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Blanche n’attendit pas qu’Uchchaihshravas ait disparu à l’horizon pour enfiler son masque. Les mots de l’étalon ne quittaient pas son esprit.
« Convoi mort. Strate morte. »
La terreur nichée au fond du ventre, elle se mit à quadriller les environs. D’abord tout près du convoi, puis en élargissant le périmètre progressivement. Elle ne devait pas se laisser aller à la panique. Il fallait garder la tête froide, se montrer efficace pour espérer sauver le convoi. Il fallait être comme Aaron en situation de crise : réfléchi, économe de son énergie. Ne pas s’éparpiller pour rien.
« La mort, la mort ! »
Blanche entra dans toutes les maisons les unes après les autres ; elle vérifia la haute tour de la mosquée, puis tous les bâtiments environnants, en filant sous les portes et les fenêtres béantes.
« La mort, la mort ! »
Il n'y avait rien. Pas de trace de braconniers, ni de pièges. Pas de caches d’armes, ni de balles. Rien que des squelettes usés par le sable et le vent, et les meubles abandonnés des humains qui avaient jadis vécu entre ces murs.
Je trouve rien ! Pourquoi je trouve rien ?
Elle avait de plus en plus de mal à juguler sa panique. Si Uchchaihshravas n’avait pas vu de braconniers autour du convoi, qu’avait-il pu bien voir alors ?
« La mort, la mort ! »
Au terme de longues recherches, elle finit par trouver.
***
Dormir à Djibouti n'était pas une mince affaire. Le khamsin sifflait dans les moindres interstices de la carrosserie du Berliet, comme une chorale de spectres glissants et chuintants ; et dans la chaleur qui pesait sur la ville, la remorque pleine de hamacs se changeait en étuve. L'odeur lourde de la sueur planait sur tous les corps endormis. Pour réussir à fermer l'œil, Cornélia devait se plonger dans un état proche de la méditation, et essayer d'ignorer les gouttes de sueur qui roulaient le long de son corps. Elle ne dormait jamais bien longtemps. C'était plutôt un enchaînement de siestes qui l'entortillaient dans son hamac et lui laissaient la bouche pâteuse.
Cette sieste-là fut troublée par deux choses. Deux bestioles, évidemment. La première était Greg, sans surprise, qui s’était couché sur ses jambes et menaçait de lui briser les genoux.
La seconde fut plus inhabituelle. De petits bruits suspects se faisaient entendre sous son hamac. Lorsqu’elle se pencha au péril de son équilibre, elle se trouva nez à nez avec un conciliabule de… squonks.
– Quoi ? sursauta-t-elle, à moitié réveillée. Mais vous étiez là, vous ?
À cet instant seulement, elle réalisa que lorsque le convoi s’était séparé en deux, personne n’avait songé aux squonks. Même Blanche, trop anxieuse pour Pouet, n’avait pas pensé à eux. Ils étaient si timides ! On ne les voyait jamais. Devant leurs petits corps mous et pleins de plis, si fragiles, elle sentit un nœud de culpabilité lui serrer l’estomac. Ils la dévisageaient, silencieux, pétrifiés par la peur d’avoir été découverts. Ils auraient tous pu mourir, rajeunis jusqu’au stade d’embryon ou tués par un quelconque prédateur, sans que personne ne s’en rende compte…
– Vous étiez là, répéta Cornélia dans un souffle.
Mais ils avaient survécu. Cachés dans l’obscurité du Berliet, ils avaient pris place dans ce microcosme niché entre les hamacs, auquel les boyards ne prêtaient plus attention, mais qui les suivait partout.
Dès que Cornélia bougea, le charme fut brisé net. Les squonks filèrent se terrer dans l’obscurité. Mais elle les avait vus se regrouper en cercle, tenir leurs petites pattes de souris et communiquer à leur façon. Ils n’étaient plus isolés ; ils avaient fondé le club des squonks anonymes. Cette idée la fit sourire.
Son sourire s’effaça lorsque la voix de Blanche, sourde et pâle comme son prénom, s’éleva dans l’obscurité.
– Cornélia… Je les ai trouvés…
Sa sœur apparut, debout à côté d’elle, son masque à la main. Elle n’était guère plus qu’une silhouette dans la pénombre. Un mauvais pressentiment s’enroula dans la poitrine de Cornélia, lui écrasant le souffle.
– Qui ça ? chuchota-t-elle.
Elle redouta la réponse. Dans un sanglot à peine retenu, la cadette lui montra un petit objet qui roulait dans sa paume.
– Pouet et Oupyre… J’ai retrouvé leur trace…
C’était une balle dorée qui brillait dans la pénombre. Calibre neuf millimètres, comme celles qu’utilisaient les boyards pour leurs Sig Sauer. Elle était couverte d’un sang séché presque noir.
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