50 - ça viole ça tue ça découpe et ça dépèce

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***

Ça parle d’amour ça parle de Dieu et de morale ça parle ça parle, mais ça tue ça pille et ça détruit

Mitaine ne se rendait pas compte de tout ce qu’elle exprimait par son corps, depuis quelques jours. Cornélia la regarda du coin de l’œil alors que la dryade rôdait en montant la garde. Son index tressautait sur la gâchette de son arme. Quoiqu’elle fasse, quoi qu’elle dise, tous ses gestes vibraient d’une rancune mal retenue.

Ça fait la guerre ça tue ça piétine ça démembre ça invente des armes. Ça élève des cathédrales ça parle de paix, de paix, de paix… ça construit des villes ça fait des enfants, ça tue ça découpe ça dépèce ça vend des cadavres derrière des vitrines, ça parle d’argent, d’argent, d’argent…

La dryade pouvait marcher avec sa nouvelle jambe, et avait donc repris ses fonctions ; mais son pied n’était pas encore bien formé. Sa jambe était noueuse, pleine de nœuds disgracieux et de petites branches hérissées de feuilles. On aurait dit un bout de Mitaine sauvage, plus dur et plus acéré que le reste de sa personne. Cornélia et Iroël la regardaient tourner en rond autour du convoi, criant en silence tout ce qu’elle pensait de l’humanité.

Ça tue, ça tue, ça tue… ça élève pour tuer pour dépecer ça parle de gloire ça parle de pouvoir et de grandes responsabilités, ça viole ça tue ça découpe et ça dépèce…

Calme-toi, tenta de lui dire Cornélia. Mais Mitaine ne lui prêtait aucune attention. Elle n’avait certainement même pas conscience de tout ça ; son corps parlait pour elle. À distance, Gaspard la contemplait, l’expression douloureuse. Le temps où il la transportait partout sur son dos était fini, et bien fini. Mitaine ne le laissait plus approcher comme avant. Le massacre orchestré par les braconniers avait brisé quelque chose en elle, à tel point que Cornélia se demandait si elle avait déjà vécu un évènement similaire dans sa propre vie.

Concentré sur sa tâche, Iroël leva les yeux vers elle.

Toutes les dryades sont liées à des arbres. Elles souffrent beaucoup de l'humanité.

Cornélia fronça les sourcils.

– Quel rapport ?

– Les humains massacrent les arbres encore plus que les animaux.

Il mâchonna un bout de viande crue pour en faire de la bouillie, puis la recracha dans sa paume. Puis, d’un geste doux et assuré à la fois, il força un bébé zonure à ouvrir la bouche pour y glisser la nourriture. Le petit déglutit difficilement ; il avait les larmes aux yeux. Cornélia détourna le regard. Elle se pencha à son tour sur la petite coulobre qu’elle maintenait coincée entre ses genoux. Mâcher la viande. La recracher. L’enfoncer dans le petit gosier.

Dieu que je déteste ça.

Elle tremblait presque autant que le bébé entre ses mains.

À chaque pause, elle prêtait main-forte à Iroël qui tentait de nourrir les petits orphelins. Ils avaient vu mourir leurs parents dans des circonstances ignobles ; la plupart avançaient comme des zombies, hagards et sans faim, et ils devaient les gaver pour espérer les garder en vie. Blanche avait essayé de les aider, la première fois. Elle avait fini par fondre en larmes et n’était plus revenue.

À distance, Pouet les surveillait. La gueule entrouverte, prêt à mordre. Ils étaient les seuls qu'il autorisait à venir aussi près des petits. Ses crocs luisaient d'un éclat ivoire, comme autant de promesses de mort à demi-camouflées. Mais il s'était vite rendu compte qu'il ne pouvait rien faire pour les aider, au contraire de Cornélia et Iroël.

– Certaines dryades naissent d’un seul arbre, reprit Iroël. Elles peuvent le quitter, mais si l’arbre meurt, elles meurent aussi. On les appelle des hamadryades.

Il libéra le bébé zonure, qui s’enfuit en pleurant. Puis il alla en attraper un autre.

– Et puis, il y a des dryades qui naissent d’une forêt. Elles ont plus de chance que les autres. Tant qu’il reste un arbre dans la forêt, elles restent en vie.

Cornélia observa Mitaine, qui poursuivait sa ronde à l’autre bout du convoi. Elle imagina l’état d’une dryade dont la forêt aurait été brûlée, rasée et débitée en tranches, année après année, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un arbre ou deux.

– Tu crois que Mitaine appartient à quelle catégorie ?

Iroël leva les yeux du bébé zonure. Son beau visage se teinta de gravité.

– Qui sait ?

Ils contemplèrent Mitaine quelques instants, en silence.

– Elle te le dira peut-être, suggéra-t-il. Un jour.

Cornélia songea à la litanie qui habitait la dryade depuis quatre jours, qui hurlait à travers elle.

« Ça viole ça tue ça découpe et ça dépèce… »

Elle observa ses deux mains couvertes d’éraflures, occupées à immobiliser un bébé pour le gaver de force. Ses mains humaines. Sans prévenir, les larmes lui montèrent aux yeux.

Je ne pense pas qu’elle voudra me le dire.

Le bébé zonure sentit qu’elle se relâchait, et en profita pour s’enfuir. Les mains de Cornélia retombèrent dans l’eau, vides, inutiles. Elle les fixa ; Iroël les regardait aussi. Ses doigts bruns attrapèrent les siens.

– Il y a des mains qui cassent et d’autres qui réparent.

Il pressa sa paume, une fois.

– Moi, les miennes ont fait les deux… et j’ai beaucoup cassé, alors… je dois beaucoup réparer. Des années, et des années.

Ses yeux sombres cherchèrent les siens.

– Mais toi, t’as rien cassé. Rien du tout.

Une larme roula le long de la joue de Cornélia. Elle jeta un coup d'œil vers Pouet, qui les surveillait toujours. Statue d'ébène en forme de monstre.

– J’ai cassé Pouet...

– Pas toi. Les circonstances. (Il serra sa main plus fort.) Je vous avais dit de le laisser partir. C’est ma faute, plus que la tienne.

Sa voix se brisa sur le dernier mot. Alors Cornélia aperçut, tout au fond de ses yeux, tout ce qu’il cachait toujours – la culpabilité immense, dévorante, la peur que sa vie ridiculement longue ne soit pas suffisante pour rattraper toutes ses fautes. Mais quand il cligna des paupières, tout cela disparut, refoulé à l’intérieur.

Iroël et Cornélia !

Oupyre les observait en remuant les moustaches. Elle secoua les oreilles, puis lança une ruade pour les éclabousser.

Cornélia et Iroël ! répéta-t-elle d’un petit air savant.

S’il y avait bien une créature qui n’avait pas l’air traumatisée par les braconniers, c’était elle. On aurait dit qu’elle avait simplement passé quelques jours enfermée dans un placard. Elle gambadait partout, profitant de sa liberté retrouvée ; régulièrement, elle venait gambader autour des pieds de Cornélia en scandant « Merci ! Merci ! » avant de repartir en galopant comme si elle avait le feu aux trousses. Peut-être avait-elle déjà vécu bien pire qu’une cage exiguë et un mordoir brûlant, dans sa courte vie. Peut-être avait-elle vu son père ou sa mère subir bien pire. Cornélia refusait d’y songer.

Cornélia et Iroël ! répéta-t-elle en détalant comme une fusée.

– Attends que je t’attrape, toi ! lui lança Cornélia

Pour l’instant, Oupyre ne montrait pas spécialement d’intérêt à Belphégor, le wolpertinger de Io. Cornélia se demandait même si elle l’avait remarqué. Il fallait dire qu’elle portait toujours son masque de jackalope inoffensif, et qu’elle passait tout son temps à essayer de dérider ses congénères à longues oreilles. Elle ne comprenait pas pourquoi leur joie s’en était allée.

J’aimerais être comme toi, Oupyre, songea Cornélia.

Iroël la contemplait, un demi-sourire triste sur les lèvres.

Mais tu es une tzitzimitl. Tu es comme elle. Rien ne pourra jamais te mettre à terre.

Cornélia contempla de nouveau ses mains, songeant aux os blancs cachés à l'intérieur, à la fureur qui rendait parfois sa peau translucide et la nimbait d'étoiles. Elle éprouva l'envie violente de questionner Iroël – Que suis-je en train de devenir ?

Est-ce que je suis encore humaine ?

Et surtout : est-ce que c'est vraiment si important pour moi ? Être humaine ?

Mais elle n'osa pas.

Elle était la seule à pouvoir répondre à cette dernière question, et cette idée l'effrayait.

***

Blanche n’arrivait plus à dormir. Depuis quatre nuits, elle se réveillait sans cesse et fixait l'obscurité pendant des heures, raide comme une planche dans son hamac, confinée dans sa propre sueur gluante.

« Ça viole ça tue ça découpe et ça dépèce… »

Elle aussi avait vu ce que le corps de Mitaine criait sans cesse. Lorsque l’on comprenait la langue sans mots, cela crevait les yeux. À certains moments, très fugaces, elle avait même eu l’impression que les kumiho exprimaient la même chose. Comme si cette sombre litanie se propageait d’une personne à une autre.

Pouet…

Elle aurait presque préféré que Pouet fasse de même. Mais il se murait dans le silence, toutes ses émotions soigneusement enfermées à l’intérieur. Seul un mot, parfois, fusait hors de lui. Vif comme une flamme.

Vengeance !

C’était comme si le convoi tout entier s’était changé en poudrière. Il semblait prêt à exploser, et elle ne pouvait rien faire, strictement rien, pour arranger ça. L’impuissance la rongeait jusqu’aux os, la tenait éveillée la nuit. Seuls Iroël et Cornélia, en s’occupant des petits cinq fois par jour, parvenaient à apaiser les choses. Même Pouet, qui montait la garde près des petits comme un Cerbère enragé, avait fini par les laisser approcher. Il reconnaissait leur aide ; il voyait bien que les petits ne mangeaient plus tout seuls. Cornélia et Iroël travaillaient dur pour maintenir le dernier lien qui subsistait encore entre les humains et les nivées. Aaron aussi, à sa façon. Il ne comptait plus ses heures et passait jour et nuit à rôder parmi les boyards et des nivées, engueulant les uns et les autres pour garder leur agressivité sous contrôle.

Comme s’il avait déjà compté ses heures !

Mais Blanche, elle ne servait à rien. Rien du tout ! Elle était trop sensible pour réussir à gaver les petits sans se mettre à pleurer, et contrairement à Aaron, elle ne faisait peur à personne, elle n’avait aucune autorité.

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