hanches.

– Des escargots ? Oh, misère, il va vraiment falloir nous raconter, là.

– Plus tard, grinça Aegeus derrière eux. Il nous rejoindra au convoi, et elles, elles parleront en marchant. Je suis sûre que même des primates avec d'aussi petits cerveaux en sont capables.

Il était resté en retrait, un peu courbé vers l’avant, une main crispée sur le torse. Son regard passa sur Blanche et Cornélia.

– Vous deux. (Elles se tendirent.) Je consens à vous donner un salaire. Après ce que vous avez fait aujourd’hui, vous le méritez plus que beaucoup d’autres.

Blanche ouvrit la bouche comme une carpe hors de l'eau. Puis ses yeux se mirent à briller.

– Youhou ! C’est vrai ? C’est vraiment vrai ?

Elle se fichait bien de l’argent. Ce qui se jouait là, c’était la reconnaissance de ce qu’elles étaient, de tous leurs efforts et leurs sacrifices depuis le début du voyage. C’était leur droit d’exister au même titre que les autres boyards.

– Vraiment, confirma Aegeus. Enfin, si mon second est d’accord. C’est à lui que revient la décision finale.

Aaron se tenait près de lui. Il s’était fait si discret chez Bastet que Cornélia l’avait presque oublié. Ses yeux noirs détaillèrent les deux sœurs. Blanche était pendue à ses lèvres.

– Alors ? Alors ? C’est oui, hein ?

Il ne bougea pas, mais quelque chose d’infime changea dans son expression, illisible pour eux tous. Sauf pour Blanche, apparemment.

– Ouiiiii ! hurla-t-elle. Je le savais ! (Elle lui sauta au cou.) Merci, merci !

Aaron partit en arrière sous son poids, tomba sur Gaspard qui tomba à son tour sur Danaé ; seul Beyaz fut assez solide pour stopper ce jeu de dominos.

– Non mais t’es cinglée, la naine ? tempêta Aaron en se débattant dans les plis pailletés de sa robe. J’ampute ta paie de dix pourcents si tu continues !

Blanche éclata de rire.

– Oh oui, ampute ma paie ! J’ai une paie ! J’y crois pas !

– Ces deux-là, marions-les vite avant qu’ils nous posent plus de problèmes, grommela Aegeus en les contournant à la vitesse d’un vieillard en déambulateur. Assez de bêtises pour aujourd’hui. Rentrons à la maison.

Rentrons à la maison.

Cornélia se souvenait bien d’une phrase qu’il avait dite un jour, et qu’elle avait gardé longtemps dans un coin de sa tête ; cette phrase qui l’avait poussée à aller de l’avant, à se battre pour sa vie.

« Il faut se réveiller chaque matin en décidant d’affronter le monde. Parce que le monde entier veut te voir crever. »

C’était étrange. À présent, ces mots sonnaient presque creux à ses oreilles. Elle regarda Greg roter de nouveau sur Danaé, et Gaspard partir dans un fou rire monumental. Un sourire s’esquissa sur son visage étroit. Mes amis. Avait-elle le droit d’utiliser ce mot, ce mot si rare ?

Le monde ne veut pas me voir crever. Pas le monde entier, en tout cas.

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