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À partir de ce moment, ils obliquèrent franchement vers le nord et bientôt, ils pénétrèrent sur le territoire d’Orphée. Il n’y eut aucun brief de la part d’Aegeus, ni d'Aaron. La frontière était matérialisée par une petite clôture grillagée qui leur arrivait à peine aux genoux ; ils entrèrent aussi facilement que dans le jardin d’une mamie, en prenant soin de refermer derrière eux. Cornélia restait aux aguets, perfusée à la nervosité. Elle passait sans cesse de sa forme humaine à celle de tzitzimitl. Les derniers mots d’Epona lui étaient restés en tête – ceux auxquels personne n'avait donné suite.
« Il n’est plus lui-même. C’est à cause des machines… »
Dans la Strate, les seules machines que connaissaient les sœurs étaient celles d’Homère, aussi vives et inoffensives que des pinsons au début du printemps. Mais chez Orphée, la chanson était peut-être différente…
La ville semblait totalement à l'abandon. C'est en se prenant les pieds dans des cadavres et des squelettes que Cornélia se rappela de ce que la Strate était vraiment : un mouroir. Elle prit conscience du soin que Bastet-Sekhmet devait mettre à nettoyer Pékin, à faire ramasser les déchets et les nivées mortes, pour que la métropole semble si impeccable. Mais ici, à Djibouti, aucun immortel ne semblait s'en soucier. Le khamsin balayait les os de créatures mortes depuis bien longtemps. Des emballages alimentaires se prenaient en masse dans leurs cages thoraciques, poussés par le vent. Parfois, il restait une tête entière, les yeux déjà mangés, que les nivées du convoi évitaient soigneusement.
Un rappel funèbre de ce qu’elles deviendraient, elles et leurs petits, si le convoi s’arrêtait avant son terme.
Ce fut Blanche qui trouva la tarasque.
Sous sa forme de raijū, elle filait dans les rues comme à son habitude, cherchant à repérer l'itinéraire que les camions pourraient emprunter sans dommage. Aux endroits les plus encombrés, elle devait se faufiler entre les hautes racines aériennes des palétuviers, arrondies et enchevêtrées comme des ponts de bois.
Elle la découvrit là-dessous, énorme et inerte.
Avant même de l’avoir aperçue en entier, elle comprit que la créature était morte. Son ventre était enflé par les gaz, prêt à éclater, et l’odeur écœurante ne laissait aucune place au doute. Ce fut seulement quand elle la contourna qu’elle reconnut une tarasque. L’énorme mufle de lion, si semblable à celui de Pouet, et pareillement quadrillé de cicatrices. Les pattes d’ours qui pouvaient se montrer si douces et si meurtrières à la fois... Des nuées de mouches bourdonnaient sur son pelage tigré. La tarasque avait les mâchoires entrouvertes sur le vide, les yeux vitreux et la langue déjà noire. S'était-elle coincée là, dans les racines enchevêtrées, jusqu’à en mourir ? Mais pourquoi une créature d'une telle masse était-elle venue se glisser là-dedans avec sa lourde carapace ?
Alors Blanche la contourna par l'arrière, et seulement à ce moment-là, elle se rendit compte qu’il n’y avait pas de carapace.
Il en restait encore des morceaux, au-dessus des pattes et des épaules, des bordures d’écailles épaisses et lourdes ; le reste avait été tronçonné nettement. Il exposait à l’air libre ce corps qu’on ne voyait jamais, mou et pâle, dépourvu de pelage. La créature semblait très fragile, ainsi dépouillée de sa cuirasse. La lame de la tronçonneuse avait mordu dans la chair à plusieurs reprises. C’était du travail de boucher. Lorsqu’elle était raijū, Blanche n’était pas facilement atteinte par les émotions négatives – à vrai dire, elle était de moins en moins atteinte par les émotions tout court. Mais face à ce désastre, elle sentit son petit cœur immatériel se serrer, comme s’il redevenait humain.
Pourvu qu’elle ait été déjà morte avant qu'ils viennent la découper comme ça...
Quand elle aperçut le petit, ce fut un poing en acier trempé qui vint lui cogner l'estomac.
Blotti contre le ventre gonflé de sa mère, il semblait très jeune. Il lui rappela Pouet, ce jour lointain où il avait jailli d’un carton et s’était jeté au nez de Cornélia. Il n’avait alors ni queue de scorpion, ni traumatisme, ni cicatrices. Une petite créature innocente et vive, qui se faisait les griffes sur la brosse des toilettes et venait dormir sur leur lit la nuit…
Elle éprouva une soudaine envie de pleurer, mais les raijū n’avaient pas de larmes. Alors elle retira son masque et s’approcha en douceur. Le petit dormait, la gueule légèrement entrouverte, les traits amaigris. Il pouvait rejoindre le convoi. Il n’y avait certes pas de maman tarasque, mais Blanche était certaine que Pouet le prendrait sous son aile. S'il le fallait, elle le ferait boire toutes les deux heures, lui donnerait la becquée à la main ; elle l'avait déjà fait pour le basilic, longtemps auparavant. Et si Aaron l'exigeait, elle donnerait toute sa paie de boyard pour lui offrir une place.
– Coucou, toi !
Il ne se réveilla pas ; ses paupières ne frémirent même pas. Un mauvais pressentiment s’insinua dans les entrailles de Blanche. Soudain, elle eut envie de redevenir raijū, de se réfugier dans ce détachement joyeux, porté par le ciel et l’électricité, qui ne se laissait atteindre par rien.
Très doucement, elle toucha le front du bébé tarasque. Il ne réagit pas. Alors elle approcha un doigt tremblant de ses narines, pour prendre sa respiration.
Rien.
Ce constat tomba sur Blanche, lourd et froid comme une cape de glace dans l’air brûlant de Djibouti. Le petit ne pouvait pas être mort depuis bien longtemps. Il avait l’air si vivant encore ! Blanche resserra ses bras autour d’elle. Si elle était arrivée une heure plus tôt, elle aurait peut-être pu le sauver. Elle regarda les douilles qui parsemaient le sol, près de lui. Calibre neuf millimètres.
– Je vous déteste, articula-t-elle entre ses lèvres asséchées.
Une dernière fois, elle contempla la mère sans carapace, couturée de plaies, et son petit qui n’avait pas voulu la quitter. Combien de jours avait-il passé là, sans eau ni nourriture, sans amour, sans rien ?
– Je vous déteste…
Blanche enfila son masque et laissa le flux crépitant se déverser dans ses veines. Ses veines de lumière sans poids, sans matière. Elle se laissa submerger. Elle oublia les braconniers et les tarasques, s’oublia elle-même. Elle ne voulait plus avoir de cœur ni de tripes, de remords ni de haine.
Plus le temps passait, moins elle voulait être humaine.
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