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Tout l’intérieur de Cornélia se durcit – pensées, tripes, cœur –, tout en elle se changea en acier. Dans la cage, recroquevillée dans un désordre de poils et d’oreilles, Oupyre les fixait de ses yeux exorbités. Elle puait l’urine. Enfoncé dans sa bouche, un gros cylindre en métal lui écartait les mâchoires comme un outil de torture. Et elle bavait, bavait…
Du fer, songea Cornélia. Bien sûr.
Un jackalope n’aurait pas demandé autant de précautions. Ils avaient su qu’elle était un wolpertinger, et ils l'avaient utilisé contre elle. Cornélia serra les poings, avec l'envie malade de cogner dans un mur. Ses phalanges apparurent sous sa peau, blanches et spectrales, hérissées comme des vertèbres ; sa vision explosa et flambloya, pleine de couleurs que seules les tzitzimime savaient percevoir. Elle s'en rendit à peine compte, habitée toute entière par sa haine. Blanche, elle, essayait d'articuler à travers ses sanglots.
– Non ! Pourquoi toujours des cages ? Pourquoi toujours des horreurs ? Pourquoi est-ce qu’ils font ça ?
– L’appât du gain, fit Aaron d’un ton neutre. En général.
Sa façade cynique se fissura quand elle releva vers lui un regard hanté.
– Ce sont vos boyards qui ont fait ça ! Avec les balles que vous leur avez payées !
Cornélia, elle, fixait le mordoir en fer.
– Avec le salaire que vous leur avez versé, articula-t-elle entre ses dents serrées.
Tous ses os luisaient à travers sa peau, et ses veines charriaient des étoiles. Aaron la contempla, les yeux plissés.
– On ne pouvait pas sav…
– Tu sais quoi ? gronda Blanche. J’en veux plus de votre paie ! Gardez-le, votre argent. Il est sale, comme toutes les choses de la Strate, comme tous les gens d'ici !
Sa voix monta dans les aigus, incontrôlable.
– Vous avez donné votre confiance à ces gens-là ! Vous les avez recrutés en les appâtant avec de l’or, au lieu de choisir des boyards avec une morale ! Vous leur avez confié des nivées innocentes, vous leur avez donné les moyens de faire ce qu’ils ont fait ! Tout est de votre faute.
Aaron crispa les mâchoires.
– On va la faire sortir, Blanche. Elle va bien. Elle est juste…
– Juste en cage ? Juste ?
Il comprit aussitôt son erreur. Les souvenirs étaient encore trop vifs dans la mémoire de Blanche. Il posa les deux mains sur ses épaules frêles, les pressa gentiment.
– Elle va s’en sortir. Tu comprends ce que je te dis ? Toi, tu t’en es sortie. Tu t’en es sortie.
Blanche appuya son front contre son torse, inspira profondément. Ses larmes coulaient sans discontinuer. Elle aurait voulu le repousser, mais n’y parvenait pas. Depuis quand avait-elle besoin de lui en situation de crise ? Depuis Orion, lorsqu’il s’était battu pour les sauver ? Ou depuis plus longtemps encore ? Il avait toujours été là, depuis le début du voyage, et même bien avant dans leur monde. Et à présent, elle ne savait plus comment se passer de sa présence solide.
Cornélia, qui ne supportait pas de rester les bras ballants, posa les mains sur la cage d'or. Oupyre tressaillit. La jeune femme crut voir des larmes aux coins de ses yeux.
Mal ! Mal ! Cornélia… Mal...
Cornélia garda les yeux secs ; elle avait des yeux d’acier à présent, comme tout le reste de son corps. Sous ses mains, les barreaux avaient été déformés, martelés, mais n’avaient pas flanché. Pouet avait-il essayé de les briser ?
Pouet pouet, pleurnicha Oupyre.
– Je vais te sortir de là, Pypyre. (Le regard de Cornélia se planta dans celui de Pouet.) Pose-la par terre.
Elle avait pris un ton si dur sans le vouloir ! Aussi dur que ses yeux à lui. Il fit ce qu’elle demandait, mais sans complaisance. Ce n’était pas de l’obéissance. Ils étaient deux égaux à présent. Pouet n’était plus un bébé ; ce ne serait plus jamais un bébé. Il portait si mal son nom à présent ! Malgré ses yeux d’acier, Cornélia eut soudain envie de pleurer.
– Tiens.
Aaron, qui n’avait pas quitté Blanche, lui tendait son briquet.
– Ça devrait suffire. Les barreaux sont assez fins pour les faire fondre.
Elle accepta l’objet et s’arma de détermination.
– Fais attention, Pypyre. Je ne veux pas te brûler.
Elle dut passer une main à travers les barreaux pour écarter Oupyre ; une sueur froide lui dégoulina dans le dos à l’idée que le moindre coup de stress risquait de lui faire perdre un doigt. Mais Oupyre ne l’attaqua pas. Elle se laissa faire, les yeux écarquillés ; son petit cœur battait fort et vite sous la main de Cornélia. Bientôt, deux barreaux furent ouverts, puis trois. Ce fut suffisant pour qu’elle puisse les attraper à pleine main et les tordre vers le bas. Elle crut qu’Oupyre allait se précipiter hors de la cage, comme Blanche lorsqu’elle avait été dans le même cas ; mais non. La hase resta immobile, bavant comme une damnée sur son mordoir.
Cornélia. Mal, mal. Aide. Aide-moi.
Émue jusqu’au fond du ventre, Cornélia lui retira délicatement l’ustensile et le jeta au loin. Le fer lui brûla les doigts au passage. Était-ce une simple impression ? Ou était-elle en train de devenir une nivée, elle aussi ? Elle passa une main sur son bras translucide, sa chair anormalement lisse, puis descendit vers les métacarpiens qui dessinaient une main de squelette à l'intérieur de sa paume. Peu lui importait.
On verra ça plus tard.
Délivrée, Oupyre claqua des mâchoires, passa sa langue rose sur ses joues. Le métal avait mis ses gencives à vif.
Mieux ! Merci. Merci.
Elle bondit hors de la cage et cabriola autour des pieds de Cornélia, malhabile sur ses pattes engourdies.
Merci, merci ! Merci !
Tout doucement, la peau de Cornélia cessa de scintiller, puis retrouva lentement sa carnation. Elle se tourna vers Pouet, qui les observait en silence.
– Et toi, Pouet ? Je peux voir tes blessures ?
Il restait peut-être des balles dans ses plaies, comme celle qui avait chuté de ses gencives – un frisson d’effroi la traversa à cette idée.
Mais il lui tourna le dos. Pour la première fois, il exprima un mot ; et ce mot-là sonna longtemps dans le silence.
Non.
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