43 -

4 minutes de lecture

***

Quand Blanche retourna au convoi, Aaron était en train d'ordonner le campement sur une place pavée de poussière, dans l’ombre d’une grande mosquée jaune.

Blanche ne confia à personne ce qu’elle avait vu. Pas même à sa sœur. Elle se réfugia dans un coin, et observa les boyards s’agiter pour établir le camp. Le mauvais pressentiment qu’elle avait éprouvé à la vue du petit était toujours là, tapi au fond de son ventre, et refusait de s’en aller. Il y avait forcément une raison à ça, et elle redoutait de la découvrir. Elle avait toujours été très attentive aux signaux que lui envoyait son corps – même si souvent, elle les avait sciemment ignorés. Elle aurait voulu être comme ces gens sceptiques qui ne croyaient en rien, qui pensaient que leur corps n’était qu’une machinerie stupide. Comme eux, elle ne voulait pas voir certaines choses venir… mais cela ne les avait jamais empêchées d’arriver.

– Tu fais la grève, la naine ?

Aaron et son habituel air renfrogné. Sans répondre, elle resserra les bras autour d’elle, un geste qu’elle ne faisait qu’en certaines circonstances bien précises. Il remarqua sans grande difficulté que quelque chose n’allait pas. Il lui glissa un regard de côté, comme il le faisait toujours, à la façon d'un chat qui se méfie d’une confrontation directe.

– Encore des problèmes de miroir ?

Sans prévenir, un violent sentiment de gratitude emplit Blanche. Ce n’était pas grand-chose, cinq mots tout au plus, lâchés d’un air nonchalant qui semblait dire « Je me fiche bien de ce que tu peux répondre ». Mais c’était sa manière de se soucier d’elle, de lui demander si elle allait bien. Il n’avait pas oublié la scène chez Bastet. Quand leurs regards se croisèrent, elle se sentit brûlante et minuscule à la fois, comme un tout petit chaton qui attend d’être pris dans les bras. Cette sensation l’effraya presque.

– Non… se hâta-t-elle de répondre.

Oui, mais pas seulement.

– J’ai vu une nivée morte… avec son petit. Une tarasque. (Elle déglutit.) Quelqu'un lui avait arraché sa carapace.

Aaron ne dit rien. Les larmes vinrent aux yeux de Blanche, comme si toutes les émotions qu’elle avait refoulées sous sa peau de raijū revenaient au centuple.

– Ils l’ont tuée, Aaron… Ils l’ont tuée pour sa carapace, ils l’ont laissée là et ils ont laissé le petit mourir de faim et de soif à côté.

Aaron passa une main sur le tissu blanc de son veston militaire, comme pour lisser le tissu – lui qui se fichait comme d’une guigne de son apparence.

– Des braconniers. Ça arrive souvent. Mais c’est bizarre qu’ils aient pas pris le petit… Ils auraient pu le vendre un bon prix.

Une larme roula sur la joue de la blondinette, et il dut se rendre compte que ce n’était pas la bonne manière de la réconforter.

– Peut-être que quelque chose les a dérangés à ce moment-là, suggéra-t-il. Des fois, il y a des nivées qui se liguent contre eux pour les chasser.

– Mais dans ce cas-là, pourquoi ces nivées n'ont pas adopté le petit ?

Il détourna les yeux.

– Tout le monde n'a pas envie de gérer un orphelin traumatisé. Et peut-être qu’il n’a pas voulu les suivre. Tu aurais quitté ta mère, toi ?

Blanche s’essuya les paupières, et pour la première fois depuis très, très longtemps, songea à ses parents. Ses parents à elle, ceux de cette fille qui l’avait regardée dans le miroir, chez Bastet. Elle se sentit un tout petit peu plus proche de celle qu’elle avait été.

– Je sais pas, murmura-t-elle, la gorge sèche. Toi, tu aurais quitté ta mère ?

Aaron se tut, pris de court. Une légère mélancolie passa sur son visage. Il regarda longuement le ciel, puis l’horizon, comme s’il cherchait la réponse dans tout ce qu’il l’entourait. Blanche se souvint qu’il n’avait jamais connu sa vraie famille – sa mère crocotta. Les fées l’avaient arraché à elle pour le remodeler en bébé humain.

– Je ne sais pas, dit-il enfin. Peut-être pas. On dit que les crocottas sont très solitaires, mais que lorsqu’ils s’attachent, ils peuvent mourir d’être séparés. C’est pour ça que… que les élever en captivité n’est pas viable.

Il hésita visiblement à poursuivre.

– Les crocottas n’acceptent pas souvent de former un couple. Et même si les éleveurs arrivent à les faire se reproduire, ils ne peuvent pas vendre le petit loin de sa mère, ni séparer le mâle de la femelle… la séparation les rend fous, et ils finissent par se laisser mourir.

Ses yeux sombres évitèrent ceux de Blanche. Une grande émotion monta en elle à l’idée qu’il avait accepté de se dévoiler autant. D’en dire autant sur ce qu’il était, malgré la honte qu’il en éprouvait.

– Une gamine immature, dit-il doucement. Je te l’avais dit.

Elle se jeta à son cou avant qu’il ait fini sa phrase.

– Lâche-moi ! râla-t-il en trébuchant en arrière. Te colle pas à moi comme ça, la naine !

Les boyards se mirent à rire autour d’eux, mais Blanche les entendit à peine. Elle le serra très fort, espérant faire passer ses émotions par ce geste. Sa peau était en feu partout où elle était en contact avec lui.

Tu n’as pas à avoir honte, et tu n’as pas à avoir peur de moi. Je ne vais pas te rendre fou. Et je ne te laisserai jamais mourir.

Il la décrocha de lui, doigt après doigt comme un petit lémurien trop affectueux, et la repoussa plus loin.

– Apporte de l’eau aux nivées, distribue-leur la nourriture, et va apporter à manger à Aegeus. Et plus vite que ça !

Elle ne sut jamais s’il avait compris ce qu’elle avait essayé de lui dire. Mais elle fut sûre d’une chose : en l’occupant de cette façon, il voulait l’empêcher de se tasser sur elle-même en ruminant ses idées noires.

– Merci, dit-elle avec sincérité.

Il la dévisagea, plein d’incompréhension, et elle se souvint que personne ne le remerciait jamais, pour rien. Alors elle se mit au garde-à-vous, mima un petit salut militaire et courut obéir.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0