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Ils attendirent là plusieurs jours, dans le silence venteux de Djibouti. Blanche et Cornélia rongeaient leur frein. Le temps passait, les réserves du convoi recommençaient à s’amenuiser, mais Aaron et Aegeus ne montraient pas d’inquiétude particulière. Alors les sœurs se forçaient à ravaler leur mauvais pressentiment, comme une boule de plomb qui pesait au fond de leur ventre.

À leur grande déconvenue, ce fut le chargement promis par Argos qui arriva le premier.

Alors qu’un zénith impitoyable faisait ondoyer la ville dans des vagues de chaleur, plus de quarante hommes de trait déboulèrent d’une rue. Ils transportaient de lourds coffres de bois aux coins renforcés par des ferrures scintillantes. Tous les boyards bondirent sur leurs pieds, saisissant leurs armes, avant de se calmer en apercevant l’emblème frappé sur les serrures. Des ailes de paon déployées.

Les hommes attelés s’arrêtèrent en plein cagnard, stoïques et ruisselants de sueur. Leurs bras gonflés de muscles tremblaient sous le poids des coffres, sans flancher.

– Vindiou, ils doivent cuire comme des œufs, souffla Gaspard.

– On pourrait faire cuire des œufs, corrigea Mitaine. Sur leur crâne chauve. J'suis sûre que ça marcherait.

Gaspard s'abîma dans un silence mélancolique, rêvant sans doute de la dernière fois où il avait pu manger des œufs frais – cela devait remonter à loin.

– Eh ben, c'est pas l'empathie qui vous étouffe, grommela Cornélia.

Une paire d'hommes de trait transportait une litière sculptée en bois et en or, ombrée par un grand parasol. Une chimère blanche comme neige s'y prélassait. Ses trois têtes se tournèrent vers le convoi et, d’un coup de sa queue serpentine, elle fouetta ses porteurs qui se dépêchèrent de trotter plus avant. Leurs épaules étaient couvertes de zébrures écarlates. En arrivant devant les boyards, elle tira sèchement sur les rênes.

Voilà les coffres promis par le seigneur Argos, dit-elle sans bonjour ni marque de respect.

Sa tête de lion, aux yeux jaunes et perçants comme des étoiles d'ambre, toisa cette petite foule maigre et crasseuse, tandis que sa tête de bélier cherchait Io dans leurs rangs. Elle ne la trouva pas, puisque l’immortelle dormait dans le Berliet. Alors ses trois têtes se tournèrent vers Beyaz.

Où est notre maîtresse ?

Elle le prenait à tort pour le chef, parce que c’était le plus grand des boyards, sans accorder la moindre attention à l’adolescent qui se tenait près de lui.

– Elle dort, répondit Beyaz avec tout le laconisme qui le caractérisait.

Le lion fit pivoter ses oreilles, cherchant peut-être à déterminer si le boyard se montrait insolent. Le serpent blanc qui lui tenait lieu de queue ondula et siffla :

Prenez bien soin d'elle. Le seigneur Argos vous écorchera tous s’il apprend qu’il lui est arrivé le moindre désagrément. Et il l’apprendra tôt ou tard, soyez-en sûrs.

Beyaz ne dit rien, et Aaron ne prit pas non plus cette peine. Les porteurs déposèrent tous les coffres par terre, près des racines qui grignotaient la place. Puis, sur un dernier regard hautain, la chimère saisit les rênes des quarante hommes de bât. Elle fouetta les deux premiers d’un geste forgé par l’habitude et ils se remirent à trotter gentiment, sans même essuyer la sueur qui leur coulait dans les yeux. Leur docilité déconcertait Cornélia. Ils ne montraient aucun signe d’agacement ou de révolte. Ils semblaient se satisfaire de cette vie-là…

Ils sont comme des chevaux, songea-t-elle en les regardant disparaître dans les rues ardentes de Djibouti. Ils ont sans doute été dressés d’une façon qui ne laisse aucune place à la réflexion…

Ils n’étaient certainement pas capables de parler, ni d’imaginer une autre existence que celle-ci.

Méfiant, Aaron ouvrit les coffres pour vérifier qu’ils contenaient bien ce qui avait été annoncé, et pas des scorpions ou des serpents venimeux. Dans les trois premiers scintillaient des kilos de sucreries multicolores, des gâteaux de semoule à la fleur d’oranger et des biscuits au miel qui s’étaient agglomérés en un trésor informe à cause de la chaleur. Io soupira en les voyant, mais une étincelle de tendresse brilla dans ses yeux. Dans les douze autres coffres, la viande était bien là, sous forme de gros quartiers séchés et salés. Blanche et Cornélia grimacèrent en reconnaissant des morceaux humains. Greg plongea la tête dedans et s’enfuit avec un bras entier, et Cornélia lui courut après en vomissant des jurons sans fin – dont beaucoup étaient originaires de Mitaine et de Gaspard. Peine perdue. Leur chat était apparemment devenu anthropophage, et elle ne pouvait rien y faire. Elle finit par abandonner, trempée de sueur et rouge écrevisse.

Tant qu'il ne vient pas nous croquer une jambe pendant la nuit... songea-t-elle.

– Attendez. C’était pas prévu, ça.

Elle se retourna vers Aaron. Il venait de découvrir un dix-huitième coffre caché derrière les autres, plus petit et fait de métal. La suspicion le faisait plisser les yeux.

Il s’accroupit, toucha la paroi brûlante du coffre, puis y posa la langue – Cornélia haussa les sourcils. Quand il se redressa, il s’était assombri.

– C’est du fer.

Les boyards en tirèrent aussitôt la même conclusion.

– Il y a une bestiole là-dedans ! fit Mitaine.

– Et pas n’importe laquelle, grogna Gaspard. Une qui pourrait crever un coffre en bois et qui a obligé Argos à utiliser du fer…

Aaron soupira.

– Reculez. (Il jeta un bref regard à Io et Blanche, qui s’étaient rapprochées par curiosité.) Même vous deux.

– Mais je… protesta Blanche.

Recule, Blanche.

Sa voix était un curieux mélange de douceur et de rudesse. La blondinette obéit, un léger pourpre aux joues.

– Garde ton masque à portée de main, j’aurai peut-être besoin de toi.

Aaron observa le système de fermeture, tout en fer lui aussi. Il commença à déverrouiller le mécanisme, puis recula et ouvrit le coffre d’un grand coup de pied qui fit claquer le couvercle contre le sol. Tout le monde se tendit, prêt à s’enfuir ventre à terre.

Sous leurs yeux méfiants, une petite tête pointa le nez dehors. Elle était couronnée de bois de cerf et de deux gigantesques oreilles.

C’était un wolpertinger.

Blanche et Cornélia poussèrent le même cri étranglé.

– Oup…

– Belphégor ! s’exclama Io.

Cornélia cligna des yeux, réalisa leur erreur. L’animal avait le pelage fauve ambré, très différent du scintillement argenté d’Oupyre. Io courut vers lui ; tous se crispèrent en l’imaginant se faire dévorer, mais la créature lui sauta dans les bras et lui lécha la joue de sa petite langue rose. Io rit de ravissement en lui caressant les ailes. Il avait bien des ailes : ce n’était pas un jackalope inoffensif. C’était bel et bien un wolpertinger aux canines acérées.

– Un wolpertinger, dit Cornélia d’une voix sourde. C’est un wolpertinger…

– Mais je croyais… balbutia Blanche. Aegeus n’avait pas dit qu’Oupyre était la dernière ?

– Non, répondit une voix d’homme bien connue. Pas la dernière. Mais l’une des dernières, ça oui.

Cette simple voix fit déferler une vague de soulagement en Cornélia. Elle se retourna, comme tout le monde… pour découvrir Iroël qui sortait d’une poubelle.

D’une poubelle ? Ben voyons. Toujours plus.

– T’étais là depuis combien de temps ? fit Aaron, résumant la pensée générale.

Le jeune homme se contenta d’épousseter sa tenue sans répondre. Il portait encore le beau costume créé par Arachné à ses mesures – qui n'était plus du tout immaculé. Quand la rose épinglée sur sa poitrine tomba d’un coup, il la rattrapa au vol, puis sembla se demander quoi faire avec, avant de la tendre à Cornélia.

– Une rose sortie d’une poubelle, commenta-t-elle. Quelle entrée… aléatoire.

Iroël fronça les sourcils.

Prends-la.

Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ? répliqua Cornélia en silence.

Je sais pas. J’ai juste pas envie de la jeter par terre.

Résignée, elle accepta la fleur et la piqua dans sa brassière, entre ses seins, ce qui manquait totalement d'élégance, mais Iroël eut l'air satisfait. Blanche plissa le front et ses yeux passèrent de l’un à l’autre, emplis de perplexité. Elle finit par conclure qu’il n’y avait rien à comprendre et préféra se retourner vers Io, qui câlinait toujours son wolpertinger. Deux petites larmes d’émotion perlaient aux yeux de l’immortelle.

– Par pitié, Io, faites attention ! gronda Aaron qui gardait ses distances, fusil mitrailleur en main. Ces bêtes-là, c’est vraiment instable.

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